Après quelques chroniques qui s’intéressaient de plus près à certaines formes nouvelles (nous allons y revenir dans de futures chroniques !), prenons un peu de hauteur par rapport aux débats que la découverte, dans le grand public, du « langage inclusif » a suscités, en France, depuis l’automne 2017. Dans les autres pays et régions de la francophonie du nord, la thématique était discutée depuis bien plus longtemps, mais la nouvelle visibilité que lui a conférée le débat en France s’est répercutée partout, et ce avec la désignation « langue/écriture inclusive », qui n’est pas entièrement nouvelle, mais n’était pas fréquemment utilisée ailleurs.
Dans la polémique menée publiquement, on perçoit surtout les voix polarisantes : « Touche pas à ma langue » crient les un·e·s, « à bas le masculin à valeur générique » rétorquent les autres.
C’est compréhensible : l’économie de l’attention, à laquelle sont sujets les médias traditionnels, mais aussi les réseaux sociaux, favorisent les prises de position aigües et unilatérales. Il est à supposer que dans les deux cas, les personnes qui profèrent les arguments ont des pratiques qui sont en accord avec leur positionnement. Je vais les illustrer, en les résumant fortement, à l’aide de formes préconisées par les groupes respectifs.
L’argument majeur des défenseurs (ce masculin est donc voulu) est la tradition et la conformité de la majorité des pratiques publiques (et probablement privées aussi) : malgré la remise en question, l’usage des formes masculines à valeur générique est tellement fort qu’il s’agit pour ainsi dire d’un usage « par défaut », étayé par une règle que la majorité des francophones ont apprise dans le cadre scolaire : « le masculin l’emporte sur le féminin ». Cette règle, qui ne figure peut-être pas dans toutes les grammaires normatives du français, mais qui est encore enseignée dans la majorité des écoles1, est étayée par des instances telles que l’Académie française (« devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel »2) ou les instances politiques (cf. la circulaire du premier ministre du 21 novembre 2017, où l’on peut lire : « Dans les textes réglementaires, le masculin est une forme neutre qu’il convient d’utiliser pour les termes susceptibles de s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes. […] [J]e vous invite, en particulier pour les textes destinés à être publiés au Journal officiel de la République française, à ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive. ») Certes, on peut constater çà et là des doublets occasionnels (p. ex. dans les allocutions directes : pensons au « Françaises, Français » de Charles de Gaulle) ; ces incartades à part, l’écriture « traditionnelle » a au moins le mérite d’une certaine simplicité formelle qui convainc ceux qui la pratiquent.
Quant au point de vue des activistes, il n’est pas uni, mais plutôt exploratoire et varié. Celleux qui pratiquent l’écriture « inclusive » essaient toutes sortes de métastratégies et de formes individuelles (cf. p. ex. Lessard et Zaccour 2018) pour s’adresser aux lectrices et lecteurs (par des doublets), à leurs amies (au féminin à valeur générique), collaborateurices (par des néographies) ou à leur lectorat (nom collectif). Certain·e·s vont même plus loin, en introduisant de nouvelles formes indifférenciées : læs plus courageuz cherchent même à (ré)inventer un genre neutre, en français (nous y reviendrons dans une future chronique ; pour ce qui est du neutre, cf. Elmiger 2015). Pour l’instant, tout (ou presque) semble possible : on n’est pas à l’heure des solutions toutes faites, mais au jeu des possibles et des expériences, qui sont parfois d’autant plus remarquées qu’elles sont formellement tape-à-l’œil3. Ces solutions restent souvent confinées à des pratiques individuelles et à des textes isolés et elles ne sont en général que partiellement théorisées : ainsi, il est souvent simple d’y trouver des failles et des limites. Peu importe, car le consensus semble être : mieux vaut une pluralité des pratiques qu’un statu quo sexiste.
