Queer : un petit mot si simple, si modeste. Qui aurait pu imaginer que nous arriverions à être embarrassé.e.s par les développements présomptueux qu’il a entraînés : autant de théories grandioses, d’agendas politiques, de projets philosophiques, de significations apocalyptiques ?1 (Halperin 2003 : 339)
Introduction
À la fois mouvement de réflexion critique au corpus théorique hétérogène connu sous le nom de théorie queer, mouvement politique, mouvement social et culture ou subculture, le féminisme queer a émergé en France au cours des années 1990, soit environ une décennie après les premières expérimentations états-uniennes. À la frontière des problématiques dites LGBT (Lesbienne, Gay, Bi, Trans) et féministes, il offre de nouvelles armes pour penser et pratiquer un activisme radical, mêlant à une conception instable et contingente des identités, des stratégies d’affirmations identitaires et communautaires propres aux politiques dites des identités. Bousculant les principes universalistes, imprégnés d’idéaux républicains qui définissent le cadre d’intégration français, les activistes défendent une politique intersectionnelle et insurrectionnelle. Le féminisme queer se décline dans un pluriel dont les diverses formes et pratiques s’entremêlent, et dont la pluralité des voix qui s’expriment en son sein se répondent et se nourrissent réciproquement.
Si le spectre de pratiques féministes queer est étendu, cet article s’intéresse spécifiquement aux créations langagières auto-définitionnelles des activistes. Ces dernières semblent donner un aperçu des problématiques liées aux questions de traduction culturelle et politique. En s’appuyant sur une approche empirique dans la collecte et l’analyse des données, il s’agit de faire émerger les cadres d’interprétation qui entourent les usages du terme « queer » en contexte français. Comment les activistes comprennent-iels2 ce terme ? De quelle manière l’utilisent-iels ? En somme, qu’en disent-iels, et qu’en font-iels ? Face à ces interrogations, cet article propose une analyse pragmatique des usages du terme « queer », et porte un regard attentif sur ses diverses traductions, d’un point de vue linguistique comme politique.
De toute évidence, le terme « queer » ne résonne pas de la même façon en version originale – le contexte anglo-saxon d’émergence – qu’en version française, contexte linguistique dans lequel s’inscrit cette analyse. Avec l’émergence au milieu des années 1990 en France des problématiques queer s’est imposée pour les militant.e.s la question de la traduction du terme3. D’un côté, fallait-il le maintenir tel quel, sans y apporter de traduction, au risque d’entretenir un flou sémantique et de perdre la charge politique et radicale attachée à ce terme ? En effet, l’absence de traduction ne revient-elle pas à balayer d’un revers de la main le parcours tumultueux de ce mot, de sa charge insultante et dépréciative originelle, ensuite fruit d’une réappropriation dans un geste de fierté ? Une fois la chaîne d’historicité de la puissance d’agir queer effacée (Butler 2009 : 231), cette importation ne fait plus écho à la dimension performative du langage – « le pouvoir des mots » pour citer Butler (2004) –, en résulte une fatale dilution du contenu politique radical qui lui était attaché initialement.
D’un autre côté, malgré la polysémie du terme « queer », sa traduction pouvait répondre à un impératif pragmatique, celui d’offrir à ce mouvement politique, culturel et théorique un caractère nettement plus opérant. Certaines créations terminologiques, bien qu’elles ne s’opposent véritablement pas à « queer », sont significatives d’une réflexion critique et d’une mise à distance du mouvement états-unien originel. À ce titre, l’invention du mot-valise « transpédégouine » exprime vraisemblablement un rapport plus complexe aux politiques et mouvement queer. Alors, traduire ou ne pas traduire queer ? Telle est la question… En retraçant dans un premier temps le parcours mouvementé du terme « queer » en contexte anglophone, puis en contexte français, cet article s’intéressera dans un second temps aux propositions francophones de traduction, et à leur rôle dans la construction d’une identité collective.
