Introduction
Né à l’intérieur du discours juridique anglo-américain, où il a été « forgé par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw à la fin des années 1980 » (Achin & Bereni 2013 : 445), le concept d’intersectionnalité « réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle » (Bilge 2009 : 70). Bien que sa généalogie ne fasse pas l’unanimité (ibidem : 74), c’est en tout cas Crenshaw qui a contribué à sa diffusion au plan international grâce à sa participation « à la rédaction du document de base sur la discrimination de race et de genre pour la Conférence des Nations unies sur le racisme de Durban (2001) » (Falquet & Kian 2015). Le terme est donc désormais reconnu par les organisations internationales au point qu’il est rentré dans la banque de données terminologiques de l’ONU, UNTERM. Or cette ressource, tout en s’appuyant sur un document externe de la Commission européenne (désormais CE) de 2007 pour définir le concept en anglais, préfère convoquer des intellectuels français pour la définition en langue française, et ce alors même qu’une traduction officielle du document de la CE existe.
C’est justement la traduction de ce concept en français et à l’international et sa circulation (comme substantif, mais également comme adjectif et comme verbe) qui nous intéresse dans cet article. Nous souhaitons par là contribuer au champ de recherche lexicale portant sur l’emploi des termes d’études de genre dans les documents institutionnels (voir entre autres, Nugara 2011, Baider 2014, Orellana Cunert 2014) et analyser de plus près « la dynamique de production des discours autorisés qui investissent les arènes publiques » (Krieg-Planque & Oger 2010 : 95). Après avoir présenté le corpus et la méthode d’analyse adoptée, nous réfléchirons sur les problèmes que le nouveau concept pose aux plans théorique et pratique en anglais, et plus encore lors de son adaptation en français. À partir des toutes premières attestations du terme dans le discours onusien et de la circulation des éléments lexicaux et discursifs liés au concept concerné, nous observerons comment et dans quelle mesure les différentes organisations internationales considérées (les institutions européennes, notamment le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et les instances onusiennes) permettent ou pas des passages « codiscursifs » (Raus 2015).
Corpus et méthode d’analyse
Notre corpus concerne les documents des organisations internationales analysées à partir de 1998 jusqu’en décembre 2017. C’est justement en 1998 que le terme anglais « intersectionality » est utilisé pour la première fois par l’ONU. Ensuite, la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, qui s’est déroulée à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au 7 septembre 2001 devient un événement historique fondamental pour la diffusion conséquente du concept à l’échelle internationale, comme en témoignent de nombreuses citations dans les sources internationales consultées. Le document issu de cette conférence est en effet perçu comme fondateur par rapport à la thématique abordée dans ce travail.
Par conséquent, nous avons rassemblé avant tout les documents onusiens en langue anglaise qui présentent l’occurrence « intersectionality », ainsi que leurs homologues en français pendant la période concernée. Tous ces documents sont accessibles dans le Système de diffusion des documents électroniques de l’ONU, le SEDOC.
Nous avons ensuite interrogé la banque de données de l’Union européenne Eur-Lex. Dans celle-ci, les documents juridiques anglais et français portant sur l’intersectionnalité paraissent seulement après 2010. Nous avons également téléchargé du portail du Parlement européen (désormais PE) les rapports non législatifs où l’on retrouve l’attestation du terme anglais en question et leurs analogues en français. Ce sous-corpus se compose de documents de la seule législature actuelle (2014-20191).
Nous résumons dans le tableau 1 les données de ce corpus de travail :
Corpus en anglais2 |
|||
SEDOC |
EUR-Lex |
PE |
|
Nombre des documents contenant « intersectionality » |
86 |
5 |
5 |
Nombre de mots |
1 097 685 |
140 371 |
61 888 |
Nombre total de mots |
1 299 944 |
Corpus en français3 |
|||
SEDOC |
EUR-Lex |
PE |
|
Nombre des documents traduits en FR |
85 |
2 |
5 |
Nombre de mots |
1 427 264 |
20 006 |
79 347 |
Nombre total de mots |
1 526 617 |
Tab. 1 : Le corpus de travail (1998-2017).
En nous appuyant sur un critère intertextuel et/ou interdiscursif4, nous avons ensuite élargi notre corpus de travail de deux manières :
-
d’une part, nous avons ajouté les documents du PE concernant l’entrée « intersectional discrimination » (23 documents en anglais pour un total de 308 997 mots et les 23 documents équivalents en français pour un total de 423 718 mots) ;
-
de l’autre, nous avons consulté deux documents du Conseil de l’Europe (désormais COE) portant sur la thématique choisie (COE 2011 et 2017) et un document externe de la CE (CE 2007) qui est souvent cité par les autres acteurs concernés.
Enfin, nous avons eu recours aux sources terminographiques officielles des organisations concernées, notamment UNTERM de l’ONU et IATE des institutions de l’UE.
Nous tenons à préciser que la méthode adoptée est celle de l’analyse du discours « à la française » (Dufour & Rosier 2012 : 5), telle qu’elle peut enrichir les recherches en terminologie et en traduction dans une perspective de lexicologie discursive (Mortureux 2004 ; Raus 2013). Cette méthode pose justement l’interdiscours comme constitutif de la circulation du matériel lexical et discursif et permet d’observer le positionnement des sujets à son intérieur (Charaudeau & Maingueneau 2002 : 453-454).
Nous avons privilégié une analyse qualitative comparant les versions anglaises des documents, souvent l’original des textes, avec la version/traduction française, et focalisant notre attention sur les mécanismes de l’interdiscours : les citations mais aussi la reprise d’éléments discursifs entre documents. Nous avons également abordé les corpus à l’aide du logiciel Sketch Engine5. À la différence des concordanciers traditionnels (i.e. AntConc), Sketch Engine génère des pages de word sketch qui permettent de visualiser d’un coup les informations pertinentes portant sur l’entrée concernée. Voici, par exemple, les résultats pour « intersectionality » et pour « intersectionnalité » dans l’ensemble du corpus de travail :
Fig. 1 : Affichage des word skeches relatifs à l’entrée « intersectionality » et à son équivalent français « intersectionnalité » dans le corpus de travail (source : Sketch Engine).
