Qui a déjà tenté de décrire ou d’enseigner le genre s’est rapidement confronté.e à la multiplicité de ses formes linguistiques. Aussi, pour bien se faire comprendre, une grande quantité d’exemples est nécessaire. Vous l’avouerez volontiers si vous avez déjà pratiqué l’exercice, trouver des exemples est un amusement savoureux1, qui, par-delà la justesse technique, nous entraine sur les pentes de nos imaginaires ― imaginaires de linguistes peut-être davantage qu’imaginaires linguistiques ― rappelant ce jeu qui consiste à répéter un incalculable nombre de fois un mot jusqu’à le vider de son sens et ne garder en bouche que sa matière phonique pour la remâcher dans un plaisir infini.
Mais dans le jeu de la répétition, comme dans la chasse aux exemples, ce sont en premier lieu les champs de mots qui nous sont disponibles qui se présentent à nous. Une formation en linguistique, la dissection du signe, nous a appris à regarder ces mots de façon dépassionnée, sur la table opératoire de la morphosyntaxe. Pourtant, malgré le regard froid qu’exige la chirurgie linguistique, les sonorités qui nous amusent, les mots qui nous surprennent, les hapax et autres jouissances sonores et graphiques, reviennent nous hanter au moment de choisir l’exemple. Aux côtés de l’acuité linguistique, de cette tentative d’isoler le signe pour le donner en pâture à l’illustration, nos univers, nos imaginaires débordent toujours un peu et viennent colorer nos textes. Ce sont ces imaginaires de l’exemple que je voudrais mettre au travail dans cette chronique en deux volets, l’un consacré aux grammaires traditionnelles, l’autre aux travaux de linguistique féministe.
Pour ce premier volet, je me concentrerai donc sur les exemples que l’on trouve dans les grammaires traditionnelles. Ils offrent un paysage souvent un peu rude du genre, avec lequel on me permettra de jouer un peu, à la façon de l’Oulipo, pour faire apparaitre l’imaginaire du genre, et au-delà, qui traverse les grammaires. Bien sûr, cela reste un exercice ludique, et on serait parfois bien en peine de trouver des contre-exemples, mais visitons tout de même ces galeries de personnages saugrenus que font s’animer les grammaires lorsqu’il s’agit du genre.
Il y a tout d’abord les exemples du procureur : ceux qui accusent, par leur misogynie crasse, ou leur défiance à l’égard du genre. On relèvera dans cette catégorie la Grammaire méthodique du français, qui non seulement déçoit par son manque de poésie, mais surtout qu’on ne pouvait manquer de citer dans ce numéro sur les antiféminismes, avec son premier exemple :
hommes libertins, femmes vertueuses
Plus subtile, La grammaire d’aujourd’hui ouvre sa section « genre » par :
De ces études sur le genre, aucune n’est intéressante
On ose espérer (et c’est d’ailleurs le plus probable) qu’en 1986, au moment de la publication de la grammaire, les études ainsi accusées ne puissent être que pure linguistique et sphères célestes, les études sur le genre étant probablement encore de lointaines études sur les rapports sociaux de sexe, ou des gender studies.
On trouve un peu plus loin, dans la même grammaire, une section sur l’inconstance de « l’homologie entre les deux classifications du sexe et du genre », illustrée par la fatidique liste de laideron, souillon, tendron, louchon, bas-bleu que ne manque quasiment aucune grammaire, et ses corolaires d’estafette, ordonnance, recrue, sentinelle, vigie. Aux hommes le militaire, aux femmes l’apparence physique. Puis, poursuivant la liste, à côté des insultes de type canaille, gouape, fripouille, apparaissent folle, tante et tapette. Certes, ce n’est guère ici la faute des grammaires. Sauf qu’en y regardant de plus près, les recrues un peu canailles n’ont aujourd’hui aucun mal à désigner des femmes, tandis que le laideron désignera difficilement un homme et une tapette difficilement une femme… Peut-être bien qu’il ne s’agit pas vraiment ici des mêmes phénomènes. Malheureusement, la Grammaire d’aujourd’hui range tout cela ensemble, se justifiant tout de même que ces derniers sont là « pour des raisons sexuelles évidentes ».