Queer, retour sur un parcours tumultueux
Queer, le mot n’est pas très définissable comme chacun sait. Le lieu commun à dire sur le mot queer c’est que, si on le définit, ce n’est déjà plus queer. (Judy Minx, entretien personnel)
Au cours du colloque « Les études gays et lesbiennes » en 1997 au Centre Pompidou, Eve Kosofsky Sedgwick explique qu’étymologiquement queer « signifie “à travers”, il vient de la racine indo-européenne twerkw, qui a donné également l’allemand Quer (transversal), le latin torquere (tordre), l’anglais athwart (en travers)… » (1998 : 115). Queer en tant que désignation ou autodésignation d’une personne homosexuelle n’apparaît qu’au début du xxe siècle. Sedgwick précise que « le mot queer a longtemps été employé dans la prose de la classe ouvrière (mais non pas exclusivement), principalement en Angleterre et aux États-Unis, pour désigner les gays et les lesbiennes » (2003 : 50).
Dans l’ouvrage Gay New York, qui restitue l’histoire du monde gay new-yorkais de la première moitié du xxe siècle, George Chauncey s’est intéressé aux changements terminologiques quant à l’identification et l’auto-identification des individus homosexuels, « l’évolution lexicale [étant] révélatrice des changements dans l’organisation des pratiques sexuelles et des identités masculines » (2003 : 26). En s’appuyant sur le dictionnaire de l’argot homosexuel de Gershon Legman, Chauncey a observé que le terme queer était couramment utilisé autant chez les « normaux » que chez les homosexuels, et ce dès le début du xxe siècle (Legman 1941). Mais au sein même du monde homosexuel, il existait une multitude de dénominations/distinctions pour répondre à la diversité des comportements homosexuels, et Chauncey explique que :
Dans la culture des classes populaires, en particulier, le comportement homosexuel en tant que tel ne devint le fondement de la désignation ou de l’autodéfinition des individus comme queers qu’autour du milieu du XXe siècle ; avant cela, la plupart des individus n’étaient ainsi désignés que s’ils affichaient une inversion très marquée du genre socialement assigné en jouant aussi bien sur les rôles culturels que le rôle sexuel conventionnellement attribué aux femmes. (Chauncey 2003 : 25)
En fait, la distinction actuelle entre homosexuel et hétérosexuel, sur laquelle se fonde le système sexuel hégémonique de la culture euro-états-unienne, s’avère être une conception tout à fait récente, que Chauncey fait remonter à la seconde moitié du xxe siècle. S’est opérée au milieu du siècle une réorganisation des catégories, l’« opposition anormaux/queer et “hommes” en fonction de leur statut de genre » a fait place à un « partage entre homosexuels et hétérosexuels en fonction du choix de l’objet sexuel » (2003 : 37)4. Aussi, Chauncey explique que le terme queer, au début du xxe siècle, semblait être employé dans une acception proche de ce que l’on entend aujourd’hui par « homosexuel », c’est-à-dire un individu défini selon des pratiques sexuelles non-hétérosexuelles, et pas nécessairement en fonction d’une transgression de genre, contrairement à des termes comme fairy, faggot ou queen (ibid.)5.
À la fin des années 1980, aux États-Unis, l’usage de l’insulte queer prend une singulière tournure, se transformant dans la bouche de certain.e.s militant.e.s en un puissant terme d’affirmation identitaire et d’auto-détermination. « We are Queer ! We are here ! Get used to it ! » scandent alors les activistes new-yorkais de Queer Nation. C’est que depuis la décennie 1970, le terme gay a progressivement gagné en popularité, pour devenir la principale autodénomination au sein de la communauté homosexuelle, dans le monde anglophone d’abord, pour en dépasser rapidement les frontières6. Dans une certaine mesure, la revendication identitaire queer se dresse contre l’hégémonie gay et les politiques assimilationnistes qui lui sont associées. Queer Nation précise dans son manifeste son choix du passage d’une identification gay à une identification queer :
Pourquoi queer ? queer ! Ah, devons-nous vraiment utiliser ce mot ? […] Pourquoi ne pas se contenter du terme « gay » ? C’est un mot bien plus clair ! N’est-il pas le synonyme de « heureux » ? […] Alors pourquoi queer… […] Mais comme beaucoup de lesbiennes et de gays, nous nous réveillons le matin en étant énervé.e.s, dégouté.e.s, et pas « gai.e.s ». Nous avons donc choisi de nous définir comme queer. L’utilisation de « queer » est une façon de nous rappeler comment nous sommes perçus par le reste du monde7. (Queer Nation 1990)