Par la création de ces pages, le logiciel en question donne la possibilité de retracer facilement des configurations d’énoncés spécifiques.
L’intersectionnalité : un concept problématique
La théorie de l’approche intersectionnelle et les différentes catégories
Au plan international, l’approche intersectionnelle est problématique dans la théorie avant même de l’être en termes pratiques de notions opératoires. À ce sujet, nous pouvons retracer deux types de problèmes.
Le premier concerne le fait que cette approche peut prendre en compte des catégories variées, voire des groupes, et même se référer à des propriétés des individus qui restent fort hétérogènes. Cet aspect, déjà connu par les spécialistes (voir, entre autres, Bilge 2009 : 76-78 ; Fassin 2015 : 20), fait que les différentes organisations internationales définissent l’intersectionnalité par rapport à plusieurs éléments, normalement des catégories multiples différentes. En 2009, le Conseil économique et social de l’ONU (désormais ECOSOC) souligne justement la nécessité de contextualiser l’intersectionnalité, notamment les discriminations intersectionnelles, d’autant plus que les catégories concernées peuvent varier également dans le temps. C’est par exemple le cas de l’« identité sexuelle », qui est présente très tôt dans les documents onusiens, mais qui se transformera en « identité de genre » pendant les années 2010.
Outre les catégories qui peuvent faire éventuellement l’objet de la discrimination intersectionnelle, un deuxième problème concerne les catégories prises réellement en compte par les documents qui visent l’élimination de ces discriminations de manière opératoire. Le discours onusien donne la priorité à l’intersection entre la race et le genre dans les premiers documents anglais sur l’intersectionnalité, puis entre la race et la religion en 2001. D’ailleurs, jusqu’en 2012 la race est toujours présente, en combinaison avec les catégories citées, pour ensuite se raréfier. Après 2012, les documents intègrent les catégories les plus différentes : on privilégie les handicapés, puis les femmes migrantes pour enfin arriver à inclure l’albinisme en 2017. Au PE, par contre, l’intersectionnalité, qui parait dans le corpus des rapports non législatifs pendant la législature actuelle de 2014, privilégie les femmes et/ou le genre, qui sont le plus souvent cités avec les autres catégories, et ce n’est qu’en 2017 que le discours s’ouvre à des catégories variées n’ayant pas forcément affaire aux femmes. C’est la raison pour laquelle l’intersectionnalité est présente dans les rapports présentés par la Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres ou dans les avis demandés à cette commission. Remarquons que la définition française de « discrimination intersectionnelle » dans la fiche IATE proposée par le PE en 2012-2014 (IATE ID : 3 523 428) évoque une « discrimination fondée sur le sexe et sur l’origine ethnique6 ». Les documents présents dans EUR-Lex proposent la même intersection entre « la femme » ou « le genre » et d’autres catégories (minorités, handicapés…).
Les concepts opératoires : types de discrimination et relations conceptuelles
L’intersectionnalité ne se réduit pas à une approche théorique, mais elle concerne aussi les concepts opératoires qui visent concrètement la lutte contre les discriminations. À ce sujet, ce n’est pas un hasard si, pour la forme adjectivale, c’est justement le syntagme « discrimination intersectionnelle » qui est plus fréquent qu’« analyse/approche + intersectionnelle7 ».
Même dans le cas des concepts opératoires, l’intersectionnalité soulève des problèmes liés, cette fois-ci, à la relation conceptuelle entre les termes concernés ; cela favorise la présence de plusieurs équivalents lors de la traduction en français du syntagme « intersectional discrimination8 ».
Afin de mieux comprendre cet aspect, il est utile d’étudier les définitions des concepts en question qui sont présentes dans le corpus et dans les sources terminologiques analysées. En 2001, l’ECOSOC traduit l’anglais « intersectionality » par « convergence des discriminations », qu’il définit comme notion « répondant au besoin d’appréhender à la fois les conséquences structurelles et dynamiques de l’interaction d’au moins deux formes de discrimination ». La définition conceptuelle de l’intersectionnalité se lie donc étroitement à celle de la discrimination. Cela est d’autant plus vrai que nous trouvons le lien entre l’intersectionnalité et la discrimination dans les définitions anglaise et française des fiches « intersectionality »/« intersectionnalité » dans UNTERM :
The study of intersection between different disenfranchised groups or groups of minorities; specifically, the study of the interactions of multiple systems of oppression or discrimination. The feminist sociological theory was first hightlighted by Kimberlé Crenshaw in 1989 (Source : Commission européenne 2007).
L’intersectionnalité étudie les relations et intersections entre différentes formes de domination et de discrimination. Une personne peut subir simultanément de multiples formes de discrimination, que ce soit en termes de race, classe, genre, ethnicité, sexualité, capacité, âge (Source : Revue L’Homme et la société — Prismes féministes. Qu’est-ce que l’intersectionnalité ? L’Harmattan 2010).
Cependant, si nous faisons la comparaison entre ces deux fiches, nous remarquons des décalages intéressants. En effet, bien que la traduction du document de 2007 de la Commission de l’UE9, qui est la source de la définition anglaise, existe également en français, la banque onusienne adapte le concept en français en privilégiant des sources nationales, ce qui permet de s’affranchir de la source allogène première, Kimberlé Crenshaw, et de privilégier le point de vue du matérialisme français, qui insiste sur les formes de domination et de discrimination et parle de « classe » à côté, entre autres, du genre et de la sexualité (Fassin 2015 : 12).
Par rapport à l’amalgame entre l’intersectionnalité et la discrimination, il est également présent dans les sources européennes, qui ne définissent jamais l’intersectionnalité mais plutôt la « discrimination intersectionnelle », ce qui crée des superpositions conceptuelles, notamment avec le terme proche de « discrimination multiple/multiple discrimination ». Le premier document à donner des définitions des discriminations est le rapport de la Commission européenne (CE 2007) qui est cité dans la fiche UNTERM en anglais. Ce document contribue en fait à la confusion entre les types de discrimination qui s’ensuivra. D’abord, il cite des documents, comme le Rapport de justice sociale australien de 2004, où l’intersectionnalité est réduite à la « discrimination intersectionnelle » :
(EN) Intersectional discrimination, or intersectionality, refers to the…
(FR) La discrimination intersectionnelle (intersectionnalité) fait référence…
Ensuite, en posant la discrimination multiple comme un concept nouveau proposé par Crenshaw (« la discrimination multiple […] le terme a été introduit largement aux États-Unis par Kimberlé Crenshaw »), ce document favorise la superposition entre « discrimination multiple » et « discrimination intersectionnelle ».
