Les genres récrits n° 3

Au-delà de la binarité : le trouble entre les genres

Beyond Binarity: The Trouble Between Genders

Daniel Elmiger

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Daniel Elmiger, « Les genres récrits n° 3 », GLAD! [En ligne], 04 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 13 juillet 2020. URL : https://www.revue-glad.org/961

Que désigne le mot « genre », dans le langage ? Il s’utilise, entre autres, pour désigner des genres grammaticaux et pour des identités de genre. Que faire lorsque cette identité ne correspond pas à un choix binaire (de type « femme » ou « homme ») ou lorsqu’une personne entreprend une transition ? Comment cela se traduit-il au niveau du langage ? Dans cette chronique, différents procédés sont présentés et discutés.

What does the word “gender" mean, in language? It is used, among other things, to designate grammatical genders as well as gender identities. What can we do when such an identity does not correspond to a binary choice (such as “woman” or “man”) or when a person undertakes a transition? How does this translate in terms of language? In this column, different processes are presented and discussed.

En matière de genre(s), il n’est pas toujours simple de s’y retrouver : non seulement le mot genre est très polysémique (et s’utilise tantôt comme un terme technique, tantôt non, comme la plupart des mots en général…), mais il se rapporte aussi à des domaines variés : la grammaire, l’identité personnelle ou sexuelle, etc.

Prenons les cas les plus fréquents qui touchent le domaine de cette chronique.

Le genre grammatical est une information qui est inhérente aux noms et qui se retrouve, au niveau de la langue, dans les relations de congruence entre les noms et d’autres mots susceptibles de varier en termes de genre : notamment les déterminants, pronoms, adjectifs et participes. Pour ce qui est des êtres animés sexués, c’est-à-dire certains animaux et les humains, on constate souvent une congruence entre formes grammaticalement féminines ou masculines et l’identification genrée du référent, le sexe (déterminé par autrui) ou l’identité de genre (de l’individu même). Ceci nous amène à la deuxième acception importante : le genre est ainsi une manière de s’identifier à une catégorisation – qui traditionnellement se divise en deux valeurs : féminine et masculine.

(D’autres acceptions de genre, comme les genres musicaux, les genres textuels, etc. ne nous intéressent pas, ici – mais elles ajoutent tout de même de la complexité au terme genre.)

Aujourd’hui, on va parler des personnes qui ne se retrouvent pas dans l’une des catégories préétablies, qu’il s’agisse d’une identité genrée (assignée à la naissance) ou plus généralement d’une des deux valeurs d’une binarité, qu’il se traduise par des traits physiques, des comportements sociaux ou… la bicatégorisation du langage.

Dans notre société, on assigne un sexe aux êtres humains à leur naissance. Pour une majorité des gens, cette assignation ne semble pas poser problème, car il y a une identification avec la catégorisation en filles/garçons : le jugement externe concorde apparemment avec le sentiment interne de la personne même. (Mes collègues qui ont relu une première version de la chronique m’ont fait remarquer que cette identification est peut-être souvent liée au fait qu’elle n’est pas faite de manière consciente, voire sujette à la pression hétéronormative et patriarcale. Elles n’ont pas tort mais qui peut savoir dans quelle mesure ce type d’identification varierait, dans un monde sans contraintes ?)

Pour un certain pourcentage de personnes (dont le taux est soumis à discussion), les choses s’avèrent plus complexes : d’une part, l’assignation d’un sexe peut s’avérer difficile, car les critères que l’on utilise en général pour déterminer un sexe (l’apparence des organes génitaux, voire les chromosomes, les taux d’hormones) ne donnent pas toujours un résultat très clair. Dans ce cas, on parle en général d’intersexuation, qui peut être vécue très difficilement par les personnes entourant l’enfant, car la pression sociale et médicale notamment, à la naissance d’être soit mâle soit femelle est très grande.

D’autre part, l’identité de genre d’une personne, qui se construit au fil du temps et des expériences vécues par l’enfant, puis l’adolescent·e et l’adulte, peut varier à travers le temps et s’avérer notamment en contradiction avec une assignation effectuée à la naissance : dans ce cas, on parle de différents types de transidentités , ou de personnes trans*.

(Évidemment, il peut y avoir intersection entre transidentité et intersexuation comme avec bien d’autres traits et expériences.)

Comment tout cela se traduit-il au niveau du langage ? Ce n’est pas une affaire triviale, car les mêmes formes langagières servent non seulement à parler (ou à faire référence à) des personnes ayant des identités de genre plus ou moins marquées, plus ou moins attachées à un système binaire de genres ou s’en détachant , mais il sert aussi à parler de groupes de personnes plus ou moins hétérogènes (p. ex. mes voisins ou voisin·e·s, voisinEs, etc.) ou de personnes non déterminées (p. ex. Si tes douleurs de dents persistent, il faut aller chez le dentiste!). Traditionnellement, on trouve surtout des formes masculines (à valeur générique) dans ces contextes, mais cette primauté du genre masculin (qui « l’emporte », selon la formule bien connue…) a été remise en question, ces derniers temps (selon le pays et la sensibilité personnelle, cette critique remonte à quelques décennies ou à quelques mois).