Il s’agit pour les membres de Queer Nation, ainsi que pour l’ensemble des activistes queer, de procéder selon la stratégie de l’antiparastase, un terme de rhétorique qui « consiste à montrer que le fait incriminé est au contraire louable » (Dupriez 1984 : 55). Elsa Dorlin rappelle que l’antiparastase est :
[U]ne stratégie de lutte devenue classique depuis les années 1960-1970 […] [elle] a notamment été adoptée par le mouvement du Black Power avec le terme negro, par les mouvements lesbiens féministes – par exemple, le groupe des Gouines rouges en France –, ou encore par les mouvements de prostituées et le terme de whore (« pute »). (Dorlin 2007 : 47-48)
Ainsi pour les activistes de Queer Nation : « Oui, Queer peut être une insulte, mais c’est aussi une arme que l’on peut sournoisement et ironiquement subtiliser des mains homophobes pour la retourner contre eux8 » (Queer Nation 1990). Au cours d’un entretien, Judith Butler revient sur le réinvestissement du terme queer :
Je pense toujours que certains mots sont si blessants qu’il est très difficile d’imaginer que les répéter puisse être bénéfique ; néanmoins, je dois reconnaître que répéter encore et toujours le mot queer dans le cadre d’une pratique d’affirmation de soi a permis de l’extraire de son contexte originel, exclusivement injurieux, et que c’est devenu une question de réappropriation du langage, une question de courage aussi, d’ouverture du mot, de possibilité de transformation du stigmate en quelque chose de plus valorisant9. (Butler 2005b : 136)
Facilitées par la propriété performative du discours, l’instabilité et la contingence de la signification d’un mot rendent possible la resignification ou resémantisation de l’injure, un geste qui est aussi une manière de se constituer en sujet. Pour Butler :
Le nom que l’on reçoit est à la fois ce qui nous subordonne et ce qui nous donne un pouvoir, son ambivalence produit la scène où peut se déployer la puissance d’agir ; il produit des effets qui excèdent les intentions qui le motivent. Reprendre le nom que l’on vous donne, ce n’est pas se soumettre à une autorité préexistante, car le nom est ainsi déjà arraché au contexte qu’il avait auparavant, et prend place dans un travail de redéfinition de soi. Le mot injurieux devient un instrument de résistance au sein d’un redéploiement qui détruit le territoire dans lequel il opérait auparavant. (Butler 2004 : 252)
Alors, se réapproprier l’insulte, la honte, le stigmate, tend à rendre inefficace leur portée infamante. Ce processus autodéfinitionnel concourt également à interroger l’affirmation identitaire. Revendiquer une dénomination injurieuse participe d’une stratégie de « politisation de la honte » [politics of shame] telle que l’a décrite Michael Warner, une stratégie qui consiste à se situer dans une perspective « stigmaphile », de revendication du stigmate donc, et de non-conformité avec la norme (Warner 1999 : 41-45)10. Les politiques queer se situent clairement dans une perspective de « politique de la honte », de dissidence et de refus de l’assimilation, qui passe par une réappropriation du langage de haine. Elles procèdent selon un « ethos dissident » qui, pour Guillaume Marche, « appelle […] à rechercher […] la dignité, non pas en dehors de ce qui est facteur de honte sociale, mais au cœur même de l’identité disqualifiée et à faire ainsi d’une culture glbt [sic] sexualisée la base d’un message politique contestataire et conflictuel » (Marche 2008 : 95).
« Queer », importation et circulation en contexte français
L’arrivée des politiques queer dans l’Hexagone au cours des années 1990 pose la question de la compréhension de ce terme et de son processus de resémantisation en contexte français. Scott Gunther, sociologue états-unien et auteur d’une étude détaillée de l’histoire de l’homosexualité en France depuis le milieu du xxe siècle jusqu’au début des années 2000 (Gunther 2009), rapporte un souvenir assez éclairant quant à l’arrivée de la théorie queer en France (Gunther 2005). Dans l’auditoire du colloque « Les études gay et lesbiennes » organisé au Centre Pompidou en 1998, il raconte sa surprise face à l’hostilité de certains propos tenus par des personnes présentes dans la salle quant à l’évocation du terme « queer » et de ses significations. Parmi les critiques, outre les difficultés que suscitait la prononciation du mot « queer », il était reproché à ce concept, perçu comme proprement états-unien, son inadéquation avec le modèle français porteur d’universalisme. Autrement dit, avec le mouvement queer s’invitait le modèle états-unien et, avec lui, le spectre communautariste.
