L’aube des temps modernes est riche d’enseignements pour qui étudie les discours opposant les ennemis des femmes à leurs défenseurs au regard des mutations sociales et politiques de la période. L’état des lieux des premiers textes imprimés sur la question indique en effet que celle-ci est fondatrice en matière de définition des rôles sexués et de moyens mis en œuvre pour inciter les élites à l’adoption des normes produites. Grâce à l’imprimerie, les dernières décennies du xve siècle et le siècle suivant ont été le théâtre d’une production intense de textes visant à « vitupérer » ou à défendre les femmes, qu’il s’agisse de vieux textes compulsivement édités et réédités, traduits et retraduits, ou de textes nouvellement produits. Les imprimeurs ont alimenté la controverse des sexes en publiant toutes les positions présentes. Ils ont fait de quelques œuvres de véritables best-sellers, en ont voué d’autres à l’oubli, et ont réorienté la lecture de certaines dans les imprimés qui les livraient au public.
Les nombreux textes des adversaires de l’égalité des sexes publiés à la Renaissance témoignent du durcissement de l’ordre de genre qui s’est progressivement imposé au détriment des femmes à la fin du Moyen Âge, mais aussi des vives réactions qu’il a suscitées. Pour comprendre cet apparent paradoxe, il sera d’abord utile de revenir sur le contexte de production des discours misogynes et misogames, avant d’aborder leurs modalités de diffusion par les premières presses. Quelques analyses des stratégies rhétoriques mises en œuvre dans les textes les plus diffusés montreront enfin comment l’argumentaire féministe1 a pu s’introduire dans des œuvres les moins pensées pour lui faire de la place, et quelles sont les implications de ces ambiguïtés textuelles.
Origines et explosion de la Querelle des femmes2 (xiiie-xvie siècles)
Montée en puissance de la clergie et dégradation de la situation des femmes
Les études les plus récentes sur les femmes au Moyen Âge ont montré qu’après une période de relative mixité du pouvoir et du corps social dans son ensemble, leur situation s’était progressivement dégradée à partir du xiiie siècle, parallèlement à la progression de l’idéal de la séparation des sphères dans les milieux lettrés (Lett 2013). On sait aujourd’hui que la clergie, groupe social identifié dans la société française dès la fin du xiie siècle, a joué un rôle central dans cette transformation (Viennot 2006 : 206-294). Ces « hommes nouveaux » sortis des universités, venus de toutes les classes sociales excepté la grande noblesse, ont rapidement investi la haute administration, la justice, l’entourage des rois et l’enseignement supérieur. Tous domaines d’où ils ont piloté la création des nouvelles instances de gestion et de centralisation de l’État. Soudés par leurs années de formation, par leurs activités professionnelles et les intérêts qu’ils défendaient, ces clercs l’étaient aussi par la misogynie apprise dans les textes dont ils avaient été nourris (les Pères de l’Église, Aristote), qu’ils avaient pratiquée dans leurs longues années de célibat, et qui justifiait leur monopole dans l’accès aux diplômes et aux professions prestigieuses.
D’où la floraison, dès le xiiie siècle, de discours misogynes virulents, non plus seulement destinés aux moines ou aux prêtres qu’il fallait convaincre de rester célibataires, mais à l’adresse des clercs laïcs de plus en plus nombreux et surtout, à partir du milieu du xive siècle, de plus en plus tentés par le mariage, afin de dénigrer le respect des femmes, qui fondait souvent les stratégies matrimoniales et la vie de couple, mais aussi de participer à la lutte contre la bigamie des clercs3. Il s’agissait aussi de miner l’influence de la culture des nobles, cette « courtoisie » affichant haut et fort le respect dû aux grandes dames4. Le moralisme anti-matrimonial qui s’exprime dans la littérature de la fin du siècle illustre ainsi « l’avènement d’un nouvel ordre de valeurs » (Payen 1977 : 426). Les railleries innombrables qu’on y lit révèlent la dimension politique et militante de cette littérature dont le Roman de la Rose de Jean de Meun est l’exemple le plus célèbre.
Du milieu du xive siècle au milieu du siècle suivant, le développement des villes et de l’État rend possible des carrières entièrement laïques pour les diplômés des universités qui progressent de façon spectaculaire dans leur course aux postes de pouvoir et accèdent au mariage. Les places stratégiques qu’ils investissent — le Parlement, la haute fonction publique, les tribunaux, les universités… — leur donnent les moyens de piloter le recul des droits des femmes dans différents domaines où le droit est opérationnel (famille, marché du travail…). La période est celle de l’explosion de la prostitution féminine (Rossiaud 1986), des débuts de la chasse aux « sorcières » (Le Bras Chopard 2006), tandis que les théologiens reprennent en main le monde monastique féminin (Dalarun 2008) et que la loi salique est inventée pour justifier l’arrivée des Valois sur le trône de France (Viennot 2006 : 347-390). La situation des femmes se dégrade donc considérablement pendant cette période et l’idéal de séparation des sphères commence à s’imposer, ce qui est repéré et dénoncé…
Premières manifestations de la Querelle des femmes
La dégradation de la situation des femmes et les discours qui l’accompagnent provoquent des phénomènes de résistance et des contestations dans le milieu de l’aristocratie, où certaines femmes commencent à se plaindre (comme en témoigne l’ouverture du Livre de Leesce de Jean Le Fèvre de Ressons) et à mettre sur pied des stratégies de riposte, notamment en commandant des textes propres à mettre en valeur les capacités féminines déniées (comme en témoigne le De claris mulieribus de Boccace, produit à la demande d’une proche de Jeanne Ire de Naples).