Cette dichotomisation semble s’imposer quand on observe le débat, souvent organisé entre les « pour » et les « contre ». Dans le feu oratoire, les éclats argumentatifs seront d’autant plus resplendissants que l’antagonisme est exacerbé. Or, cette mise en opposition simpliste fait abstraction d’une grande partie du public : les personnes qui n’ont pas d’avis très marqué, par exemple parce qu’elles trouvent judicieux certains arguments des uns comme des autres. Elle cache aussi celles et ceux qui écrivent des textes pour le grand public et qui voudraient — ou doivent — rédiger de manière plus inclusive sans se mettre trop en avant. Cela concerne un assez grand nombre de personnes dans les médias, les administrations, dans le monde de l’édition ou de la publication d’informations sur Internet. Combien de fois n’ai-je pas déjà entendu des propos comme : « j’aimerais bien changer mon écriture, mais je ne sais pas comment m’y prendre/mais si je suis la seule à le faire, cela ne fonctionnera pas/mais je crains d’être ridiculisé ».
Ce qui manque derrière l’écran de fumée qui oppose, dans l’arène discursive, les extrêmes, c’est une discussion sereine des possibilités et contraintes des pratiques. (C’est d’ailleurs peut-être le propre de tout débat public aux oppositions antagonistes : il est plus simple de revendiquer des solutions simples que de trouver des voies praticables…)
Ces personnes, qu’elles choisissent le langage inclusif par conviction ou par contrainte, doivent produire des textes, qui, outre les contraintes habituelles de correction, de cohérence, de clarté, de style, etc., doivent être cohérents dans le choix des moyens déployés, soit parce que les textes sont rédigés (ou retravaillés, traduits, etc.) par une autre personne, voire toute une équipe, soit parce qu’ils se réfèrent à d’autres textes (p. ex. des textes à valeur juridique) — ou bien pour d’autres raisons qui dépassent les plumes individuelles.
Ainsi, il s’avère qu’en matière d’écriture inclusive, il n’est souvent pas possible d’obtenir de consensus impliquant l’ensemble des personnes qui sont — ou seront — touchées par les effets : un processus démocratique de la base semble difficile à viser. De même, il semble illusoire d’imposer de nouvelles pratiques d’en haut : sans une certaine adhésion par celles et ceux qui doivent la mettre en œuvre, elles n’auront que peu de chances de se traduire en une réalité convaincante. C’est en tout cas ce que je pense quand je constate (comme c’est souvent le cas) que quelqu’un déduit, sur la base d’un décret ou d’une autre disposition légale visant à modifier le langage, que le langage s’est effectivement modifié. Pour prendre l’exemple de la Suisse : la Loi sur les langues dispose, depuis une dizaine d’années, que « Les autorités fédérales […] tiennent compte de la formulation non sexiste ». Est-ce que cela signifie que toute l’administration francophone rédige en langage inclusif ? Loin de là : dans un projet de recherche visant à étudier les textes régulateurs, les avis des personnes responsables de la rédaction administrative et les textes mêmes4, nous avons constaté qu’en français, plusieurs responsables étaient d’avis que les formes masculines à valeur générique allaient très bien pour rédiger de manière « non sexiste ». Ce son de cloche n’est ainsi pas très loin de celui qu’a proféré, via son décret, le Premier ministre français, lorsqu’il a interdit l’écriture inclusive dans les textes réglementaires.
Pourtant, des propositions viables — même pour de grandes institutions — ont été proposées depuis longtemps, par exemple en Suisse depuis 1991 déjà : un groupe de travail interdépartemental avait suggéré, dans un rapport, des solutions comparables pour les trois grandes langues nationales. Ces propositions étaient-elles trop précoces — ou allaient-elles trop loin ? Il est difficile de le dire. Mais on peut espérer qu’on parviendra à en retrouver l’esprit lorsqu’on essaiera de trouver des solutions dépassant le « y a qu’à » qui caractérise le discours ambiant : « y a qu’à continuer avec le masculin générique » ou « y a qu’à appliquer l’écriture inclusive ». En français, ce n’est pas simple d’y parvenir — pas impossible non plus. Mais il faut se donner les moyens de trouver des solutions convaincantes — ce qui signifie aussi que le débat public devra dépasser, à terme, les dichotomies simplistes et stériles.