La grammaire traditionnelle connait une dichotomie de genres (féminin et masculin) qui se traduit tantôt par des formes distinctes (toutes/tous, grande/grand, femme/homme), tantôt par des formes épicènes, donc formellement indistinctes (plusieurs, considérable, élève). Dans un langage inclusif (ou : épicène, non sexiste), on peut privilégier ce type de formes épicènes : qui ne préfère pas les jeunes bibliothécaires agiles aux vieux prêteurs de livres maladroits ?…

Certaines propositions visent à en créer davantage, plus ou moins régulières ou ludiques (cf. p. ex. Larivière 2000) :

professoraires ou professoristes ; professionnèles

Localement, on peut donc faire disparaitre la différence entre formes féminine et masculine au profit d’un seul mot épicène. Mais que faire avec les pronoms, les participes passés, les termes de parenté, où la bicatégorisation est particulièrement prégnante ? Quelles formes utiliser s’il ne s’agit pas d’un lui ou d’une elle ou si la personne en question ne veut ou ne peut pas se déterminer ?

Dans ces cas-là, les outils traditionnels de la langue ne sont guère utiles, mais plusieurs solutions de substitution ont été suggérées récemment, par exemple1 :

chômeureuses, keufFEs (Abbou 2011 : 19)
iel(s), yel(s), celleux, toustes (cf. Greco 2013 : 5)
lecteurice, copaine, frœur (Lessard & Zaccour 2017 : 53)
al(s) (< elle/il), çauz (< celles/ceux) (Alpheratz 2018, à paraitre)

Selon le positionnement individuel de l’auteur·e, ces formes complémentent d’autres stratégies de rédaction non sexiste (ou inclusive) ou s’intègrent dans un projet de dégenrisation complète de la langue.

Si l’on se tourne vers d’autres langues, on peut constater que d’autres types de procédés formels de débinarisation ont été développés, p. ex. en allemand l’utilisation de symboles tels que le tiret bas _ ou l’astérisque * (S_he 2003, Baumgartinger 2008) ou le choix de terminaisons comme -x ou -ecs2 ; les deux symbolisant un espace qui s’ouvre (ou se réserve) à toute personne qui peut se situer entre les deux extrémités d’un choix binaire ou s’y substituer complètement (cf. p. ex. AG Feministisch Sprachhandeln der Humboldt-Universität zu Berlin 2015) :

Student_innen (étudiant_es)
Student*innen (étudiant*es)
Studierx, Studierecs (étudiantx, étudiantecs)

Afin d’augmenter le potentiel irritant de ces procédés pour le lectorat d’ailleurs un effet qui, au lieu d’être évité, est plutôt recherché activement, par certains groupes engagés , on peut voir que le tiret bas statique devient dynamique3 et se trouve ailleurs qu’à la jointure morphologique entre la base et le suffixe, p. ex. :

Stu_dentinnen, Stud_entinnen, Studentin_nen

Ainsi, ce signe n’appuie plus forcément la formation du mot, mais il peut se trouver, en principe, à n’importe quel endroit du mot, puisque son but n’est plus simplement de séparer les terminaisons féminines et masculines. Ainsi, ces formes ont une charge symbolique forte mais elles sont d’ailleurs aussi fortement critiquées, entre autres par certaines féministes comme Luise F. Pusch, qui trouvent qu’elles détachent trop les désinences féminines de la base des désignations, ce qui serait contraire à ce pour quoi elles se sont battues depuis une quarantaine d’années. Dans une chronique du 4 mai 2014, elle écrit4 :

Ob Abtrennung durch Klammern, Schrägstrich, Bindestrich, Unterstrich oder Genderstern – Lehrer(in), Lehrer/in, Lehrer-in, Lehrer_in, Lehrer*in – für Frauen wird durch diese Mannipulationen nichts erreicht: Uns vermitteln diese Schreibweisen, eine wie die andere, die Botschaft: Die Frau ist zweite Wahl. Dem Normalgeschlecht gebührt der Wortstamm, dem abweichenden Geschlecht die abgeleitete Form. Je weiter dabei das äußere Kennzeichen des Abgeleitetseins, die feminine Endung, vom Wortstamm entfernt wird durch Zwischenschaltung weiterer, wenn auch gutgemeinter, Elemente - umso mehr wird der Status der weiblichen Zweitrangigkeit betont.

« Que ce soit une séparation par des parenthèses, des barres obliques, un trait d’union, un tiret bas ou l’astérisque genré – Lehrer(in), Lehrer/in, Lehrer-in, Lehrer_in, Lehrer*in – rien n’est obtenu par cette mannipulation5 pour les femmes : ces graphies, l’une comme l’autre, nous véhiculent le message : la femme relève du deuxième choix. La racine du mot incombe au genre normal, la forme dérivée au genre déviant. Plus la marque extérieure de la dérivation, la désinence féminine, est séparée de la racine, par l’intercalation d’autres éléments, aussi bien intentionnés soient-ils plus on accentue le statut de la secondarité féminine. »

Quant à la formulation concernant les personnes trans*, je ne vois pas de différence fondamentale par rapport à une personne cis* (c’est-à-dire dont le genre ressenti est en accord avec son sexe de naissance). Si un individu trans* revendique une identité genrée, il me semble qu’il va de soi que nous allons parler avec (ou d’)une femme trans* comme n’importe quelle femme et un homme trans* sera un homme comme un autre.