Dans ce même document, pourtant, la Commission distingue également les deux concepts, comme il arrive dans la citation suivante :
(EN) Multiple Discrimination describes a situation where discrimination takes place on the basis of several grounds operating separately. A different term used to describe this form of discrimination is additive discrimination. […] Intersectional Discrimination refers to a situation where several grounds operate and interact with each other at the same time in such a way that they are inseparable (11).
(FR) Dans la discrimination multiple, plusieurs motifs agissent séparément. Par exemple, une femme d’une minorité ethnique peut, dans une situation, faire l’expérience de la discrimination fondée sur le fait qu’elle est une femme et, dans une autre, d’une discrimination fondée sur son origine ethnique. On parle également de « discrimination additive » dans ce cas. […] La discrimination intersectionnelle désigne une situation où plusieurs motifs interagissent les uns avec les autres en même temps d’une manière telle qu’ils sont inséparables.
Tout en décrivant la discrimination multiple comme un concept se superposant à celui de la discrimination intersectionnelle, l’institution envisage ces deux concepts comme différents, l’un se référant aux discriminations agissant de manière séparée et l’autre aux discriminations agissant en même temps. Cette apparente contradiction s’explique en posant la présence des relations conceptuelles suivantes :
Fig. 2 : Représentation des relations conceptuelles entre les formes de discriminations10.
En d’autres mots, la « discrimination multiple » serait à la fois l’hyperonyme et le co-hyponyme des autres formes de discrimination. Cette hypothèse est confirmée par d’autres définitions que nous avons trouvées dans notre corpus (voir, entre autres, CE 2007, Eurobaromètre 2008) et par une note contenue dans la fiche IATE qui est produite en 2017 par le Conseil pour l’entrée « discrimination multiple » (IATE ID : 3 556 017) :
On peut opérer trois distinctions pertinentes entre les différentes formes de discriminations dites multiples (au sens large) :
– la discrimination multiple (au sens strict) ou additive11 désigne une situation où la discrimination se produit sur la base de deux ou plusieurs motifs qui agissent séparément ;
– la discrimination composée décrit une situation où la discrimination se produit sur la base de deux ou plusieurs motifs en même temps et où un motif est aggravé ou même déclenché par un ou plusieurs autres critères de discrimination ;
– la discrimination intersectionnelle décrit une situation où plusieurs motifs opèrent simultanément et interagissent indissociablement, avec pour effet la production de formes de discrimination distinctes et spécifiques.
La double utilisation de « discrimination multiple » comme hyperonyme et comme co-hyponyme est également présente dans les discours du Conseil de l’Europe, comme on peut le voir dans ces deux extraits, le premier différenciant les deux co-hyponymes, le deuxième insistant plutôt sur la relation d’hyperonymie :
(COE 2011 : 20) La discrimination multiple désigne une discrimination qui se fonde sur plusieurs motifs agissant séparément. On utilise aussi souvent le terme discrimination intersectionnelle, lequel fait référence à une situation dans laquelle plusieurs motifs agissent et interagissent en même temps d’une manière telle qu’ils sont indissociables.
(COE 2017 : 18) La discrimination multiple, qui désigne les situations où « [c]ertaines personnes ou groupes de personnes sont l’objet d’une discrimination fondée sur plusieurs motifs interdits […] ». La discrimination multiple se manifeste souvent sous la forme d’une discrimination intersectionnelle, où les motifs de discrimination sont indissociablement liés et donnent lieu à une expérience discriminatoire unique ou à de nouvelles formes de discrimination.
Le fait que la « discrimination multiple » soit aussi l’hyperonyme de la discrimination intersectionnelle justifie dans le corpus la présence du syntagme « discrimination multiple intersectionnelle », ce qui fait parfois confondre les deux concepts dans un paradigme désignationnel (Mortureux 2004 : 100) permettant justement à la discrimination multiple de remplacer l’autre, en anglais comme en français.
Le cas onusien est similaire : nous trouvons la même relation conceptuelle dans un document de l’ECOSOC de 2008 :
Globalement, cette réalité et ses diverses formes sont désignées par des termes très différents […] concept que nous appellerons ici « discrimination multiple ». Lorsque la personne défavorisée est une femme appartenant à une minorité ethnique, elle peut être exposée aux variantes suivantes de la discrimination fondée sur des motifs multiples :
a) Discrimination multiple s’inscrivant dans le temps, lorsque la personne en question subit une discrimination en raison soit du sexe, soit de l’origine ethnique à des moments distincts. Le groupe de référence utilisé pour la comparaison dépendra du motif de discrimination considéré : soit des hommes, soit des membres de la majorité ethnique ;
b) Discrimination composée, lorsqu’elle subit une discrimination pour les deux motifs en même temps, lesquels s’additionnent et ont donc des effets plus sensibles (par exemple, niveau inférieur de résultats) tant par rapport aux hommes de la minorité ethnique que par rapport aux femmes de la majorité ethnique. En théorie, la discrimination de ce type devrait être évaluée sur la base d’une comparaison avec tous les autres individus simultanément, mais dans la pratique, il est moins facile de déterminer de qui sera effectivement constitué le groupe de référence retenu ;
c) Discrimination croisée, lorsqu’elle subit une discrimination dans laquelle les deux motifs interagissent simultanément, entrainant des résultats que ne connaissent ni les hommes appartenant à la minorité ethnique ni les femmes appartenant à la majorité ethnique ; une telle situation peut résulter, par exemple, de préjugés particuliers ou des conséquences néfastes de certaines pratiques culturelles.