Une partie de l’œuvre de Christine de Pizan est liée à ce contexte. L’écrivaine déclenche d’abord la querelle du Roman de la Rose (1401-1402) en s’attaquant à la misogynie exprimée par Jean de Meun dans le livre qui jouit alors de la plus grande autorité, comme Christine le rappellera elle-même un peu plus tard, dans La Cité des dames (1404). Dès cette controverse, elle démontre sa compétence de lettrée en forçant le dialogue avec les clercs et en publiant leurs échanges. Puis, reprenant l’ensemble du dossier, elle analyse les raisons de la misogynie de certains hommes et fait l’éloge des femmes célèbres, dont plusieurs de ses contemporaines. Outre la reine Isabeau, qu’elle prend à témoin dans cette joute pour l’honneur des femmes en lui offrant un manuscrit des lettres du débat (Valentini 2014), outre les femmes de la cour et la haute noblesse pour laquelle Christine travaillait, les femmes de l’aristocratie princière allaient longtemps se transmettre ses analyses, puisque la plupart des dirigeantes de la Renaissance possédaient des manuscrits de La Cité des dames (Beaune et Lequain 2000 : 125 et 134 ; L’Estrange 2007 : 173).
La deuxième querelle socio-littéraire de l’époque est déclenchée par La Belle Dame sans mercy d’Alain Chartier en 1424. Le poète dit retranscrire un dialogue entre une femme et un homme, le deuxième faisant une cour stéréotypée et insistante à la première, qui reste inflexible et déconstruit froidement l’argumentaire de celui qui estime qu’elle lui doit récompense. Devant le danger que représente cette voix féminine critique et autonome, plusieurs auteurs traînent l’héroïne de Chartier devant des cours d’amour de plus en plus éloignées du modèle noble et de plus en plus proches des cours de justice familières à la clergie (Hult 2006). Les textes de cette querelle révèlent, comme ceux du débat sur le Roman de la Rose, la violence de la « guerre des sexes » qui caractérise cette période.
D’autres réactions très vives à l’idéologie des clercs sont observées dès le milieu du xve siècle dans les grands centres de pouvoir féminin où une littérature consacrée à la défense des femmes commence à se développer. La cour de Bourgogne, notamment, devient l’un des grands foyers de la Querelle des femmes. Vers 1440-1442, Martin Le Franc fait l’éloge de la duchesse Isabelle de Portugal dans sa dédicace du Champion des Dames au duc Philippe le Bon. Fernand de Lucène traduit pour elle Le Triumphe des dames (v. 1459-60) de Juan Rodriguez de La Camara (av. 1445). Les écrivains et artistes attachés aux cours prestigieuses de plusieurs princesses multiplient les représentations de leur pouvoir et les ripostes aux attaques auxquelles elles continuent à faire face.
La radicalisation des positions
La puissance maritale ne cesse de se renforcer et l’incapacité juridique des femmes mariées s’aggrave de manière sensible au xvie siècle (Gaudemet 1987). Les juristes s’inspirent du droit romain et font du pater familias le souverain absolu dans sa famille à l’instar du roi dans son royaume. Le « complexe État-famille » (Hanley 1995) dit bien l’interpénétration de l’espace politique et de l’espace familial dans cette progression de l’ordre monarchique qui consolide en même temps l’ordre masculin. Contre les pères du Concile de Trente, pour qui le libre consentement est le fondement du mariage, les élites masculines laïques cherchent à protéger leurs patrimoines et leurs lignages pour asseoir leur pouvoir au cœur de l’État (Châtelain 2008). Sous leur influence, les édits royaux se multiplient. Celui de 1556 interdit, sous peine d’exhérédation, les mariages clandestins contractés sans l’autorisation des parents. En 1579, l’ordonnance de Blois les assimile au rapt de séduction, puni de mort ou du bannissement, et étend l’interdiction aux veuves de moins de 25 ans. Les affaires matrimoniales sont reprises par des tribunaux civils beaucoup moins compréhensifs que les tribunaux ecclésiastiques à l’égard des femmes et des enfants.
Dans le même temps, les autorités laïques et religieuses intensifient leur répression de la sorcellerie, considérée comme dangereuse pour les fondements de la société qu’elles cherchent à mettre en place. Entre 1480 et 1700, plus de femmes sont exécutées pour sorcellerie que pour tout autre crime (King 1991 : 146), et le pic de la « chasse aux sorcières » se situe vers 1560 (Wiesner 1993 : 220). C’est une des plus profondes différences de genre de la période. Le Malleus maleficarum (Marteau des sorcières) de Kramer et Sprenger, publié 24 fois entre 1486 et 1598, accuse les femmes d’être charnelles, crédules, curieuses, méchantes, imparfaites… Les arguments des inquisiteurs rejoignent ainsi les thèses aristotéliciennes défendues par les clercs, dont le médecin Rondibilis se fait l’écho dans le Tiers Livre de Rabelais en 15465, et qui leur servent de justification pour persécuter celles qui refusent de rentrer dans le rang.
Mais la codification des rapports femmes-hommes voit encore s’affronter la clergie et la noblesse, chacun des deux camps cherchant d’autant plus à imposer ses idéaux en la matière que « les pratiques de la différence des sexes sont au cœur de l’identité des différents groupes sociaux » (Viennot 2003 : 155 ; Viennot 2013). Pour les clercs, la mixité et le respect des femmes sont la marque de la perversion des nobles, qu’ils accusent de manquer de virilité, et de se complaire aux loisirs comme à la lecture d’ouvrages licencieux et irréalistes — référence à la littérature héroïco-sentimentale alors très en vogue. Les aristocrates considèrent comme une marque de grandeur et d’héroïsme la capacité des hommes à nouer des relations avec de grandes dames et envisagent au contraire le mépris des femmes et la ségrégation des sexes comme la marque des classes inférieures, notamment la clergie qui lui fait de plus en plus d’ombre. On retrouve du reste cette opposition sociale dans les controverses mises en scène à la Renaissance, comme le Blason des faulses amours rédigé par Guillaume Alexis entre 1450 et 1486.