Plus tardivement, c’est à l’automne 2004 que les Français.es ont pu se familiariser avec ce terme grâce à la diffusion d’une émission de télé-réalité programmée sur TF1. Queer, cinq experts dans le vent, version française de Queer Eye for the Straight Guy, mettait en scène cinq jeunes homosexuels qui avaient pour tâche de relooker un hétérosexuel qui manquait de style. Même si cette émission proposait une image plutôt valorisante des gays, en tant qu’ils détenaient le rôle d’expert, il n’en demeure pas moins qu’elle véhiculait une vision franchement stéréotypée des qualités allouées à une personne gay : soucieuse de son look, spécialiste de la mode et de la décoration d’intérieur, etc. Au-delà de la simple anecdote, l’usage du terme « queer » dans cette émission est assez révélatrice des questions que pose sa traduction en contexte français. Car « queer » ici était employé comme synonyme de « gay », et nullement en référence à un mouvement ou à une pensée spécifique.
Si elle était particulièrement exacerbée dans cette émission, cette méprise, alimentée par l’absence de traduction du terme queer, demeure quelque peu symptomatique de son importation en France. Cependant, elle ne lui est pas spécifique, même en contexte anglophone. David Halperin remarquait que :
Si le terme queer [est] un mot plein d’équivoques, c’est que son absence de contenu définitionnel le rend disponible pour une appropriation par ceux qui n’ont pas fait l’expérience de ces formes uniques d’infériorisation politique et de disqualification sociale que les gays et lesbiennes connaissent de manière quasi quotidienne en raison de leur sexualité. (Halperin 2000 : 78)
Ainsi donc, si même en anglais le terme queer a eu à souffrir de réappropriations dépolitisantes, il semble inévitable qu’il connaisse pareil destin en terrain francophone. Il faut rappeler que l’idée soutenue en faveur de la non traduction du terme était que, porteur d’« ambiguïté voire [d’]inintelligibilité », il offrait la possibilité aux militant.e.s « de ne pas se faire exclure et marginaliser immédiatement de l’espace intellectuel et public français, traditionnellement très excluant pour les minorités sexuelles et rétif à toutes formes de théories et de politiques sexuelles » (Bourcier in Darras 2007 : 9).
Mais le maintien du terme « queer » tel quel dans le contexte français a encouragé la prolifération des interprétations et des malentendus, heureux ou malheureux. L’inintelligibilité du terme a pu rapidement se transformer en un désavantage, dans la mesure où cette ambiguïté favorise les contresens. Marie-Hélène/Sam Bourcier appelait à « s’éloigner de l’interprétation dépolitisante qui consiste – en France – à réduire l’approche queer à un confusionnisme ou à une apologie de l’ambiguïté sexuelle [en] […] se démarqu[ant] d’une interprétation abolitionniste qui fait du queer un “au-delà des genres” » (Bourcier 2003 : 99). Effectivement, il n’est pas rare de trouver une telle définition dans des ouvrages traitant des identités sexuelles/de genre et leur questionnement dans l’art ; le « queer » y est régulièrement confondu avec la notion fantasmée de troisième genre ou assimilé aux figures de l’androgyne ou de l’hermaphrodite (Lorenzi 2008)11. Réalisée dans un autre contexte francophone, une étude sur la réception du mouvement queer dans les médias québécois (mainstream et minoritaires) abonde dans ce sens. Bruno Laprade remarque qu’« étant et n’étant pas à la fois gai, le queer s’évite le stigmate de l’homosexualité en s’ajoutant une valeur exotique, subversive et attrayante » (Laprade 2014 : 10)12. Cette « aura de subversion » (ibid.) entourant le terme « queer » multiplie les risques d’en faire une valeur tendance, pouvant aisément être revendiquée par tout un chacun. Cette utilisation lissée et dépolitisée découle en partie des décalages, distorsions et autres déplacements qui sont des phénomènes typiques du processus de traduction culturelle.