Remarquons que, dans ce document, « intersectional discrimination », est traduit par « discrimination croisée ». En effet, bien que l’ONU traduise le plus souvent « intersectionality » par l’équivalent harmonisé « intersectionnalité » (112 occurrences par rapport aux 143 en anglais), il a tendance à recourir aux trois synonymes suivants lors de la traduction d’« intersectional discrimination » :
-
l’équivalent harmonisé « discrimination intersectionnelle » (9 occurrences avant 2016 pour se limiter à 2 occurrences après cette date) ;
-
l’équivalent « discrimination intersectorielle », moins fréquent (2 occurrences) et qui semble plutôt une simple variante notationnelle ;
-
l’équivalent « discrimination croisée » (3 seules occurrences avant 2016) qui devient le plus fréquent après 2016 (61 occurrences). D’ailleurs, la proximité entre les deux synonymes « intersectionnelle » et « croisée » est soulignée dans l’original français de la note du Secrétaire général du 30 juillet 2015, où l’on peut lire (paragraphe 53) : « À cela s’ajoute pour eux une absence d’intersectionnalité, c’est-à-dire de croisement, prise en compte entre différents types et sources de discrimination ».
La coexistence de ces synonymes ne relève pas du phénomène de l’« équivalence plurivoque » (« multiple equivalence ») (Cosmai 2014 : 158) mais semble plutôt dénoncer la présence d’une véritable synonymie « pathologique12 » (Bertaccini et alii 2005 : 9).
Les toutes premières attestations du concept : le discours onusien
L’anglais « intersectionality13 » fait son apparition dans le corpus onusien du SEDOC en 1998, à l’intérieur du rapport du Secrétaire général de l’ONU intitulé Integrating the gender perspective into the work of United Nations human rights treaty bodies : le terme y est utilisé une fois dans l’expression « intersectionality of discrimination on the basis of race and sex ». Signalons également, à l’intérieur du même document, deux occurrences du terme anglais « intersection », dans l’expression « intersection of race and gender », et une seule fois du verbe « (to) intersect ». En anglais le terme apparait donc dans un discours concernant le couple questions raciales — genre/sexe.
Le document de 1998 n’est disponible qu’en anglais, ce qui ne nous a pas permis d’en dire plus au sujet de sa traduction en français. Trois ans plus tard, le concept circule abondamment dans l’anglais onusien, notamment dans sept documents, entre autres dans le Rapport de la Conférence mondiale de Durban (31 août-8 septembre 2001), évènement fondateur déjà mentionné. Il est intéressant de remarquer que ce texte, considéré comme un « lieu discursif » (Krieg-Planque 2010 : 103-104), ne présente pas d’occurrence du terme concerné, si ce n’est les deux occurrences anglaises des termes reliés, à savoir le verbe « (to) intersect » et le nom « intersection » :
31. Urges States […] to place special focus on gender issues, including gender discrimination, particularly when the multiple barriers faced by migrant women intersect ;
54. Urges States : (a) To recognize […] that the intersection of discrimination on grounds of race and gender makes women and girls particularly vulnerable to this type of violence […].
Dans ces deux cas, le concept est absent dans la traduction française, qui privilégie la transposition ou l’omission par rapport à la source (« … aux multiples obstacles auxquels les femmes […] se heurtent » ; « […] la discrimination fondée sur la race et le sexe »). Les traducteurs montrent ici leur faible familiarité avec le concept.
Un document plus intéressant du point de vue de l’utilisation du concept, bien que ce texte ne soit pas conçu comme lieu discursif, parait le 1er février de la même année : il s’agit du Rapport du Secrétaire général au Conseil économique et social de l’ONU portant sur des questions thématiques soumises à la Commission de la condition de la femme. Ce document est fondamental pour deux raisons.
D’abord, nous y trouvons les toutes premières occurrences françaises du concept, bien que, à la différence de l’anglais, elles soient présentes seulement comme adjectif dans la structure « N + intersectionnel ». Nous avons relevé trois N différents : « approche », « analyse », « discrimination », ce dernier étant l’expression la plus utilisée qui permet au principe théorique de se concrétiser dans la lutte contre les discriminations intersectionnelles.
Ensuite, nous y trouvons également la définition anglaise d’« intersectionality », ce concept étant explicité en termes de discrimination dans le paragraphe intitulé Intersection of gender and racial discrimination. Conceptualizing of intersectional discrimination, où il est précisé que :
The Expert Group Meeting, in its discussions, described the multiple forms of discrimination as compound discrimination, multiple burdens, or double or triple discrimination. Intersectionality was defined as a conceptualization of the problem that sought to capture both the structural and the dynamic consequences of the interaction between two or more forms of discrimination. It specifically addressed the manner in which racism, patriarchy, class oppression and other discriminatory systems create inequalities that structure the status of various groups of women.
Voici comment la définition du concept est traduite dans le paragraphe équivalent intitulé Convergence de la discrimination fondée sur le sexe et de la discrimination raciale. Définition de la notion de convergence de discriminations :
Lorsque, au cours de ses débats, le Groupe d’experts a voulu décrire la coïncidence de diverses formes de discrimination, il a parlé de discrimination cumulative, de fardeaux multiples ou de double ou triple discrimination. La notion de convergence de discriminations a été définie comme répondant au besoin d’appréhender à la fois les conséquences structurelles et dynamiques de l’interaction d’au moins deux formes de discrimination. Ce terme permet en particulier d’évoquer la manière dont le racisme, le patriarcat, l’oppression d’une classe par une autre et d’autres régimes discriminatoires créent des inégalités qui forgent la condition de divers groupes de femmes.
Il est intéressant de remarquer le nombre de modulations et d’adaptations produites par la traduction française du document anglais, entre autres :
-
« Compound discrimination » est traduit par « discrimination cumulative » au lieu de « composée ». Si la traduction française insiste sur la cumulation, concept qui reste différent de l’intersection, la composition permettrait quand même de poser la discrimination comme composée de plusieurs éléments. En tous les cas, les deux concepts contribuent à la confusion des concepts en anglais comme en français ;
-
« Intersectionality was defined as a conceptualization… » est traduit par « la notion14 de convergence des discriminations […] a été définie […] ».