C’est donc le plus souvent avec l’assentiment de leur milieu que, dès la fin du xve siècle, les reines et les grandes dames imposent leur pouvoir à la cour de France. Plusieurs gouvernent ou co-gouvernent d’ailleurs entre la mort de Louis XI (1483) et celle d’Henri III (1589), comme sœurs de roi (Anne de France, Marguerite de Navarre, Marguerite de France), comme mères (Catherine de Médicis, Louise de Savoie), comme maîtresses (Anne de Pisseleu, Diane de Poitiers), et même comme « reines régnantes » (Anne de Bretagne), attestant la volonté (et le besoin) des souverains de s’appuyer sur les femmes de leur entourage. Et la « grand’cour des femmes » chantée par les contemporains participe de la même politique. Souvent grandes mécènes, les plus puissantes animent des cercles ou des cours, ont leurs écrivains attitrés, commandent et se font offrir de nombreux ouvrages (Wilson-Chevalier 2007), dont plusieurs défendent la légitimité des femmes à jouer un rôle dirigeant.
De nombreuses Vies de femmes célèbres sont dédiées aux grandes dames ou commandées par elles, dont les stratégies narratives et/ou illustratives placent leurs dédicataires au rang des illustres (Clavier, 2010). De même, plusieurs auteurs s’inscrivant fermement dans la Querelle des femmes du côté de leurs défenseurs dédicacent et offrent leurs textes aux grandes dirigeantes de la période. C’est le cas des plus engagés comme Jean Marot et Agrippa de Nettesheim : le premier écrit La Vraye disant advocate des dames pour Anne de Bretagne vers 1500, le deuxième la Declamatio de nobilitate et preaecellentia fœminei sexus pour Marguerite d’Autriche vers 1509 – texte dont François Habert dédiera l’adaptation rimée à Anne de Pisseleu en 1541. Ces textes sont partie prenante de la « guerre des idées » menée par les dirigeantes pour affirmer leur légitimité politique, dans un contexte où l’exercice du pouvoir féminin devient paradoxal, quand il n’est pas ouvertement condamné dans les textes popularisant la loi salique.
La légende mise au point pendant la première partie du xve siècle devient en effet une arme de guerre contre ces femmes, dès l’arrivée au pouvoir de la première, puisque le premier livre imprimé à la faire connaître est La loi salique, première loi des Français, publiée en 1488, au temps où Anne de France triomphe de la « guerre folle » (Viennot 2006 : 570-599). L’empêchement français est agité par tous les opposants aux régentes, et il l’est encore en 1593 lorsque les États généraux doivent désigner un nouveau roi. L’arrivée au pouvoir d’Henri IV semble l’entériner, marquant la fin de la période des grandes dirigeantes, mais la contestation reprendra avec le règne de sa veuve.
Cette présence de nombreuses femmes aux avant-postes de la scène publique, l’entrée en lice des plus influentes dans l’opposition à l’ordre masculin, le positionnement de grands humanistes à leurs côtés, mais aussi le nombre croissant d’autrices (Marguerite de Navarre, Hélisenne de Crenne, Pernette du Guillet, Louise Labé, les Dames Des Roches, Marie de Romieu…) et d’éditrices (Jeanne de Marnef, Charlotte Guillard, Antoinette Perronet…) favorisent le développement de la Querelle des femmes. Entre la fin du xve et celle du xvie siècle, ces tensions ne font que se renforcer, chaque camp cherchant à diffuser les argumentaires et les figures qui lui permettent de s’opposer à l’autre. La période des premiers imprimés est donc aussi celle de l’explosion des discours sur ce que devraient être les femmes et les hommes, dans la société rêvée par les partisans de l’égalité entre les sexes et leurs adversaires.
Louanges et vitupération des femmes et du mariage : un filon éditorial6 ?
Présence des discours misogynes dans les premiers imprimés
Entrée dans les mœurs depuis la fin du xive siècle, l’habitude d’attaquer et de défendre les femmes provoque, dès que l’imprimerie est disponible, la mise sur le marché de nombreux textes relevant de cette veine. La féminisation de la vie politique semble avoir assuré, durant plusieurs décennies, la domination du versant féministe de cette production. Les ouvrages misogynes ne le cèdent pourtant en rien. Même s’ils peinent à réunir de grands noms, au-delà de Boccace avec le Corbaccio — traduit par François de Belleforest sous le titre Le Laberinthe d’amour de M. Jean Boccace, autrement Invective contre une mauvaise femme7 (1571 et 1573) —, ils raillent lourdement la production philogyne et diffusent à bas prix les lieux communs de la misogynie.
Constatons d’abord que les discours misogynes se trouvent paradoxalement dans les textes de défense des femmes, qui prennent souvent la forme du débat et rappellent ainsi les arguments de leurs adversaires pour mieux les réfuter. C’est le choix qu’avait fait Martin Le Franc dans son Champion des dames, publié vers 1485 et reimprimé en 1530, en mesurant ledit Champion à d’autres personnages allégoriques, dont plusieurs issus du Roman de la Rose. De nombreux textes suivent le modèle du Champion8. Le Roman de la Rose connaît un grand succès d’imprimerie9 et génère en effet de très nombreuses prises de position, signe que la querelle qu’il avait suscitée se démultiplie avec l’imprimerie10.
Certains auteurs précisent dans leurs titres qu’ils adoptent la forme du débat11. D’autres choisissent — sous une forme ou une autre — de présenter les arguments pour et contre sans noter leur préférence dans leur titre. Tels se présentent Le Débat de l’omme et de la femme de Guillaume Alexis (v. 1490, 7 éd. jusqu’en 1530) ; le célèbre De la bonté et mauvaistié des femmes de Jean de Marconville (1563, 9 éd. jusqu’en 1586) ; et encore La Guerre des masles contre les femelles : representant en trois dialogues les prerogatives & dignitez tant de l’un que de l’autre sexe de Nicolas de Cholières (1588)12. C’est encore le cas des Controverses des sexes Masculin et Femenin de Gratien Du Pont, sieur de Drusac (1534). Toutefois ce titre apparemment neutre cache une misogynie virulente, d’où les critiques violentes qu’il suscite et auxquelles il répond aussitôt, avec une Requeste du Sexe Masculin contre le Sexe Femenin. A cause de ceulx et de celles qui mesdisent de L’auteur du Livre intitulé les Controverses des sexes Masculin et Femenin... Le succès du premier ouvrage, qui connaît au moins neuf éditions jusqu’en 1541, entretient les polémiques, dont témoigne encore l’Anti-Drusac de La Borie en 156413.