Plus récemment, le grammairien Jacques Poitou, qui consacre une longue page de son site à la « Féminisation, “écriture inclusive”, etc. » (2018), relativement bien documentée grammaticalement par ailleurs, relève dans ses préliminaires l’étymologie de féminin (reprise à Alain Rey) :
féminin < latin femininus < femina = femme < indo-européen *dhē- = sucer, têter : la femme est donc celle qui allaite, qui est sucée ; de la même famille relèvent felix (heureux), fellare (sucer), fecundus (fécond), etc.
Ma grande confiance en Alain Rey compensera mes absentes connaissances du latin et de l’indo-européen, mais mes modestes connaissances dans ces (inintéressantes) études de genre me permettent de me questionner sur l’efficacité pédagogique — pour expliquer l’écriture inclusive — d’un rapprochement entre la femme et l’action de sucer…
On me dira que j’extrapole, et pourtant n’est-il pas tout aussi incongru de retrouver, sur cette même page, dans la section consacrée à la « formation de termes représentant des personnes de sexe féminin », une improbable sous-partie « personne, on, con », illustrée par un extrait de la chanson de Brassens Le Temps ne fait rien à l’affaire, hymne anti-âgiste fataliste, scandant « quand on est con, on est con » ? Brassens, qui n’est pourtant pas en reste quand il s’agit de grivoiser, ne parle pas ici pour une fois de sexe féminin, et aurait sûrement été bien en peine d’écriture-inclusiver ses jeunes blancs-becs [qui] prennent les vieux mecs pour des cons… Le corps et le sexe féminins semblent donc bien nécessaires pour illustrer l’écriture inclusive, qui bientôt fournira peut-être des points médians sous forme d’émoticônes…
Mais laissons de côté ces exemples un peu vulgaires et très misogynes, pour nous intéresser aux exemples de la société civile. J’entends par là, les exemples du type :
une femme enfant, une grande fille très bien, une jupe marron, etc.
(La Grammaire d’Aujourd’hui, formation des adjectifs)
Pouvez-vous vous empêcher désormais d’imaginer cette grande femme enfant, pleine de retenue et de convenance, dans sa jupe marron (en laine, pour ma part) ?
Continuons avec la « liste des marques de l’opposition des genres des noms pour la classe des animés ». Si la liste des oppositions de deux noms différents (type fille/garçon) est une liste relativement restreinte, celle illustrant l’opposition de deux noms sur le modèle de l’opposition des genres de l’adjectif nous donne un peu plus la saveur de l’imaginaire grammairien :
Bourgeois, bourgeoise
Epoux, épouse
Marchand, marchande
Marquis, marquise
Berger, bergère,
Boulanger, boulangère
Sultan, sultane,
Paysan, paysanne
Voisin, voisine
Juif, juive
Veuf, veuve
Immédiatement s’offrent à nous des images de pastorales, où le paysan veuf, après sa rude journée, rentre retrouver sa bergère juive, peut-être épouse de sultan, au grand dam des voisins et voisines scandalisé.es, alors que dans les palais, marquis et marquises s’encanaillent sur de coquins menuets et que les marchands et leur bourgeoise, probablement tisserand.es, pourquoi pas, reviennent en charrette du marché du bourg.
Mais voyons voir ce qui se passe en présence d’un suffixe pour le nom féminin :
Héros, heroine
Speaker, speakerine
Tzar, tzarine
(voir aussi quelques prénoms : Jacques, Jacqueline, Michel, Micheline)
Bien sûr ! Micheline, épouse de Jacques, la speakerine de l’ORTF, a héroïquement bravé le froid moscovite pour interviewer la tzarine héritière.
Passons au –esse pour qu’une magie toute cléricale nous enveloppe : la traitresse chanoinesse enviait terriblement son hôtesse, l’abbesse négresse, qui, poétesse à ses heures perdues, enchantait tout le monastère des ogresses, accompagnée de sa lyre.
Un saut dans le temps accompagne la section dédiée aux oppositions de la forme masculine et de la forme féminine du même suffixe. Laissons donc de côté les rarissimes enchanteresses et autres demanderesses, pour plonger dans les années 1990, où sur fond d’attaché-case et d’images d’avion en contre-plongée, nous sommes étourdies par des ingénieures administratrices qui, inquiètes de la visite de l’inspectrice, ancienne exportatrice de puces électroniques, se sont reconverties en conservatrices et promotrices d’art.