L’importation et la circulation du mouvement queer en France en est une belle illustration. Il faudrait même ajouter que cela ne s’est pas fait sans heurts, comme en témoigne la réponse du collectif Panik Qulture à la réception officielle de Judith Butler en France. En mai 2005, à l’occasion de la publication en français de Gender Trouble de Judith Butler, était organisée à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm une journée d’étude autour de la théoricienne féministe13. Cette intronisation officielle de Butler à travers la discipline philosophique a concentré les crispations de certain.e.s militant.e.s et universitair.e.s, qui voyaient des « stratégies de neutralisation » dans ce dispositif de réception. Au cours de la journée, le collectif d’activistes transpédégouine Panik Qulture a zappé14 Judith Butler, et lui a décerné le PQ d’or. Par cette récompense, les activistes voulaient dénoncer la manière dont Butler avait été introduite en France par des gatekeeper, reconduisant la division pratique/théorie et la figure prépondérante de l’intellectuel.le en France. Sur le tract distribué au cours de l’action on pouvait lire : « De la traduction culturelle en veux-tu, en voilà ! […] Le dispositif de pénétration de Gender Trouble en France exclut trop d’acteurs politico-sexuels et vise à un nettoyage straightisant et dépolitisant des effets et des politiques queer ». Les membres de Panik Qulture partageaient leur sentiment de trahison de Butler envers les minorités : « Judith don’t get hegemonic on our backs ! Stop betraying your people ! », mais aussi de trahison envers ses premiers textes15. Si les transferts culturels dépassent les simples questions de traductions linguistiques, il est néanmoins indispensable de s’intéresser à ces créations langagières tant elles sont éclairantes des enjeux de définition identitaire et collective du mouvement queer.
« Transpédégouine », « torduEs », des tentatives de traduction à la construction d’une identité collective
Alors que, pour certain.e.s militant.e.s, « queer » semblait suffisamment équivoque, d’autres ont, pour contourner ces processus de réappropriation diluant la portée radicale de la politique et théorie queer, inventé des néologismes : « transpédégouine », « torduEs » en France, « allosexuel » au Québec (quoique dans ce cas, le terme est surtout utilisé dans le champ académique (Laprade 2014)), ou encore « MOGAI » pour Marginalized Orientation Gender Alignments and Intersex (orientations marginalisées, alignements de genres et intersexes) dans un contexte anglo-saxon. Le terme « Queer of Color » a par ailleurs un statut particulier, puisque bien qu’il dérive du mot queer, il s’en distingue sensiblement par la mise en évidence de la dimension intersectionnelle de l’identité. Selon Amandine Gay, cette construction sociale et identitaire double, revendiquée par les personnes queer aux identités non-blanches, a été non traduite et reprise comme telle dans l’espace francophone. Pour la militante afroféministe, le passage à la traduction mettait en danger son acuité politique et militante (Gay 2015).
Afin de préserver le « processus d’autodénigrement ironique » (Hebdige 2008 : 119) sous-tendu dans le terme queer, des activistes ont donc créé le mot « transpédégouine ». Formé à partir d’une apocope « trans », suivi d’une agglutination « pédé » et « gouine », le mot-valise « transpédégouine » a l’avantage de promouvoir une identité parapluie, donc de rassembler sous un même syntagme des identités diverses pour répondre à la nécessité de la coalition des luttes. Cette création permet en outre de garder la signification infamante et de donner à voir la stratégie de l’antiparastase, contrairement à l’acronyme LGBT (Lesbienne, Gay, Bisexuel.le, Trans/Transgenre/Transsexuel.le), qui initialement relevait d’une politique d’inclusion, mais qui y a malheureusement échoué (Marche 2005, Dyer 2010).
En effet, de nombreux collectifs soulignent l’absence de pertinence du terme « queer » dans le contexte français et lui préfèrent celui de « transpédégouine »16. Au cours de l’émission Pédérama de mai 200717, un débat est lancé autour de la définition du mouvement transpédégouine et de sa différence avec le mouvement queer :
On a du mal en France avec le terme « queer » […] parce que déjà ça ne veut rien dire, ça n’a pas de sens, donc c’est difficile de lui en donner un si on veut se placer dans un champ politique où il faut le définir à chaque fois, dire ce que ça veut dire. C’est compliqué. « Transpédégouine » […] ça évoque forcément quelque chose. […] C’est dans une volonté communautaire, de jeter des ponts entre ces identités. On reste dans l’identitaire avec « transpédégouine ». […] Et c’est différent du projet queer, de s’affranchir totalement des identités. […] Au niveau francophone, il existe une différence entre « queer » et « transpédégouine ».