Les études réalisées sur cette littérature permettent aussi de repérer nombre de textes qui affichent un titre proféminin par antiphrase14. Ainsi La Louenge des femmes (1551), paraphrase des propos de Rondibilis dans le Tiers Livre de Rabelais, est signée du pseudonyme « André Misogyne » et imputable à un collectif de poètes comprenant Clément Marot, Mellin de Saint-Gelais et Olivier de Magny (Alonso, 2008). Le procédé du titre antiphrastique montre aujourd’hui encore son efficacité. Ce texte est en effet confondu dans (au moins) trois notices du catalogue de la BNF avec La Louange des dames, imprimé vers 1482 et retitré La Louenge et beaute des dames dans les dernières des huit éditions répertoriées, texte qu’elles attribuent à l’auteur comique parisien Jean de l’Espine du Pont-Alais15. Or il s’agit d’un extrait du texte proféminin rédigé vers 1470 par un auteur surnommé « le Dolent Fortuné », qui ne sera imprimé que vers 151616.
Tout un pan de cette littérature prend aussi la forme d’échanges entre habitantes de plusieurs grandes villes, ou de critiques des unes par les autres, occasion de dérouler les lieux communs de la satire misogyne. Les entrées de Louis XII dans plusieurs villes au début de son règne donnent ainsi naissance à de petites œuvres publiées ou republiées vers 1512 par des auteurs qui ventriloquent la parole des femmes17. Certaines de ces plaquettes connaissent plusieurs rééditions jusque dans les années 1550 – d’où peut-être la déclinaison hyperbolique donnée par un auteur anonyme18. Le procédé des propos féminins fictivement transcrits par un homme se retrouve encore dans Les Évangiles des quenouilles où un clerc se présente comme le secrétaire d’une assemblée de fileuses (entre 1479 et 1484, au moins 11 éd. jusqu’en 1530)19.
Contre le mariage, instrument du malheur des hommes
Si les partisans du mariage sont particulièrement actifs dès la fin du xve siècle, la tradition misogame — et misogyne — se maintient néanmoins, quoique nettement moins bien représentée car essentiellement portée par des auteurs décédés depuis des lustres, ou des hommes qui n’inscrivent pas leur nom sur les plaquettes diffusant leurs idées, ou encore qui se contentent de faire rire avec les déboires des mariés.
Le succès des Lamentations de Mathéolus (rédigé en latin à la fin du xiiie siècle), montre à lui seul que le camp des misogames est toujours bien représenté : le texte paraît neuf fois entre vers 1497-98 et le milieu du xvie siècle. Malgré sa célébrité depuis sa traduction à la fin du xive siècle, les éditeurs ont cru nécessaire de lui donner un titre mentionnant explicitement dans la plupart des imprimés la matière traitée et le propos de l’ouvrage :
Le livre de Mathéolus/Qui nous monstre sans varier/ Les biens et aussi les vertus/ Qui viennent pour soy marier/ Et a tous faitz considerer/ Il dit que lomme nest pas saige/ Sy se tourne remarier/ Quant prins a este au passaige.
Il est ensuite diffusé sous forme d’abrégés titrés La (Grand) Malice des femmes dont on trouve au moins cinq éditions au cours du siècle, mais qui sont données sans nom d’auteur.
Beaucoup d’autres sont des textes anonymes diffusés dans des plaquettes de huit feuillets non datées qui donnent la parole à des hommes se plaignant du mariage, à l’image de La Complainte du nouveau marié (v. 1488)20. Certaines sont republiées plusieurs fois. Une plaquette plus tardive, les Ténèbres de mariage (entre 1512 et 1519) atteint sans doute les huit éditions au cours du xvie siècle. Une autre, datant de la seconde moitié du siècle, avertit encore les lecteurs des dangers du mariage21.
À cette veine semble se rattacher la « mise au point » que constitue L’Enfer des mauvaises femmes, publié dans deux éditions du xvie siècle avec le texte qui l’a inspiré, le Purgatoire des mauvais marys à la louenge des honnestes dames & damoiselles (entre 1479 et 1484). Dans le prologue de cette œuvre vraisemblablement issue de la cour de Bourgogne dans les années 1460, l’auteur conspuait les misogynes, le Roman de la Rose et le Livre de Mathéolus, avant d’être guidé par Dame Raison dans le « purgatoire des mauvais maris et de leurs complices » dont il décrivait les tourments. Sa réponse en reprend la structure et renchérit sur son titre, tandis qu’un nouveau prologue met en scène le nouvel auteur, guidé cette fois par dame Vengeance, vers un lieu où les femmes purgent pour leur part des peines éternelles.
Un autre bel accueil est fait aux Quinzes joies du mariage. Ce texte au titre antiphrastique rédigé vers 1400 est conservé dans six incunables, trois éditions du début du xvie siècle (avant 1521), et une édition de 1596 qui prouve que ces moqueries continuaient à trouver des lecteurs à la fin du siècle (Arnould 2009). Le procédé de l’antiphrase est également choisi par Jean d’Ivry (dont le nom ne se déchiffre que dans des acrostiches à l’intérieur du livre) dans Les secretz et loix de mariage composez par le secretaire des dames (v. 1500).
Le recours à des paroles de femmes pour les caricaturer et démontrer ainsi la nocivité du mariage s’affiche enfin dans nombre d’autres textes, comme dans les deux petites œuvres qui, suite à l’ordonnance de 1556 sur la fréquentation des tavernes, caricaturent la volonté des femmes de renverser les rapports de pouvoir entre les sexes22.
Rhétoriques ou failles des discours misogynes ?
L’impératif de la défense des femmes et la dénégation de la misogynie
Aussi grandes que soient les certitudes des auteurs qui défendent la suprématie masculine comme une nécessité, leurs discours sont loin d’être univoques. L’argumentaire philogyne et féministe martelé depuis la fin du xive siècle s’invite jusque dans les textes des plus ardents partisans de l’ordre du genre — qu’il s’agisse d’un traducteur désignant l’auteur qu’il traduit comme allant trop loin, ou d’un auteur déniant les implications idéologiques de son texte.