Le concept de l’intersectionnalité tend donc à être adapté en français. Remarquons également que le concept se lie étroitement aux « discriminations », notamment à la discrimination concernant à la fois la race et le « gender », ce dernier étant normalement adapté dans le français onusien par « sexe » ou par d’autres équivalents depuis 1995 (Raus 2013 : 89). L’adaptation révèle sans doute la présence d’un point de vue décalé de la version française par rapport à l’original anglais.
Il faut attendre 2009 pour trouver la première occurrence du terme « intersectionnalité15 » dans les documents onusiens en français, notamment dans l’extrait suivant du Rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’Assemblée générale de l’ONU :
La notion d’« intersectionnalité » permet au Comité, dans la pratique, d’élargir les motifs de discrimination interdite et de traiter des situations de discrimination double ou multiple — comme dans le cas de la discrimination fondée sur le sexe ou la religion lorsqu’elle se conjugue à une discrimination fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés à l’article premier de la Convention.
Bien que dans ce même document « gender » soit encore traduit par « sexe », c’est justement en 2009 que nous trouvons également l’utilisation de « genre » dans le corpus français du SEDOC. Ce changement est également enregistré par la fiche UNTERM remaniée en 2018 concernant les équivalents français de gender : si le terme vedette en français est encore « sexe », nous relevons des notes qui en restreignent l’utilisation aux statistiques et privilégient plutôt « genre » pour désigner la construction sociale, en confirmant l’évolution terminologique après 200916.
Nous pouvons donc supposer un lien entre ces deux concepts, ce qui nous amène à nous demander en quoi l’utilisation du concept « genre » dans le français onusien pourrait faciliter l’émergence de l’approche « intersectionnelle ». Tout semble se passer comme si le choix, jusqu’en 2009, de remplacer « gender » par « sexe » et d’adapter l’« intersectionality » par l’utilisation d’équivalents non harmonisés en français découlait de la tentative de se positionner d’après une approche différentialiste qui aurait été privilégiée dans les traductions onusiennes en français. Ce ne sera qu’ensuite que cette approche sera devancée par l’autre, matérialiste, qui insiste sur les rapports de domination et sur le « genre », et qui aura pour effet l’harmonisation lexicale (utilisation de « genre » et d’« intersectionnalité/intersectionnel » après 2009).
Cela peut expliquer pourquoi l’entrée « intersectionnalité » d’UNTERM cite la source française de 2010 et non le document de la CE de 2007, cité dans la fiche en anglais. En effet, la version française de ce dernier utilise « sexe » à la place de « genre », ce deuxième supposant le dépassement du binarisme différentialiste. Il s’agit donc d’un document qui ne permet pas de porter sur les objets en question un point de vue compatible avec l’intersectionnalité, cette dernière réfutant justement « le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale » (Bilge 2009 : 70).
Dans ce cadre, la toute récente contre-tendance onusienne à privilégier « discrimination croisée » à « discrimination intersectionnelle/intersectorielle » ne pourrait-t-elle pas être vue comme une tentative d’endiguer ou de limiter la diffusion du point de vue matérialiste ?
Circulation codiscursive
Par rapport au « codiscours » (Raus 2015 : 117), et par conséquent à la circulation d’éléments discursifs d’un « champ discursif » (Charaudeau, Maingueneau 2002 : 97) à l’autre, nous avons d’abord considéré la présence d’éléments intertextuels, à savoir de renvois explicites à des sources extérieures. L’analyse quantitative et qualitative nous a ensuite guidée pour déceler la présence de contaminations interdiscursives.
Renvois intertextuels
Les citations démontrent la présence d’un lieu discursif, notamment le rapport de 2007 de la Commission européenne qui, rappelons-le, est un document rédigé par des experts externes à la CE. Il ne s’agit pas d’un document purement informatif, au sens où il n’est pas destiné à informer les citoyens européens des activités et des politiques de l’Union, mais d’un document politique (Cosmai 2014 : 115) qui sert à fournir aux décideurs des données et des renseignements utiles sur un sujet précis pour qu’ils puissent ensuite mieux orienter les politiques européennes (comme les livres verts ou blancs). Ce document est cité, entre autres, dans UNTERM et à l’intérieur du discours du Conseil de l’Europe (COE 2011). C’est donc ce document que nous allons étudier en premier. Nous nous attarderons ensuite sur le cas du document COE de 2017, qui reprend le contenu de trois documents onusiens différents.
La reprise du rapport de la CE de 2007 dans les textes de l’ONU et du COE
Le rapport de la CE de 2007 sur la Lutte contre la discrimination multiple est un document fondamental dans la mesure où il offre un excursus de la littérature existante et fournit également les définitions des différentes formes de discrimination, entre autres, de la discrimination intersectionnelle.
Ce document, nous l’avons dit, est cité dans la fiche UNTERM concernant l’intersectionality. Cependant, la citation n’est pas fidèle, au sens où la source onusienne se limite à extrapoler la définition du document extérieur sans en rapporter les mots exacts :
(CE 2007) Intersectional Discrimination refers to a situation where several grounds operate and interact with each other at the same time in such a way that they are inseparable. […] Intersectional discrimination, or intersectionality, refers to the connection between aspects of identity, such as race, gender, sexuality, religion, culture, disability and age.
(UNTERM) The study of intersections between different disenfranchised groups or groups of minorities; specifically, the study of the interactions of multiple systems of oppression or discrimination. This feminist sociological theory was first highlighted by Kimberlé Crenshaw in 1989.