Et chez Grevisse ? La section du genre du nom (2009) nous donne en tout premier lieu les « noms d’êtres animés [qui] sont, en général, du genre masculin quand ils désignent des hommes ou des animaux mâles [et] du genre féminin quand ils désignent des femmes ou des animaux femelles. » Passons sur le fait que c’est relativement faux concernant les animaux (mais le Grevisse n’est-il pas le spécialiste de l’exception ? Quelques assertions généralisantes sont bien nécessaires pour réaffirmer la force de l’exception si française…) pour voir cette affirmation illustrée par :
Le père, un cerf (mais diable, pourquoi un cerf ?! Que ne ferait-on pas pour la rime ?)
La mère, une brebis (est-ce la peine de s’exclamer…)2
Mais il est encore plus savoureux de prendre tous ensemble les exemples de cette section sur les cas particuliers (pas toujours si particuliers que ça, je le répète) :
Ami, amie, ours, ourse, têtu, têtue, aïeul, aïeule, marchand, marchande, parent, parente, intellectuel, intellectuelle, Gabriel, Gabrielle, chameau, chamelle, gardien, gardienne, baron, baronne, Lapon, Letton, Nippon, Simon, Lapone (ou Laponne, l’usage hésite), Lettone, Nippone et Simone ou Simonne
Orphelin, orpheline, châtelain, châtelaine, gitan, gitane, Jean, Jeanne, paysan, paysanne, cadet, cadette, coquet, coquette, préfet, préfète, avocat, avocate, idiot, idiote, chat, chatte, linot, linotte, sot, sotte, berger, bergère, bourgeois, bourgeoise, époux, épouse, ambitieux, ambitieuse, andalou, andalouse, métis, vieux, roux, métisse, vieille, rousse, captif, captive, juif, juive, veuf, veuve3, Frédéric, Frédérique, Turc, Turque4
Pour rester à la mesure de la chronique, je ne devrais pas me lancer ici dans le récit baroque et oulipien que contient en filigrane cette liste, et me contenter de laisser lectrice et lecteur l’imaginer, mais je ne tiens pas : la baronne nipponne Gabrielle et sa cadette rousse, la très intellectuelle Simon(n)e, toutes deux orphelines d’une châtelaine qui fut préfète, menaient une vie d’épouses bourgeoises modèles. Leur gardienne Frédérique, une bergère métisse lettone et gitane plutôt têtue et coquette, bien qu’un peu sotte, qui tous les soirs, rentrait le troupeau de chamelles andalouses captives du château était une ambitieuse qui rêvait de devenir avocate. Certes, avec Grevisse on quitte un peu la pastorale, mais quel drôle d’univers…
Je passe sur les –esse (où l’on gagne, par rapport à la Grammaire d’aujourd’hui, ivrognesse et druidesse entre autres), pour relever la surprenante illustration de la phrase suivante : « Certains noms de personnes, terminés pour la plupart en –e, ont la même forme pour les deux genres », illustrée par :
Un bel enfant, une charmante enfant
Ici, je ne sais plus si ce sont ces anachroniques charmantes enfants droit sorties des images obtenues par 10 bons points qui me font frémir, ou bien la contradiction flagrante entre la règle et l’exemple. Mais ce serait là le sujet d’une autre chronique.
Revenons à nos moutons (et nos brebis, mais aussi nos chèvres, vous allez voir), pour certes ne rien apprendre sur le genre, mais apprécier ― for the sake of rhythm ― l’enchainement que je vous livre tel quel :
Une chèvre angora. Elle est demeurée capot.
Une toilette chic. De la musique pop. Une chanteuse de rock.
Une sculpture rococo. Une vareuse kaki. Elle est un peu snob.
Vraiment : une chèvre angora demeurée capot, dans sa toilette chic, dansait sur la musique pop d’une chanteuse de rock. Mais ce n’était qu’une sculpture rococo, habillée d’une vareuse kaki, qui lui donnait un air un peu snob ! Qui eût cru qu’une écriture générique si exemplaire puisse générer tant de surréalisme délicieux ?5
Il y a toujours une poésie dans les exemples linguistiques (que savoure l’auteur de Poésie du gérondif, d’ailleurs), et leur circulation nous imprègne. Ils deviennent des supports ou des repoussoirs, tout un petit arsenal d’empirie.