L’adoption d’une position abolitionniste après la Seconde Guerre mondiale fait de la prostitution un problème social en France : l’activité étant considérée comme nuisant aux personnes qui l’exercent voire à l’ensemble de la société, un ensemble de politiques publiques sont adoptées et appliquées pour la résolution du problème par la « réinsertion » des prostitué·e·s. Cette problématisation participe ainsi à la « réalisation » de la catégorie de « prostitution » comme principe de production sociale de la réalité et comme réalité produite par ce principe (Bourdieu 1993). La classification qui en résulte produit enfin les « prostitué·e·s » comme groupe minorisé, caractérisé par un double rapport de particularité et de dépendance (Guillaumin 2002).
Depuis le début des années 2000, la « prostitution » n’est plus simplement un problème social mais aussi un problème public : des groupes s’opposent dans l’espace public sur sa qualification et sa résolution (Gusfield 2009). Pour le mouvement « abolitionniste », le problème porte sur l’existence de la prostitution et sa résolution passe par sa disparition. Alors que les « travailleur·se·s sexuel·le·s » se mobilisent pour transformer ses conditions d’exercice en la redéfinissant comme « travail », contre la stigmatisation, la répression ou l’exploitation des « prostitué·e·s ». En ce sens, la définition du « travail du sexe » interroge les conditions d’appropriation par un groupe minorisé du problème social dont il fait l’objet.
Cette thèse décrit ainsi la construction socio-historique du « travail sexuel », abordée comme une contre-problématisation de la « prostitution ». Ce processus est délimité d’un côté par la revendication de l’« invention » de la catégorie en 1978 aux États-Unis, de l’autre par l’adoption de la « loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel » du 6 avril 2016 en France. L’analyse se fonde d’une part sur un corpus documentaire pour retracer la diffusion et les usages de la catégorie, d’autre part sur une trentaine d’entretiens avec des personnes impliquées dans ces mobilisations pour restituer leurs parcours, leurs positions et leurs ressources.
La thèse montre d’abord que les usages et les sens du « travail sexuel » varient selon les contextes, s’inscrivant notamment dans le mouvement féministe, la lutte contre le VIH/sida ou les débats sur l’immigration. Elle montre aussi une appropriation partielle du problème avec l’émergence d’un mouvement de « travailleur·se·s sexuel·le·s » au niveau international comme en France. Elle montre enfin les difficultés de ce mouvement à imposer sa définition de la prostitution comme « travail » et le déplacement qui en résulte des espaces et des objets de la lutte.