La citation de ce même rapport dans COE 2011 se présente de la manière synthétisée dans le tableau 2 :
CE 2007 |
COE 2011 |
(EN. P. 18) |
(EN, p. 130-131) Il cite en note le doc CE 2007 |
Multiple Discrimination describes a situation where discrimination takes place on the basis of several grounds operating separately. |
Multiple discrimination describes discrimination that takes place on the basis of several grounds operating separately. |
Intersectional Discrimination refers to a situation where several grounds operate and interact with each other at the same time in such a way that they are inseparable |
Another term often used in this regard is intersectional discrimination, which refers to a situation where several grounds operate and interact with each other at the same time in such a way that they are inseparable. |
(FR. P. 16-17) |
(FR, P. 142) Il cite en note le doc CE 2007 |
Dans la discrimination multiple, plusieurs motifs agissent séparément. |
La discrimination multiple désigne une discrimination qui se fonde sur plusieurs motifs agissant séparément. |
La discrimination intersectionnelle désigne une situation où plusieurs motifs interagissent les uns avec les autres en même temps d’une manière telle qu’ils sont inséparables |
On utilise aussi souvent le terme discrimination intersectionnelle, lequel fait référence à une situation dans laquelle plusieurs motifs agissent et interagissent en même temps d’une manière telle qu’ils sont indissociables. |
Tab. 2 : Reprise du document CE 2007 dans le texte du COE (2011).
Dans ce cas, les reprises intertextuelles sont plus fidèles à la source par rapport à la reformulation onusienne, à l’exception de l’insertion de la phrase qui agence les deux types de discriminations et qui brouille les contours de celles-ci (« another term often used in this regard is »/« on utilise aussi souvent le terme »). La partie ajoutée semble se référer justement aux problèmes conceptuels évoqués plus haut.
Les deux types de reprise du texte de la CE permettent de retracer des relations codiscursives différentes par rapport à cette institution, lesquelles ressemblent à des postures de « surénonciation » (Rabatel 2004 : 9), pour l’acteur onusien, et de « coénonciation » (idem), pour le COE. Cela nous informe sur la manière dont l’énonciateur ressent son discours comme plus au moins autoritaire et légitime, ou plus ou moins alternatif par rapport à celui de l’acteur cité.
La reprise du dit onusien dans le discours du COE
Dans la publication sur la promotion de la non-discrimination des personnes handicapées de 2017, le COE cite plusieurs sources onusiennes, notamment les trois documents suivants : la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) de 2006, l’Observation générale n° 20 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies (CDESC) de 2009 et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) de 2010.
Voyons de près la reprise du dit-autre dans les versions anglaise (tableau 3) et française (tableau 4) du document de 2017 :
CDPH 2006 |
COE 2017 |
para. (p) preamble Concerned about the difficult conditions faced by persons with disabilities who are subject to multiple or aggravated forms of discrimination on the basis of race, colour, sex, language, religion, political or other opinion, national, ethnic, indigenous or social origin, property, birth, age or other status, |
[…] the Preamble of the UNCRPD refers to “the difficult conditions faced by persons with disabilities who are subject to multiple or aggravated forms of discrimination on the basis of race, colour, sex, language, religion, political or other opinion, national, ethnic, indigenous or social origin, property, birth, age or other status”.26 (26) UNCRPD, preamble, para. (p). |
CDESC 2009 |
COE 2017 |
Multiple discrimination 17. Some individuals or groups of individuals face discrimination on more than one of the prohibited grounds, for example women belonging to an ethnic or religious minority. Such cumulative discrimination has a unique and specific impact on individuals and merits particular consideration and remedying. |
[…] multiple discrimination, which refers to situations whereby ‘individuals, or groups of individuals, face discrimination on more than one of the prohibited grounds’ and it often produces ‘compounding or aggravating efects’.25 (25) UN Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comment No. 20 (2009), non-discrimination in economic, social and cultural rights, UN Doc E/C.12/GC/20, at para. (p) |
CEDAW 2010 |
COE 2017 |
18. Intersectionality is a basic concept for understanding the scope of the general obligations of States parties contained in article 2. The discrimination of women based on sex and gender is inextricably linked with other factors that affect women, such as race, ethnicity, religion or belief, health, status, age, class, caste, and sexual orientation and gender identity. |
Multiple discrimination often manifests itself as intersectional discrimination, whereby the grounds for discrimination are inextricably linked27 and produce a unique discriminatory experience or new forms of discrimination. (27) CEDAW, para. 18 |
Tab. 3 : Reprise du dit onusien en anglais dans le discours du COE (2017).
CDPH 2006 |
COE 2017 |
par. (p) du préambule p) Préoccupés par les difficultés que rencontrent les personnes handicapées, qui sont exposées à des formes multiples ou aggravées de discrimination fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale, ethnique, autochtone ou sociale, la fortune, la naissance, l’âge ou toute autre situation, |
[…] le préambule de la CDPH-ONU mentionne les « difficultés que rencontrent les personnes handicapées, qui sont exposées à des formes multiples ou aggravées de discrimination fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale, ethnique, autochtone ou sociale, la fortune, la naissance, l’âge ou toute autre situation26 » (26) CDPH-ONU, préambule, paragraphe (p) |
CDESC 2009 |
COE 2017 |
Discrimination multiple 17. Certaines personnes ou groupes de personnes sont l’objet d’une discrimination fondée sur plusieurs motifs interdits, par exemple les femmes appartenant à une minorité ethnique ou religieuse. Cette discrimination cumulative a des conséquences bien spécifiques pour les personnes concernées et mérite une attention et des solutions particulières. |
[…] la discrimination multiple, qui désigne les situations où « [c]ertaines personnes ou groupes de personnes sont l’objet d’une discrimination fondée sur plusieurs motifs interdits » et où « [c]ette discrimination cumulative a des conséquences bien spécifiques pour les personnes concernées25 [...] ». (25) Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, Observation générale n 20 (2009), La non-discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels, UN Doc E/C.12/GC/20, paragraphe 17. |
CEDAW 2010 |
COE 2017 |
18. Le fait que les phénomènes de discrimination se recoupent est fondamental pour l’analyse de la portée des obligations générales que fixe l’article 2. La discrimination fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuelles. |
La discrimination multiple se manifeste souvent sous la forme d’une discrimination intersectionnelle, où les motifs de discrimination sont indissociablement liés27 et donnent lieu à une expérience discriminatoire unique ou à de nouvelles formes de discrimination (27) CEDAW, par. 18 |
Tab. 4 : Reprise du dit onusien en français dans le discours du COE (2017).
