En matière de genre(s), il n’est pas toujours simple de s’y retrouver : non seulement le mot genre est très polysémique (et s’utilise tantôt comme un terme technique, tantôt non, comme la plupart des mots en général…), mais il se rapporte aussi à des domaines variés : la grammaire, l’identité personnelle ou sexuelle, etc.
Prenons les cas les plus fréquents qui touchent le domaine de cette chronique.
Le genre grammatical est une information qui est inhérente aux noms et qui se retrouve, au niveau de la langue, dans les relations de congruence entre les noms et d’autres mots susceptibles de varier en termes de genre : notamment les déterminants, pronoms, adjectifs et participes. Pour ce qui est des êtres animés sexués, c’est-à-dire certains animaux et les humains, on constate souvent une congruence entre formes grammaticalement féminines ou masculines et l’identification genrée du référent, le sexe (déterminé par autrui) ou l’identité de genre (de l’individu même). Ceci nous amène à la deuxième acception importante : le genre est ainsi une manière de s’identifier à une catégorisation – qui traditionnellement se divise en deux valeurs : féminine et masculine.
(D’autres acceptions de genre, comme les genres musicaux, les genres textuels, etc. ne nous intéressent pas, ici – mais elles ajoutent tout de même de la complexité au terme genre.)
Aujourd’hui, on va parler des personnes qui ne se retrouvent pas dans l’une des catégories préétablies, qu’il s’agisse d’une identité genrée (assignée à la naissance) ou plus généralement d’une des deux valeurs d’une binarité, qu’il se traduise par des traits physiques, des comportements sociaux ou… la bicatégorisation du langage.
Dans notre société, on assigne un sexe aux êtres humains à leur naissance. Pour une majorité des gens, cette assignation ne semble pas poser problème, car il y a une identification avec la catégorisation en filles/garçons : le jugement externe concorde apparemment avec le sentiment interne de la personne même. (Mes collègues qui ont relu une première version de la chronique m’ont fait remarquer que cette identification est peut-être souvent liée au fait qu’elle n’est pas faite de manière consciente, voire sujette à la pression hétéronormative et patriarcale. Elles n’ont pas tort ― mais qui peut savoir dans quelle mesure ce type d’identification varierait, dans un monde sans contraintes ?)
Pour un certain pourcentage de personnes (dont le taux est soumis à discussion), les choses s’avèrent plus complexes : d’une part, l’assignation d’un sexe peut s’avérer difficile, car les critères que l’on utilise en général pour déterminer un sexe (l’apparence des organes génitaux, voire les chromosomes, les taux d’hormones) ne donnent pas toujours un résultat très clair. Dans ce cas, on parle en général d’intersexuation, qui peut être vécue très difficilement par les personnes entourant l’enfant, car la pression sociale et médicale ― notamment, à la naissance ― d’être soit mâle soit femelle est très grande.
D’autre part, l’identité de genre d’une personne, qui se construit au fil du temps et des expériences vécues par l’enfant, puis l’adolescent·e et l’adulte, peut varier à travers le temps ― et s’avérer notamment en contradiction avec une assignation effectuée à la naissance : dans ce cas, on parle de différents types de transidentités , ou de personnes trans*.
(Évidemment, il peut y avoir intersection entre transidentité et intersexuation ― comme avec bien d’autres traits et expériences.)
Comment tout cela se traduit-il au niveau du langage ? Ce n’est pas une affaire triviale, car les mêmes formes langagières servent non seulement à parler (ou à faire référence à) des personnes ayant des identités de genre plus ou moins marquées, plus ou moins attachées à un système binaire de genres ― ou s’en détachant ―, mais il sert aussi à parler de groupes de personnes plus ou moins hétérogènes (p. ex. mes voisins ― ou voisin·e·s, voisinEs, etc.) ou de personnes non déterminées (p. ex. Si tes douleurs de dents persistent, il faut aller chez le dentiste!). Traditionnellement, on trouve surtout des formes masculines (à valeur générique) dans ces contextes, mais cette primauté du genre masculin (qui « l’emporte », selon la formule bien connue…) a été remise en question, ces derniers temps (selon le pays et la sensibilité personnelle, cette critique remonte à quelques décennies ― ou à quelques mois).
La grammaire traditionnelle connait une dichotomie de genres (féminin et masculin) qui se traduit tantôt par des formes distinctes (toutes/tous, grande/grand, femme/homme), tantôt par des formes épicènes, donc formellement indistinctes (plusieurs, considérable, élève). Dans un langage inclusif (ou : épicène, non sexiste), on peut privilégier ce type de formes épicènes : qui ne préfère pas les jeunes bibliothécaires agiles aux vieux prêteurs de livres maladroits ?…
Certaines propositions visent à en créer davantage, plus ou moins régulières ou ludiques (cf. p. ex. Larivière 2000) :
professoraires ou professoristes ; professionnèles
Localement, on peut donc faire disparaitre la différence entre formes féminine et masculine au profit d’un seul mot épicène. Mais que faire avec les pronoms, les participes passés, les termes de parenté, où la bicatégorisation est particulièrement prégnante ? Quelles formes utiliser s’il ne s’agit pas d’un lui ou d’une elle ― ou si la personne en question ne veut ou ne peut pas se déterminer ?