Et si ce n’est pas clair: s’il s’agit d’une personne qui ne veut ou ne peut pas s’identifier comme une femme ou comme un homme ou si j’ai un doute ? Le meilleur moyen sera probablement de lui poser la question: quel est votre pronom ? Si ce n’est pas un « il » ou un « elle », la personne saura certainement le mieux quel pronom (et quelles formes genrées) conviennent le mieux. Si elle se situe au-delà de la binarité, il y a des pronoms qui permettent de contourner bon nombre de problèmes.

Tant mieux si ces formes se prêtent aussi à la référence générique, par exemple pour parler des lecteur*ices, c’est-à-dire cell_eux qui liront ce texte !

1 Cf. aussi notre article qui regroupe plusieurs types de procédés (Elmiger 2017).

2 À part cette dernière forme, pour laquelle une explication se trouve sur le site de Lann Hornscheidt (http://www.lannhornscheidt.com, consulté le 14

3 Il est ainsi appelé dynamischer Unterstrich dans le guide AG Feministisch Sprachhandeln der Humboldt-Universität zu Berlin et se distingue du

4 http://www.fembio.org/biographie.php/frau/comments/sprachliche-diskriminierung-hat-viele-gesichter-welches-ist-das-schlim/

5 En allemand, il a un jeu de mot avec Mann (« être humain masculin ») et Manipulation.

AG Feministisch Sprachhandeln der Humboldt-Universität zu Berlin. 2015. Was tun? Sprachhandeln – aber wie? W_ortungen statt Tatenlosigkeit!. Berlin: Humboldt-Universität zu Berlin (2e éd., 1re éd. 2014).

Alpheratz. 2018, à paraitre. Grammaire du français inclusif. Châteauroux: Éditions Vent Solars.

Baumgartinger, Persson Perry. 2008. « Lieb[schtean] Les[schtean], [schtean] du das gerade liest… Von Emanzipation und Pathologisierung, Ermächtigung und Sprachveränderungen ». liminalis. Zeitschrift für geschlechtliche Emanzipation und Widerstand 2: 24-39.

Elmiger, Daniel. 2015. « Masculin, féminin: et le neutre ? Le statut du genre neutre en français contemporain et les propositions de ‹ neutralisation › de la langue » Implications philosophiques [En ligne], consulté le 19 juin 2018. URL : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/masculin-feminin-et-le-neutre/comment-page-1/.

Elmiger, Daniel. 2017. « Binarité du genre grammatical – binarité des écritures ? » Mots. Les langages du politique 113: 37-52.

Greco, Luca. 2013. « Langage et pratiques ‹transgenres» Langues et cité. Féminin, masculin: la langue et le genre 24: 4-5.

Larivière, Louise. 2000. Comment en finir avec la féminisation linguistique ou Les mots pour LA dire. Paris: Editions 00h00.

Lessard, Michaël & Suzanne Zaccour. 2017. Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte plus!. Saint-Joseph-du-Lac; Paris: M Éditeur; Éditions Syllepse.

S_he. 2003. « Performing the Gap. Queere Gestalten und geschlechtliche Aneignung » arranca! 28.

1 Cf. aussi notre article qui regroupe plusieurs types de procédés (Elmiger 2017).

2 À part cette dernière forme, pour laquelle une explication se trouve sur le site de Lann Hornscheidt (http://www.lannhornscheidt.com, consulté le 14 mars 2018), qui écrit à propos de cette forme (utilisée également comme pronom) : « Ecs steht für Exit Gender, das Verlassen von Zweigeschlechtlichkeit. » (« Ecs signifie Exit Gender, l’abandon de la bicatégorisation du genre. »).

3 Il est ainsi appelé dynamischer Unterstrich dans le guide AG Feministisch Sprachhandeln der Humboldt-Universität zu Berlin et se distingue du Wortstammunterstrich (tiret bas du radical) par le fait qu’il ne marque pas une frontière morphologique (en l’occurrence le radical), mais se place à un endroit quelconque du mot.

4 http://www.fembio.org/biographie.php/frau/comments/sprachliche-diskriminierung-hat-viele-gesichter-welches-ist-das-schlim/

5 En allemand, il a un jeu de mot avec Mann (« être humain masculin ») et Manipulation.

Daniel Elmiger

Université de Genève
Daniel Elmiger est linguiste et travaille à l’Université de Genève. Parmi ses intérêts de recherche figurent divers domaines en lien avec la politique linguistique, notamment l’enseignement des langues et le langage non sexiste dans les discours et les textes administratifs.

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