La société française d’Ancien Régime (XVIe‑XVIIIe siècles) était régie selon une stricte et inflexible dichotomie de genre structurant l’ensemble des familles et de la société selon l’idéal patriarcal de la monarchie française1. Le système juridique de la France moderne ne reconnait que deux genres légaux : le masculin et le féminin. Toute transgression aux normes, lois et traditions genrées devait donc être poursuivie et, au besoin, réprimée par les autorités judiciaires compétentes. L’hermaphrodisme, véritable « incarnation du doute, du double fait un ou de l’un fait double, du même et de l’autre »2, représente une image forte de transgression de la norme et de la loi en se situant à la frontière délimitant les genres définis juridiquement, ce que les différents acteurs judiciaires ne peuvent tolérer.
Pour ce mémoire, nous avons étudié les discours des professionnels du droit de la France d’Ancien Régime sur l’hermaphrodisme pour cerner les réactions du système de justice et de ses acteurs face aux défis que représentait l’hermaphrodisme, et ainsi circonscrire les constructions juridiques de la féminité et de la masculinité. Les professionnels du droit refusaient de considérer l’existence tant théorique que réelle de l’hermaphrodisme, mais reconnaissaient que certains individus pouvaient posséder une anatomie ambigüe pouvant les « tromper » sur leur véritable identité juridique. De ce fait, ils affirmaient qu’il était de leur responsabilité juridique et sociale d’attribuer un genre juridique à ces individus par l’instruction d’un procès en les accusant d’avoir enfreint les lois genrées du Royaume de France par leurs comportements sexuels et amoureux (accusations de sodomie et de profanation du sacrement de mariage), ou par leur apparence vestimentaire (accusations de travestissement), judiciarisant ainsi leurs actions et, indirectement, leur corps.
Étant forcés de juger et de commenter ces procédures criminelles, ces experts en droit ont construit deux modèles distincts pour établir le genre juridique d’un prétendu hermaphrodite. Dans une première phase (1601‑1661), les magistrats des cours municipales puis royales s’appuyaient sur des examens visuels de l’apparence extérieure des parties génitales du corps prétendument hermaphrodite pour lui attribuer un genre juridique. Dans une deuxième période (1686‑1765), ces mêmes autorités attribuaient un genre juridique selon la fonctionnalité des organes génitaux et, surtout, selon les capacités reproductrices théoriques de l’individu. Dès lors, la simple observation du corps ne suffisait plus et des examens physiques et invasifs étaient ordonnés. Dans les deux cas, les discours juridiques sont catégoriques : seule la justice du roi peut établir le genre juridique véritable d’un individu, les sciences médicales étant subordonnées aux discours et pratiques juridiques.
Étant confrontés à l’hermaphrodisme et à l’ambigüité anatomique, les professionnels du droit ont rédigé et, parfois, publié des discours sous la forme de commentaire, de traité ou de factum sur leurs conceptions de la masculinité et de la féminité. Ainsi, ils ont décrit comment ils percevaient juridiquement les distinctions sociales, médicales et comportementales entre le masculin et le féminin pour construire des définitions juridiques de ces deux genres. Ces définitions transcendaient l’unique aspect du sexe biologique des individus. Pour ces juristes, les facteurs comportementaux tels que les normes vestimentaires et les comportements sexuels hétéronormatifs étaient également des éléments distinctifs des genres que tout individu devait respecter et performer.
Cependant, la justice de la France des XVIIe et XVIIIe siècles ne pouvait pas condamner l’apparence et le ressenti d’un individu et encore moins son identité profonde. Nos recherches démontrent que, malgré les poursuites judiciaires et les examens invasifs, cette justice fut relativement clémente envers les individus soupçonnés d’être hermaphrodites. Les corps prétendus hermaphrodites n’étaient pas poursuivis en justice même s’ils étaient perçus comme transgressifs, voire même dangereux, par les autorités juridiques de la France d’Ancien Régime. C’était plutôt les individus qui étaient poursuivis lorsqu’ils commettaient un crime défini par la loi. Suivant la jurisprudence développée par les magistrats du siècle précédent, les juristes du XVIIIe siècle ont judiciarisé indirectement l’hermaphrodisme au moyen de crimes et délits inscrits dans les ordonnances du royaume tels que le travestissement, la sodomie et la profanation du sacrement du mariage, en l’absence d’une législation royale sur la question. Nous concluons donc qu’à cette époque, l’hermaphrodisme était étroitement surveillé sans être concrètement puni.