La trahison du traducteur : le cas Jean Le Fèvre versus Mathéolus
Le fameux Liber de infortunio suo, rédigé en latin entre 1295 et 1301 par Mathieu (ou Mahieu), originaire de Boulogne-sur-Mer, a connu le succès éditorial à travers sa traduction en rimes françaises par Jean Le Fèvre de Ressons entre 1371 et 1380. Il s’agit d’une longue plainte d’un clerc « bigame », exclu des ordres car marié avec une veuve23. Sur quatre livres, il s’étend sur les tourments qu’il a connus en mariage et dit écrire pour éviter aux autres de faire la même erreur que lui. À cet effet, il déverse son ressentiment, faisant des Lamentations de Mathéolus le prototype même du florilège de lieux communs sur la mauvaiseté du sexe féminin.
D’entrée de jeu, l’œuvre s’adresse aux hommes, ou plus exactement aux célibataires, qu’il s’agit de convaincre de ne pas se marier. C’est à leur intention que le traducteur, qui prend la parole en premier, apporte sa caution au texte qu’ils vont lire. Et c’est à eux que s’adressent à sa suite les avertissements de l’auteur sur les malheurs qui proviennent de cet état, et les conseils pour bien vivre hors de lui :
Fay publier par toute France
Que nul, s’il n’a ou corps la rage,
Plus ne se mette en mariage.
Et mesmement [surtout] en bigamie !
Mieulx vaut que chascun ait s’amie
Qu’il se mariast pour plourer. (I, v. 100-10524)
Dans les premières pages toujours, Mathieu le Bigame continue d’interpeler cet auditoire particulier : « Venés, vous, jouvenceaus, venés/ Et de marier vous tenés ! » (v. 231-232). Ce public n’est jamais perdu de vue et la solidarité masculine est revendiquée :
Freres tous d’une confrerie
Et membres de Jhesucrist sommes.
Si est raison entre nous, hommes,
Que l’un doit l’autre conseiller
Et pour son profit traveiller. (I, v. 798-802)
Pourtant le traducteur se dissocie clairement du Bigame. Bien qu’il ait déclaré dans son préambule que les Lamentations lui ont plu, parce qu’il est lui aussi malheureux en mariage, il insère dans sa traduction des excuses relatives au contenu du texte, affirmant par exemple qu’il n’a pas l’intention de médire des femmes :
Excuser me vueil en mes dis
Que des bonnes point ne mesdis
Ne n’ay voulenté de mesdire.
J’ameroye mieulx moy desdire
Qu’estre haï pour fol langage (II, v. 1541-5)
Jean Le Fèvre de Ressons revient plus loin sur les médisances du Bigame. On peut le contester, dit-il, « Quar, s’aucunes femmes sont males,/ Et perverses et ennormales,/ Ne s’en suit pas pour ce, que toutes/ Soient si crueuses et gloutes [cruelles et dévergondées],/ Ne que toutes soyent comprises/ Generalment en leurs reprises [critiques]./ L’oroison est trop mal sartie [le discours est très mal composé],/ Quant on conclut tout pour partie » (II, v. 2593-2600). Pourtant, il concède que l’œuvre qu’il traduit le pousse à blâmer toutes les femmes : « Ceste euvre presente,/ Qui douleur en mon cuer presente,/ Ne veult souffrir que rien exclue [ne me permet de rien exclure],/ Mais commande que je conclue/ Tout oultre [sans restriction], jusques a la borne/Qu’il ne soit nulle femme bonne » (II, v. 2604-2609).
On comprend mieux que Jean Le Fèvre ait entrepris de renier cette œuvre en écrivant son contraire, le Livre de Leesce entre 1380 et 1387, où il retournera tous les arguments du Bigame, non sans expliquer les raisons de sa misogynie : son impuissance. Le texte connut six éditions au xvie siècle. D’abord intitulé Le Resolu en mariage dans les deux éditions qu’on suppose être les premières (v. 1505), il est par la suite doté d’un titre sans doute plus vendeur, Le Rebours de Mathéolus, qui indique le succès du nom sinon de l’œuvre du clerc misogyne. Les ripostes dont les textes violemment misogames sont l’objet semblent donc témoigner, comme celle-ci, de la mobilisation des féministes sur ce terrain et sans doute de la conscience des éditeurs qu’il y a là un filon porteur.
Les dénégations de Drusac dans Les Controverses des sexes Masculin et Femenin
L’existence d’un fort courant de contestation de l’ordre du genre dans la société du xve siècle et du suivant se manifeste aussi par l’attitude défensive d’auteurs soutenant cet ordre, comme le lieutenant général de la maréchaussée à Toulouse : Gratien Du Pont, sieur de Drusac, qui s’applique à rendre son œuvre irréfutable. Les Controverses des sexes Masculin et Femenin sont publiées au moins neuf fois entre 1534 et 1541. Cette somme misogyne en trois livres presque exclusivement rédigés en vers est insérée dans un cadre allégorique qui met en scène Sexe Masculin demandant à l’auteur de prendre sa défense. L’hybridité du texte tient au mélange d’une solide argumentation de type juridique, s’appuyant sur de multiples autorités, avec d’autres traditions littéraires, comme les Vies de femmes illustres (ici décriées pour leurs vices), la poésie d’invective et la poésie satirique médiévale.
Dans sa dédicace à Pierre Du Faur, Drusac cible son lectorat en indiquant que son œuvre peut « se presenter aux yeulx des hommes vertueulx » (1er cahier non chiffré, 425), et les pièces liminaires confirment l’entre-soi masculin de la magistrature toulousaine. Plusieurs fois il affirmera qu’il défend le sexe masculin « Comme ung martire, soubstenant verité » (E4v°) et s’inclura dans le groupe auquel il s’adresse, non sans rappeler la position « naturelle » des hommes vis-à-vis de l’autre sexe : « Chef, desdictes femmes sommes » (F2r°). Pourtant, dans l’« Epistre aulx Lecteurs » où il dit être conscient de la teneur misogyne de son œuvre, il déclare que ce n’est pas pour lui affaire de convictions profondes ni signe d’un engagement personnel dans la Querelle, seulement un prétexte à exercice rhétorique :
Plus pour la Rythme, ce livre commencé
J’ay, et de sorte, (que voyez) advancé
Que pour le sens, ny des femmes mesdire. (3ème cahier non chiffré, 5 v°)
Au seuil de l’ouvrage, les vingt-quatre vers intitulés dans la table « La declaration dudict tiltre, et la Cause pourquoy l’Autheur a composé ce livre, et en quel temps » le présentent également comme un modèle de composition poétique, et Drusac répète plus loin qu’il « servira par une maniere de rethoricque aulx apprantis de tel art » (H3 v°).