Les deux tableaux nous montrent que les auteurs du rapport COE 2017, à l’exception du cas de la CEDAW 2010, préfèrent rapporter le dit onusien tel quel, tout en le délimitant par les guillemets. Cela relève plutôt d’une attitude de « sous-énonciation » (Rabatel 2004 : 9) au sens où le dit de l’autre est bien sûr partagé par l’instance énonciative en question comme s’il s’agissait d’une citation d’autorité.
Le cas de la CEDAW semble en revanche plutôt renvoyer au positionnement de coénonciation similaire au positionnement du COE par rapport au document CE de 2007, analysé plus haut. Dans ce cas, le dit onusien est englobé dans celui de l’instance énonciative première mais n’est pas modifié. Il reste encadré dans le dit-autre sans produire de remaniements du dit ou de recadrages abusifs par l’insertion du dit dans la nouvelle situation d’énonciation. Seule exception à cela : la reprise, seulement dans la version française du COE, de l’intersectionnalité (« discrimination intersectionnelle »), tandis que la version onusienne semble privilégier le concept de discrimination par recoupement (« Le fait que les phénomènes de discrimination se recoupent »). C’est donc par la traduction française du terme que le COE se positionne ici, sans passer par la posture de surénonciation. À l’instar de la traduction française de gender mainstreaming analysée ailleurs (Raus 2014), celle d’intersectionality démontre comment « la dimension traduisante endosse une partie de la dimension argumentative du discours » (idem : s.p.), le positionnement de l’instance énonciative s’affichant par le choix de l’équivalent terminologique concerné.
La reprise du dit onusien dans le discours du Parlement européen
Le deuxième cas de circulation codiscursive que nous allons analyser concerne la circulation d’éléments discursifs du dit onusien vers le PE, en donnant deux exemples : la reprise éventuelle des configurations discursives onusiennes dans le dit parlementaire ; la circulation de la variante onusienne « intersectoriel » dans le discours du PE.
Configurations discursives et éléments de langage
L’impératif de la compréhension mutuelle et la nécessité de traduire dans de courts délais, ainsi que l’augmentation du nombre de documents à traduire, sont parmi les raisons qui ont toujours poussé les organisations internationales à se tenir à des manuels expressément conçus pour la rédaction des textes et à respecter des normes internationales pour harmoniser la terminologie présente dans ces documents. Plus récemment, ces mêmes exigences ont favorisé les recours à des argumentaires pour la rédaction des textes et à des logiciels d’aide à la traduction, qui s’appuient sur des mémoires de traduction et sur des sources terminographiques, pour bien traduire les documents et les termes concernés. Tous ces efforts de normalisation et de simplification ont favorisé la diffusion d’« éléments de langage17 » (Krieg-Planque, Oger : 2017) qui produisent l’émergence d’une matérialité discursive caractérisée par une écriture « formulaire », où des configurations discursives, voire des « motifs » et des « routines » (Née 2017 : 118), s’installent et peuvent même circuler au plan interdiscursif.
Dans les documents français du SEDOC, par exemple, nous avons vu que le discours onusien utilise le syntagme « discrimination croisée », qui finit par faire pratiquement disparaitre après 2016 le syntagme calqué sur l’anglais (« discrimination intersectionnelle »). La cooccurrence entre « discrimination » et « croisée » produit deux autres configurations discursives :
(1) « formes » + Adj./SA + « de discrimination » (36 occurrences) ;
(2) « discriminations » + Adj./SA (5 occurrences).
qui donnent lieux aux expressions figées suivantes :
(1a) « formes croisées de discrimination » (21 occurrences) ;
(1b) « formes multiples, croisées et aggravées de discrimination » (8 occurrences) ;
(1c) « formes multiples et croisées de discrimination » (7 occurrences) ;
(2a) « discriminations multiples et croisées » (5 occurrences).
La deuxième configuration est la seule à transposer la phrase et à thématiser la discrimination comme sujet (la tête) du syntagme. Sa première attestation (2a) remonte à 2004, mais l’expression disparait ensuite pour réapparaitre en 2016, quand elle est utilisée pour traduire l’équivalent anglais « multiple and intersecting forms/grounds of discrimination », très fréquent après 2014. Elle devient donc un véritable élément de langage.
Or, si nous considérons le sous-corpus de la législature actuelle du PE (2014-2019), nous trouvons les expressions anglaises listées dans le tableau 5 avec leur traduction en français :
Anglais |
Français |
a. intersectional multiple discrimination |
discriminations multiples intersectionnelles |
b. multiple and intersectional discrimination |
discrimination multiple et croisée, discriminations multiples et intersectionnelles, discriminations multiples et intersectorielles |
c. multiple and intersecting forms of […] discrimination |
de formes multiples et conjuguées de […] discriminations/discriminations multiples et croisées |
d. multiple and intersectional forms of discriminations |
formes multiples et intersectorielles/intersectionnelles/de discrimination ; discriminations multiples et intersectionnelles ; formes de discriminations multiples et intersectorielles |
Tab. 5 : Équivalents français des configurations anglaises concernant la discrimination intersectionnelle au PE.
Les syntagmes anglais les plus utilisés au PE sont le deuxième (b) (5 occ.) et le dernier (d) (5 occ.) du tableau 5, qui sont en fait très proches, l’un étant emboité dans l’autre selon le paradigme : « multiple and intersectional [forms of] discrimination[s] ». L’expression la plus rare au PE (c) est celle qui était la plus utilisée par l’ONU comme élément de langage susmentionné (équivalent avec l’expression française « discriminations multiples et croisées »). Cette expression apparait deux fois à l’intérieur des discours de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du PE et ce n’est que la deuxième fois, en octobre 2017, que cette Commission la traduit en français par l’élément onusien « discriminations multiples et croisées ».
Le discours du PE reste donc généralement relativement autonome par rapport au discours onusien mais fait voir fin 2017 des traces du passage de l’élément de langage concerné, via l’une des commissions parlementaires.
« Intersectoriel » : l’adjectif est-il une variante ?