Dans une autre émission de radio d’On n’est pas des cadeaux de mai 2014, intitulée « Nos identités trans-gouines-pédés. Apports et limites de ces petites boîtes », un intervenant revient sur l’utilisation du terme « transpédégouine » :
De quoi on parle quand on dit « transpédégouine » ? historiquement ça vient de queer […] « transpédégouine » c’était pour traduire queer, les déviants du point de vue de ces normes, les anormaux, les pervers, mais aussi pour ne pas dire « queer » en même temps […] Le problème de « queer » et l’intérêt de « transpédégouine » c’est de tenir compte que l’on subit des oppressions, pour certaines qui sont communes, qui sont liées à ces normes sexuelles, mais aussi, ces oppressions prennent des formes différentes pour les trans, les gouines et les pédés […] donc on se retrouve avec un mot qui doit exprimer des expériences différentes, mais aussi qui doit servir de lutte commune, en linguistique, on appelle ça une agglutination. Pourquoi on s’agglutine, et avec qui on veut s’agglutiner ? Comment ?
Ces deux propos illustrent clairement la problématique autour des questions de traduction du terme queer en contexte français. Le risque dans le maintien du terme anglo-saxon, et donc du flou sémantique l’entourant, c’est de participer à la dépolitisation et la dilution de la radicalité politique qui lui est attachée originellement. Le mouvement queer est effectivement parfois compris uniquement à travers une logique postmoderne, post-identitaire, où l’on s’affranchirait des identités et des genres, et où l’on revendiquerait un anti-essentialisme radical visant à dépasser les politiques identitaires pouvant mener à négliger les rapports sociaux de domination. Ces critiques, portées notamment par une partie des féministes matérialistes mais pas uniquement18, reprochent principalement à la théorie queer la dématérialisation des rapports de domination et la « sur-visibilisation de la dimension sexuelle au détriment d’autres dimensions comme la division genrée du travail, l’exploitation domestique, etc., ainsi que les autres axes d’oppression de race, de classe, de continent » (Masson & Thiers-Vidal 2002 : 49).
Peut-être faut-il comprendre l’invention du néologisme « transpédégouine », et son usage chez les différents groupes qui utilisent cette dénomination, comme une tentative de résoudre le flou sémantique et théorique arrimé au terme « queer » d’une part, et d’inscrire les rapports de domination au cœur de la lutte d’autre part. Tout comme queer dans la langue anglaise, « transpédégouine » exprime des identités, des pratiques et des expériences différentes et, dans cette concaténation, il y a la volonté de mettre sur pied une lutte commune, de créer des alliances, sans pour autant qu’une identité se soustraie à une autre. Et c’est peut-être à cet endroit précisément qu’émerge une politique minoritaire fondée sur la commensurabilité des expériences de domination.
Par ailleurs, il existe une autre tentative de francisation du mot queer : la réappropriation du mot « TorduEs ». Dans le compte rendu d’une assemblée générale pour la mise en place de la Marche des TorduEs, il est précisé le refus d’être catalogué.e.s comme « queer ». Dans un entretien où Pascale Molinier avait invité plusieurs activistes à évoquer leur expérience de lutte, Marie, une ancienne participante à La Marche des TorduEs expliquait :
Réfléchir sur les mots, le genre du vocabulaire, inventer des choses qui nous permettent de nous nommer par nous-mêmes, c’est important. […] Les TorduEs, c’était une tentative de francisation du mot queer qui a été très pertinente à ce moment-là. (Molinier 2010 : 49)
Marion, elle aussi active dans La Marche des TorduEs, se souvenait :
On voulait revendiquer un sens plus radical [que le mot « queer »]. Ce mot-concept importé perdait de sa pertinence en français. Personne t’insulte de « queer » dans la rue ici. On te traite de pédé, de tapette et autres. (Molinier 2010 : 49)
« TorduEs », « transpédégouine », ces tentatives de francisation du terme queer cherchent à réitérer la figure de l’antiparastase, puisque cette rhétorique est au cœur même des projets politiques queer. Elle met en exergue la transformation des sentiments de honte et d’exclusion en une logique stigmaphile, ce que Judith Butler décrit comme le passage de « la vulnérabilité linguistique » à la puissance d’agir (Butler 2004 : 21). En revendiquant des termes injurieux, ces activistes déjouent le processus d’interpellation et manifestent l’importance d’agir sur le terrain de la dénomination afin d’être actrice et acteur de sa propre énonciation19. Selon Amandine Gay, « la nécessité pour les marges de s’autodéterminer et de veiller elles-mêmes à la diffusion et mise en pratique de concepts et terminologies émancipatrices » est essentielle (Gay 2015). Dans cette perspective, les processus de réappropriation [reclamation] offrent, pour Lynne Tirrell, un plus grand contrôle sur son image et sur le récit que l’on fait de soi, dans la mesure où le groupe établit lui-même ses propres frontières, sa propre compréhension, limitant dès lors la possibilité pour les personnes qui lui sont extérieures d’intervenir dans sa dénomination. Ainsi, la construction identitaire est donc tributaire du processus dialogique de la narration et de la réappropriation (Tirrell 1993).