Mieux : dans l’« Epistre aulx dames » qui suit celle « aulx Lecteurs », il se présente comme le serviteur de « toutes honnestes femmes, de quelque estat et condition qu’elles soyent ». Ce sont évidemment les autres qu’il critique, et cela ne peut que leur être favorable : « En mesdisant de telle deshonnestes/ C’est hault louer, à vous qui estes honnestes » (3ème cahier non chiffré, 7 v°). Il promet même de dire un jour le contraire de ce qu’il écrit dans ses Controverses — c’est dire s’il ne tient pas au fond du propos, quel qu’il soit :
Car vous promectz, qu’avant qu’il soyt long temps
S’il plaist à Dieu, absouldre je pretendz
Mon argument, en telle mode, et sorte
Que vrayement, ains que du propoz sorte
De mes escriptz, ne serez mal contentes
Loin de s’offusquer, les dames doivent donc admettre qu’« Ung serviteur, meilleur que moy n’avez » (3ème cahier non chiffré, 8).
Drusac reprend à quelques reprises dans son texte la distinction entre les « folles » et les « mauvaises », qui voisine avec des affirmations les mettant toutes dans le même sac. Ainsi voit-on écrit sur un feuillet « Aulcunne femme, n’est bonne par nature » (P4 v°), et sur le suivant : « Et par ainsy, (quant à moy) il me semble/ Qu’il n’est honneste, de frequenter ensemble/ Les bonnes femmes, ny les filles honnestes / Avec ces folles, perdues deshonnestes ». Conscient de la charge de son livre, il nie encore ses intentions misogynes : il ne parle « Que des meschantes, malheureuses infames » (Q6 v°). L’absence quasi complète de propos sur les « bonnes » dans le livre pourrait donc — c’est ce qu’il défend — ne refléter que leur rareté. Cependant, en fin de course, il veut encore montrer que l’exercice de la rime l’intéresse plus que le fond, dans trois ballades à double sens à l’interprétation réversible, selon qu’on lit le texte verticalement ou horizontalement :
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« Par ainsy, glose-t-il, les honnestes femmes ne fault que blasment l’Autheur de la composition de ce livre aulmoins quant au sens ». Réversiblement philogyne et misogyne, son discours ainsi complètement verrouillé devient inattaquable.
On ne peut guère suivre les critiques qui adhèrent à l’éventualité réelle de la « réversibilité du dispositif rhétorique » de Drusac (Marcy 2008 : 121), ni les travaux qui envisagent plus largement les textes de la Querelle comme des « escarmouches intellectuelles » au « caractère conventionnel et ludique » (Lazard, 2001 : 31)26. Ces positions sont contestées depuis les travaux de Joan Kelly, qui soulignait déjà en 1982 les implications idéologiques et politiques de ce flot de discours en étroite relation avec le contexte esquissé plus haut27. Drusac instruit exclusivement à charge le dossier de l’incapacité et de l’infériorité des femmes, et cherche ici à fonder son discours en rejetant toute protestation, conscient qu’il s’y expose. Ainsi, le déni de la vitupération des femmes semble être une posture inévitable, comme si leur dénigrement ne pouvait pas s’affirmer comme tel dans ce contexte de vives controverses, ni assurer le succès d’un livre. Cela expliquerait l’insertion, dans les ouvrages misogynes les plus appréciés, d’une captatio benevolentiae qui affirme à tout le moins que la vitupération ne cible que les femmes vicieuses.
Mises en scène du conflit et traitements distanciés
D’autres auteurs relativisent les impératifs de la suprématie masculine et du renforcement de l’ordre du genre en mettant à distance l’argumentaire masculiniste, qu’ils réduisent le conflit des sexes à une dispute finalement plus drôle qu’autre chose, ou qu’ils montrent qu’on peut dire tout et son contraire.
Une matière à rire : le cas des Évangiles des quenouilles
Les Évangiles des quenouilles sont un texte comique à composante misogyne et obscène, rédigé entre 1466 et 1474 selon l’éditrice du texte28 par un anonyme issu des milieux de la cour de Bourgogne qui s’amuse à ventriloquer le discours féminin29. Pendant six soirées consécutives, six femmes, tournées en ridicule par le narrateur qui dit retranscrire leurs propos, évoquent les croyances et superstitions concernant l’enfantement, les relations sexuelles, conjugales et familiales, la santé, la prospérité du foyer. Chaque veillée est encadrée par un prologue et une transition. Les chapitres qui les composent, conçus en diptyques texte/glose, réunissent environ 230 croyances populaires sous forme d’aphorismes, de présages, de recettes, de prescriptions ou d’interdits.