Dans ces cas-là, les outils traditionnels de la langue ne sont guère utiles, mais plusieurs solutions de substitution ont été suggérées récemment, par exemple1 :
chômeureuses, keufFEs (Abbou 2011 : 19)
iel(s), yel(s), celleux, toustes (cf. Greco 2013 : 5)
lecteurice, copaine, frœur (Lessard & Zaccour 2017 : 53)
al(s) (< elle/il), çauz (< celles/ceux) (Alpheratz 2018, à paraitre)
Selon le positionnement individuel de l’auteur·e, ces formes complémentent d’autres stratégies de rédaction non sexiste (ou inclusive) ― ou s’intègrent dans un projet de dégenrisation complète de la langue.
Si l’on se tourne vers d’autres langues, on peut constater que d’autres types de procédés formels de débinarisation ont été développés, p. ex. en allemand l’utilisation de symboles tels que le tiret bas _ ou l’astérisque * (S_he 2003, Baumgartinger 2008) ― ou le choix de terminaisons comme -x ou -ecs2 ; les deux symbolisant un espace qui s’ouvre (ou se réserve) à toute personne qui peut se situer entre les deux extrémités d’un choix binaire ― ou s’y substituer complètement (cf. p. ex. AG Feministisch Sprachhandeln der Humboldt-Universität zu Berlin 2015) :
Student_innen (étudiant_es)
Student*innen (étudiant*es)
Studierx, Studierecs (étudiantx, étudiantecs)
Afin d’augmenter le potentiel irritant de ces procédés pour le lectorat ― d’ailleurs un effet qui, au lieu d’être évité, est plutôt recherché activement, par certains groupes engagés ―, on peut voir que le tiret bas statique devient dynamique3 et se trouve ailleurs qu’à la jointure morphologique entre la base et le suffixe, p. ex. :
Stu_dentinnen, Stud_entinnen, Studentin_nen
Ainsi, ce signe n’appuie plus forcément la formation du mot, mais il peut se trouver, en principe, à n’importe quel endroit du mot, puisque son but n’est plus simplement de séparer les terminaisons féminines et masculines. Ainsi, ces formes ont une charge symbolique forte ― mais elles sont d’ailleurs aussi fortement critiquées, entre autres par certaines féministes comme Luise F. Pusch, qui trouvent qu’elles détachent trop les désinences féminines de la base des désignations, ce qui serait contraire à ce pour quoi elles se sont battues depuis une quarantaine d’années. Dans une chronique du 4 mai 2014, elle écrit4 :
Ob Abtrennung durch Klammern, Schrägstrich, Bindestrich, Unterstrich oder Genderstern – Lehrer(in), Lehrer/in, Lehrer-in, Lehrer_in, Lehrer*in – für Frauen wird durch diese Mannipulationen nichts erreicht: Uns vermitteln diese Schreibweisen, eine wie die andere, die Botschaft: Die Frau ist zweite Wahl. Dem Normalgeschlecht gebührt der Wortstamm, dem abweichenden Geschlecht die abgeleitete Form. Je weiter dabei das äußere Kennzeichen des Abgeleitetseins, die feminine Endung, vom Wortstamm entfernt wird durch Zwischenschaltung weiterer, wenn auch gutgemeinter, Elemente - umso mehr wird der Status der weiblichen Zweitrangigkeit betont.
« Que ce soit une séparation par des parenthèses, des barres obliques, un trait d’union, un tiret bas ou l’astérisque genré – Lehrer(in), Lehrer/in, Lehrer-in, Lehrer_in, Lehrer*in – rien n’est obtenu par cette mannipulation5 pour les femmes : ces graphies, l’une comme l’autre, nous véhiculent le message : la femme relève du deuxième choix. La racine du mot incombe au genre normal, la forme dérivée au genre déviant. Plus la marque extérieure de la dérivation, la désinence féminine, est séparée de la racine, par l’intercalation d’autres éléments, aussi bien intentionnés soient-ils ― plus on accentue le statut de la secondarité féminine. »
Quant à la formulation concernant les personnes trans*, je ne vois pas de différence fondamentale par rapport à une personne cis* (c’est-à-dire dont le genre ressenti est en accord avec son sexe de naissance). Si un individu trans* revendique une identité genrée, il me semble qu’il va de soi que nous allons parler avec (ou d’)une femme trans* comme n’importe quelle femme ― et un homme trans* sera un homme comme un autre.
Et si ce n’est pas clair: s’il s’agit d’une personne qui ne veut ou ne peut pas s’identifier comme une femme ou comme un homme ― ou si j’ai un doute ? Le meilleur moyen sera probablement de lui poser la question: quel est votre pronom ? Si ce n’est pas un « il » ou un « elle », la personne saura certainement le mieux quel pronom (et quelles formes genrées) conviennent le mieux. Si elle se situe au-delà de la binarité, il y a des pronoms qui permettent de contourner bon nombre de problèmes.
Tant mieux si ces formes se prêtent aussi à la référence générique, par exemple pour parler des lecteur*ices, c’est-à-dire cell_eux qui liront ce texte !