Car il faut bien comprendre que se dire « queer », « transpédégouine » ou « torduEs » ne renvoie pas exclusivement aux identités sexuelles ou de genre, mais participe d’une politisation des identités plurielles et déviantes. Ces dénominations participent en partie à l’élaboration d’un activisme à partir de catégories identitaires politiques, garanties de la mobilisation collective, mais sans pour autant reconduire des identités enfermantes et sclérosantes qui risquent de « forclore le sujet politique » Charlotte Thevenet2017-05-24T12:43:00CT(Butler 2005a). Se mêle donc à une conception constructiviste de l’identité, où se jouent les dimensions sociale, culturelle et politique des identités, une perception post-identitaire qui stipule l’identité comme instable et performative et où le sujet politique est ouvert20. L’idée de la construction d’une identité politique se retrouve aussi dans le discours des membres de l’émission de radio On n’est pas des cadeaux, qui soulignent :
On a envie de parler d’ « identités fortes » car elles s’opposent frontalement et directement à l’hétéropatriarcat et parce qu’elles sont trop souvent encore dépréciées ! « Transpédégouines » des identités sociales qui vont même au-delà de notre sexualité, ce sont des identités déviantes.
La question du rapport entre revendication identitaire et élaboration d’une communauté21 se retrouve aussi dans les propos du collectif parisien Les Panthères roses :
Une identité ouverte se propose, celle de transpédégouine, mélange de cultures et de genres, qui nous parait indispensable pour aller vers un principe politique de communauté.
Il est intéressant d’observer, comme l’ont montré James Jasper et Francesca Polletta, le double mouvement qu’engage la relation entre les mobilisations sociales et les politiques des identités (Jasper & Polletta 2001). D’une part, la forme prise par les manifestations, tant aux niveaux stratégique qu’organisationnel, est influencée par les identités collectives. Et d’autre part, les identités collectives et le sentiment d’appartenance à une communauté sont construits dans et à travers les manifestations et les mouvements sociaux. Précisément, pour Jasper et Polletta l’identité collective naît de :
[…] La perception de situations communes, partagées, qu’elles soient imaginées, ou directement expérimentées. L’identité collective est distincte des identités personnelles, même si elle peut être en partie liée à elles. Les identités collectives s’expriment dans les matériaux culturels : les noms, les récits, les symboles, les rituels, la manière de s’exprimer, l’apparence vestimentaire, etc. […] [elles] impliquent l’existence de sentiments positifs envers les autres membres du groupe22. (Jasper & Polletta 2001 : 285)
Le sentiment d’appartenance au groupe a une dimension à la fois imaginée et concrète (Jasper & Polletta 2001 : 298). Dans cette perspective, le squat toulousain le Trou de balle définit l’identité collective transpédégouine comme une ressource pour les mobilisations communautaires et les processus politiques de libération :
Transpédégouine : ce sont des identités politiques et pas seulement des identités sexuelles ou de genre. […] Nous visibilisons la multiplicité des corps et des identités. […] Nous inventons des nouvelles formes d’expression de soi et nous revendiquons des identités collectives en marge des catégories dominantes. Nous mettons en place des solidarités communautaires : matérielles, créatives, affectives, politiques.