Le texte a connu un grand succès d’imprimerie : onze éditions en ont été relevées entre 1479 et les environs de 1530. Son titre, comme le complément d’information donné par ses rallonges dans bien des imprimés (« faittes a l’onneur et exaucement des dames »), indique d’emblée son ancrage dans la Querelle des femmes. Dans les premières pages, le scripteur souligne à la fois « la grande noblesse des dames et les grans biens qui d’elles procedent » (77) et les railleries dont elles font l’objet : il écrit « pour obvier a teles injures et teles moqueries mettre a neant, et par contraire exauchier [honorer] les dames » (77-78). La louange cède toutefois vite le pas à la satire. À la fin de ce prologue, Ysengrine du Glay s’élève contre les « libelles diffamatoires et livres contagieux poingnans l’onneur de nostre sexe » (80), mais assure le clerc qu’il sera remercié physiquement « par aucunes d’elles des plus jones et a [s]on chois » (81). Cette satire ne fait ensuite que s’approfondir, à travers la mise en scène des « doctoresses » et à chaque reprise de parole par le clerc, qui dit son mépris pour elles. À la fin du texte, il les regarde fixement pour qu’elles aient « honte de leur affaire qui certes estoit moult desriglé comme d’une bataille faillie et vaincue » (116). Les derniers mots qu’il adresse à son lectorat annulent entièrement la position proféminine adoptée dans le prologue : le texte produit n’est que fadaises :
n’ayez regart a aucune chose qui dedens y soit escripte quant à aucun fruit ou substance de verité, ne d’aucune bonne introduction. Mais prenez le tout estre dit et escript pour demonstrer la fragilité de celles qui ainsi se devisent quant ensemble se treuvent. (117)
Si l’auteur des Évangiles des quenouilles présente d’abord son texte comme celui d’un champion des dames, c’est que la posture est déjà à la mode dans le grand monde où la querelle de la Belle Dame sans mercy se poursuit. De fait, la mise en cause de la domination masculine par les fileuses est particulièrement forte. Les cinq premiers chapitres énoncent et revendiquent les droits des femmes dans leur ménage, face à des maris dépensiers, brutaux, cachottiers, infidèles et qui n’écoutent pas les conseils de leurs épouses — comportements présentés comme des abus de pouvoir. L’attribution aux hommes de qualités qui leur reviendraient par nature est également mise à mal. Une assistante dénonce par exemple la couardise de son mari qui, chevauchant de nuit, « ne sceut onques tirer son espee » (99) mais prit la fuite devant un épouvantail. Perrine Bleu Levre se moque du sien, « si doulz qu’on le eust lyé au droit neu » (107), référence au « nouement d’aiguillette », maléfice alors fort connu qui provoque l’impuissance.
Enfin, l’insistance sur la transmission du savoir entre femmes, la reconnaissance qu’elles se vouent les unes les autres pour ces enseignements ont beau être tournées en ridicule par le contenu desdits savoirs, elles mettent en évidence l’injustice dont souffrent les femmes dans ce domaine. Leur savoir pourrait servir à d’autres et, s’il était révélé, mettre leur sexe en valeur. C’est le sens de leur appel à l’aide d’un clerc. Le banquet présidé par Sibylle des Mares est l’occasion de célébrer les « bonnes et sages doctoresses qui jusques icy nous ont instruit et ammonesté la noble doctrine » et d’émettre l’espoir que « cy après sans aucune doubte serons ameez, priseez et honnoureez et par aventure parvendrons a avoir domination par dessus les hommes » (105). Si le rédacteur du texte fait ainsi dire aux femmes ce dont ses semblables les accusent, accréditant par là même l’accusation, il signale implicitement que les femmes connaissent — comme lui — les liens entre le savoir et la domination.
Il est indéniable que ces « facéties » relèvent de la satire antiféministe et que les enjeux du pouvoir sont identifiés, mais le texte invite donc à la distance. La raillerie — envers les fileuses comme envers le transcripteur lui-même — désamorce en permanence les propos tenus, qu’ils soient grotesques ou sérieux. L’homme qui a accepté de coucher sur le papier les discussions des femmes est aussi ridicule qu’elles. Les remarques désobligeantes dont il ponctue son récit vont dans le même sens : les femmes sont grotesques, bruyantes, futiles, mais il reste attablé à son pupitre. Le texte est en outre truffé d’allusions qui détournent l’attention des lecteurs ou auditeurs, les empêchant de voir le moindre sérieux dans l’ouvrage. La devisante type des Évangiles est une vieille femme laide au goût prononcé pour la bonne chère, le vin ou l’amour. Ysengrine du Glay, par exemple, est remariée avec un jeune et « cinq maris avoir eu sans les acointes de coste [sans compter les amants] » (82). Abonde du Four « avoit estudié a paris par l’espace de sept ans ou [au] colliege de Glatigny dont elle avoit rapporté mainte parfond science » (95) : or la rue de Glatigny était un haut lieu de la prostitution dans l’île de la Cité.
Que le rédacteur des Évangiles ne se moque pas que des femmes est certain. Il le fait néanmoins, et avec d’autant plus d’ardeur que la charge lui permet aussi de se moquer de certains hommes — notamment ceux qui frayent avec les femmes, le temps de quelques soirées ou dans la vie courante. Masquée, la dénonciation est bien réelle, et peut-être rendue possible par le biais de l’ironie et de l’humour, et dans la bouche de femmes situées en dehors de la norme. Les Évangiles sont donc à replacer dans le contexte de la montée en puissance du mariage, dont la critique s’avère ici d’autant plus forte qu’il est vu « de l’intérieur ». En tout état de cause, le texte mine la puissance maritale autant que les prétentions des femmes à l’égalité, en faisant rire de tout cela et douter de l’urgence qu’il y avait à faire régner l’ordre du genre. Les imprimeurs qui ont misé sur la valeur financière potentielle d’un tel ouvrage ne s’y sont pas trompés : cette appropriation de voix féminines a séduit un vaste public.
Une affaire d’opinion : le cas Marconville
Tout en se plaçant sérieusement sur le terrain de la Querelle, nul ne pousse plus loin que le gentilhomme percheron Jean de Marconville la mise à distance des deux argumentaires. Dans De la bonté et mauvaistié des femmes rédigé en 1563, il effectue un important travail de compilation et de recomposition au sein des deux grandes parties antithétiques qu’il fait se suivre, chacune construite sur le modèle des listes de femmes célèbres. La première contient 134 exemples répartis en douze chapitres thématiques, le premier répondant aux misogynes en montrant l’excellence des femmes, certains traitant de figures particulières, d’autres regroupant les femmes par capacités ou vertus reconnues comme spécifiquement « féminines ». La deuxième réunit 111 exemples répartis sur onze chapitres consacrés aux vices dont le sexe féminin était généralement accusé.