Un autre aspect qui pourrait témoigner d’un rapprochement relativement récent entre le discours du PE et de l’ONU est l’adoption croissante par le PE de la variante « intersectoriel », qui vient du discours onusien. En effet, dans la fiche IATE sur la « discrimination intersectionnelle », qui est produite par le PE (IATE ID : 3 523 428), cette institution insère également la variante « discrimination intersectorielle » comme venant justement de l’ONU, bien qu’elle soit jugée comme peu fiable.
Le terme semble être une simple variante notationnelle, au point que la Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres utilise parfois les deux notations (« intersectionnel »/« intersectoriel ») dans les mêmes configurations. Par exemple, l’expression « formes multiples et intersectorielles de discrimination » du 13 mai 2015 est reprise le 30 octobre 2017 dans la reformulation suivante : « formes multiples et intersectionnelles de discrimination ». Remarquons pourtant que, dans ce cas, ce n’est pas le syntagme « discrimination intersectorielle » qui est utilisé, mais plutôt l’adjectif « intersectoriel », à l’intérieur d’une configuration qui lui permet d’entrer en cooccurrence avec la discrimination (« formes […] intersectionnelles de discrimination »). D’ailleurs, cet adjectif apparait en 2015 dans les configurations suivantes :
(1) « discrimination(s) » + SA (14 occurrences) ;
(2) « formes » + SA + « de discrimination » (2 occurrences) ;
et notamment dans les expressions :
(3a) « discriminations multiples et intersectorielles » (12 occurrences) ;
(3b) « discrimination multiple et intersectorielle » (2 occurrences) ;
(4a) « formes multiples et intersectorielles de discrimination » (2 occurrences).
Nous trouvons des configurations similaires, voire identiques, aux configurations que nous avons vues précédemment pour le français onusien18.
Cependant, si nous prenons en compte les fréquences, nous remarquons que la configuration avec « discrimination » comme tête du syntagme est la plus utilisée par le PE (14 occurrences) alors qu’elle est la moins fréquente dans le dit onusien (5 occurrences). La même situation se produit pour la configuration concernant les formes de discrimination qui est la plus utilisée par l’ONU (36 occurrences) et la moins fréquente dans le dit du PE (2 occurrences). En outre, dans le dit du PE, l’adjectif « intersectoriel » remplace « croisé », qui est l’adjectif le plus utilisé par l’ONU depuis 2016. Par conséquent, le rapprochement avec le discours onusien n’est que liminaire.
Par contre, signalons que deux éléments semblent apparenter les dits de ces deux acteurs : le manque de stabilisation des équivalents français du verbe « (to) intersect », dont les traductions françaises ne se rapprochent pourtant pas de celles qui sont proposées par l’ONU ; l’apparition discursive de l’adjectif « intersectionnel » avant celle du néoterme « intersectionnalité », apparu depuis 2016 dans le corpus parlementaire. Les similarités s’arrêtent pourtant là. L’ONU a tendance à traduire par des adaptations variées (« discrimination par recoupement », « discrimination croisée »,…), dont seulement certaines finissent par se stabiliser. En revanche, les traductions des termes du PE sont normalement calquées sur l’anglais, à quelques exceptions près19. Malgré quelques rapprochements pendant la législature actuelle (utilisation majeure de la variante « intersectoriel », reprise de l’élément de langage onusien en octobre 2017), le PE semble rester relativement autonome par rapport au discours onusien sur l’intersectionnalité.
Conclusion
L’analyse du corpus montre que le concept d’intersectionnalité est déjà problématique en anglais en raison de la complexité du concept et des relations qu’il tisse avec les autres concepts reliés, dont celui de « genre ». L’ONU, où le terme anglais « intersectionality » est introduit depuis 1998, essaie d’adapter le concept anglais en français jusqu’à au moins 2009, quand apparait l’équivalent « intersectionnalité » mais également « genre » pour « gender ». Dans les sources européennes, le terme français « genre » en tant qu’équivalent de gender à la place de « sexe » commence à circuler en 2007, suite aux changements des politiques européennes et à la diffusion des politiques de gender mainstreaming (Raus 2011). La traduction harmonisée gender/genre est donc bien établie en 2014-2015, quand l’équivalent français de l’intersectionality commence à être utilisé dans les documents de la législature actuelle. La traduction des deux termes semble donc étroitement liée à des approches féministes différentes, différentialiste (traduction décalée avec adaptation) et matérialiste (traduction calquée).
Quant aux interférences codiscursives, la reprise et la circulation des éléments discursifs et lexicaux montrent que l’ONU est l’acteur dont le positionnement discursif est ressenti comme le plus légitime par les autres organisations. Les postures de surénonciation que cette instance opère par rapport aux autres et, inversement, les postures de sousénonciation que les autres organisations, comme le COE, semblent adopter par rapport à l’instance onusienne, révèlent que l’ONU joue un rôle fondamental au plan international à l’égard de la production et de la circulation des concepts, et par conséquent des savoirs et des politiques.
Cependant, c’est justement par la traduction des termes en français que l’on voit émerger la « dimension argumentative » (Amossy 2010 : 33-34) des dits, le PE et le COE s’alignant sur la traduction des termes et restant partiellement décalés par rapport à l’ONU. En ce sens, malgré quelque accommodement avec le dit onusien, qui permet le passage codiscursif d’éléments de langage et l’utilisation des variantes « discrimination intersectorielle » (et aussi, dans une plus faible mesure, « discrimination croisée »), le PE semble rester encore relativement autonome dans ses choix lexicaux et discursifs.
En effet, la traduction rend visible la coprésence de mémoires discursives — la mémoire dominante de l’ONU, notamment, et les mémoires alternatives (celles du Parlement européen et du Conseil de l’Europe) qui essaient de garder, malgré tout, une certaine autonomie, en s’accordant entre elles. Dans un tel contexte, les traductions et, avec elles, les positionnements des organisations concernées, révèlent la présence d’un conflit latent entre la mémoire autoritaire onusienne et les mémoires discursives alternatives. Ces deux mémoires discursives peuvent être mises en relation avec la coprésence conflictuelle d’approches féministes différentes, matérialiste et différentialiste, qui finissent par conditionner les choix des traductions à utiliser dans les discours français.