Comme l’indiquent ces propos, l’imagination et la créativité tiennent une place de choix dans l’élaboration d’une identité collective. Ces deux dimensions deviennent des moteurs pour déclencher le changement social. À condition bien sûr de considérer « l’imagination comme une propriété appartenant à des groupes d’individus, et pas seulement comme un don individuel (au sens qu’on lui donne, tacitement, depuis l’éclosion du Romantisme européen) », comme le préconise Ajun Appadurai (2005 : 37). Alors « l’imagination – et notamment l’imagination collective – peut devenir le carburant qui nous pousse à agir. […] Aujourd’hui nous nous aidons de l’imagination pour agir, et pas seulement pour nous évader » (ibid.).
Conclusion
En 2012, à Vienne, était organisée une conférence, où ces phénomènes de traduction, d’importation, d’exportation des politiques queer dans les différents espaces européens étaient interrogés. Dans un premier temps, les organisatrices ont rappelé que :
Depuis l’émergence du terme queer, son utilisation politique a été contestée sur divers points : il a été décrit comme « tofu théorique » (Goldman 1996 : 172), comme une « créature conceptuellement vide de l’industrie éditoriale » (De Lauretis 1994 : 297), comme élitiste, occidental, blanc, partie prenante de la société de consommation, comme négligeant et effaçant les relations de pouvoir à l’intérieur des groupes des minorités sexuelles, comme un terme parapluie qui, malgré sa critique des catégories identitaires fixes, est lui-même devenu une telle catégorie23. (Mesquita, Wiedlack & Lasthofer 2012 : 17)
À ces remarques critiques s’ajoutait le constat de la réduction de ce phénomène d’importation théorique à celui d’une « manifestation de l’hégémonie états-unienne » (ibid.). Et le monolinguisme anglophone dans le champ de la recherche universitaire n’atténue pas les reproches adressés à l’encontre de l’impérialisme académique états-unien. Il se joue à n’en pas douter une hégémonie de la langue anglaise dans la diffusion de certains concepts et théories. Même dans le champ des analyses intersectionnelles, les subordinations provoquées par la centralité de l’anglais n’ont pas été souvent mises en lumière, alors que pour Helma Lutz, Marie Teresa Herrera Vivar et Linda Supik, « il existe des hiérarchies évidentes parmi les langues (académiques) » (Lutz, Herrera & Supik 2011 : 6).
Dans le champ du militantisme, certain.e.s collectifs et activistes ont choisi pour se définir d’employer le terme « queer », même si l’absence de traduction littérale du terme a pu favoriser une dilution de la charge radicale originelle et engendrer certaines dérives, en particulier des récupérations esthétisantes ou académiques éloignées des objectifs politiques premiers. D’autres collectifs, pour contourner ce problème, ont créé le terme « transpédégouine » ou se sont réapproprié le terme « torduEs ». L’utilisation de ces terminologies n’est en fait qu’une facette d’un détournement plus général de la langue par les activistes. Pour leur nom de collectif, sur les tracts, les banderoles, dans leurs manifestes et communiqués, iels adoptent le champ lexical de l’injure, de la grossièreté et de l’impertinence, en jouant sur les fonctions injonctive, conative et performative du discours (Lorenzi 2014). Ces procédés linguistiques des activistes roses procèdent par sémioclastie, notion barthésienne qui, selon Stéphanie Kunert, fonctionne par « piratage et réinterprétation des signifiants afin de créer de nouvelles représentations dans une perspective de déconstruction […] » (Kunert 2012 : 173-174).
En intervenant directement sur le langage, les activistes font du principe d’autodéfinition un enjeu nécessaire à la constitution en tant que sujet, et participent à la création de contre-histoires [counterstories] allant à l’encontre des narrations dominantes (Lindemann Nelson 2001). Il s’agit de se créer un langage propre mais qui ne soit pas, comme l’indique Charles Winick, « seulement un langage secret, cryptique, mais un moyen de laisser libre cours à son imagination et d’exprimer un malaise vis-à-vis du langage ordinaire et de la réalité » (Winick 1959 : 249). Aussi ce processus fait-il écho aux vœux adressés par Gloria Anzaldua quant à la possibilité, à travers la création d’une nouvelle langue de frontière, de revendiquer un espace autre, hybride (Anzaldua 1987).