Philogyne fervent dans la Bonté des femmes, misogyne confirmé dans la Mauvaistié, Marconville semble avoir cultivé avec le même enthousiasme l’éloge et le blâme. Était-il partisan de la declamatio médiévale qui « emprunte à la dispute son apparence de vérité, mais obéit en réalité aux règles d’un jeu rhétorique (et non dialectique) dans lequel les deux parties sont les deux faces d’un sujet » (Périgot 2005 : 334) ? Marconville tricote-t-il d’un côté ce qu’il détricote de l’autre ? L’œuvre a laissé plus d’un critique perplexe. Pour son dernier éditeur, son dessein est de faire un recueil d’histoires prodigieuses suscitant l’admiration et l’horreur, et cette préoccupation esthétique fait que « la condamnation traditionnelle n’a plus de place, la querelle des femmes devient donc un non-sens » (Carr 2000 : 21) — argument rhétorique bien connu qui permet de contourner la question de son engagement. Pour Jean Vignes, sa conviction est « essentiellement misogyne, mais d’une misogynie qui ne se perçoit pas comme telle » (2001 : 38). Pour Gabriel-André Pérouse, il était « parmi les misogynes les plus décidés. Mais la question est-elle là, et a-t-elle même un sens ? » ajoute-t-il, mettant lui aussi en doute l’engagement de l’auteur dans la Querelle (2000 : 296). Perplexité, donc.
Il faut d’abord savoir que Marconville offre son traité à l’une des trois filles de Jacques Courtin, conseiller du roi, bailli de Perche et seigneur de Cissé. Dans la dédicace datée du 25 décembre 1563, qu’on retrouve dans la plupart des éditions, il dit avoir « emploié le labeur de quelques jours à faire un recueil des vertus et vices des dames » (3030) pour lui offrir en étrennes. Ce miroir lui servira (comme à d’autres) à imiter les bons exemples et à fuir les mauvais. Marconville loue les qualités de quatre dames de l’aristocratie provinciale qui constitue son cercle31, et en profite pour se positionner comme un défenseur de l’honneur des femmes : elles forment selon lui « un plat bien fourny de toutes les excellences qui se peuvent retrouver au sexe foeminin, que plust il à Dieu que j’eusse louanges assez dignes pour les exalter » (31).
On doit aussi remarquer que l’argumentaire proféminin qui ouvre le volume s’attache à fournir des exemples servant à contredire l’argumentaire masculiniste, quand le suivant ne fait qu’abonder dans le sens des misogynes, sans entamer l’argumentaire féministe — qui n’est pas l’inverse de l’autre car il n’attaque pas les hommes mais atteste de la valeur des femmes. Ainsi, là où les misogynes défendent l’idée que les femmes sont mauvaises, Marconville donne des exemples de mauvaises femmes. Mais les champions des dames défendent l’idée que toutes ne le sont pas, et que certaines font même preuve d’excellence. Ses louanges des femmes savantes, notamment, non seulement rappellent les cas anciens parfois bien connus, mais allèguent des contemporaines comme Marguerite de Navarre, Hélisenne de Crenne ou « Christine de Pise Italienne » qui « tient le premier lieu entre toutes les sçavantes femmes qui aient jamais esté » (93). Autant d’exemples qui ne sont pas contestés dans le traité suivant. Marconville précise en revanche dans la Bonté des femmes qu’il veut renverser les arguments des « Mysogines et ennemys du sexe foeminin » (38) et « clorre la bouche à tous medisans et detracteurs du sexe foeminin » (41), voire les convertir à l’issue de sa démonstration :
Si ceux qui prennent tout plaisir et se delectent à mesdire et detracter des femmes pour abbaisser leur perfection consideroient les vertuz desquelles elles sont enrichies, et non moins admirables en icelles qu’ès hommes, je pense qu’ils changeroient d’opinion […] aussi je croy qu’[ils…] convertiroient leur detraction et mesdisance à la louange de ce sexe. (109)
Sans doute ses contemporains ont-ils reçu ce texte avec la même gêne que celle des critiques d’aujourd’hui, puisque certains l’ont rangé dans le camp des misogynes, d’autres parmi les champions des dames32. Ils l’ont pourtant plébiscité, puisque neuf éditions en ont été répertoriées entre 1563 et 1586. Il faut croire qu’ils le trouvaient pratique, car résumant en un seul volume les arguments de l’un et l’autre bords. En tout état de cause, Marconville rend manifeste que chaque position était défendable, affaire de goût, d’opinion ; que les arguments pouvaient se retourner comme des gants. Mais on peut aussi soupçonner un choix éditorial, destiné à viser à la fois le public féministe et le public misogyne. Sans doute espère-t-il encore vendre son ouvrage aux deux camps lorsqu’il fait paraître quelques mois plus tard De l’heur et malheur de mariage. La réitération de l’opération apporterait la preuve de son succès33.
Conclusion
Tout concourt donc à montrer que la simple vitupération des femmes n’était plus possible au temps des premiers imprimés. Non seulement les argumentaires proféminins étaient lus par les misogynes, qui se voyaient contraints de les contester, mais même les plus virulents d’entre eux, d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, soit s’affirmaient du côté des femmes, soit se justifiaient de prendre la plume pour les dénigrer. En cherchant à rendre leurs discours inattaquables, ils ont paradoxalement fait des concessions au camp adverse. Certains textes ont aussi apporté indirectement de l’eau au moulin des féministes par des mises à distance délibérées, en s’amusant à ventriloquer la parole des femmes pour montrer qu’elles étaient loin d’être convaincues par les discours prônant leur sujétion et que les hommes n’étaient pas au bout de leurs peines, ou en portant plus sérieusement auprès d’un vaste public une partie des arguments élaborés par leur courant — notamment les exemples de femmes dont les performances ruinent la thèse de la supériorité masculine. Si la prolifération des discours misogynes témoigne des résistances à une présence de plus en plus importante des femmes dans les sphères du pouvoir politique et culturel, le succès des textes de cette controverse promettant en outre des gains substantiels aux imprimeurs, l’extraordinaire énergie déployée par les partisans de l’ordre du genre à la Renaissance semble finalement n’avoir guère débouché que sur l’exacerbation de la Querelle.