L’ouvrage d’Elsa Dorlin, professeure de philosophie politique et sociale à l’Université Paris VIII, ouvre la voie à une philosophie singulière de la violence, pensée depuis le point de vue de l’expérience vécue, une expérience subjective et corporelle qui façonne un certain rapport au monde, aux autres et à soi. Plus précisément, l’ouvrage s’intéresse à la défense, aux réactions ordinaires par lesquelles les corps se donnent la possibilité de « répliquer » à une violence devenue invivable, ne pouvant plus être répétée. C’est ce point de basculement ou ce seuil, à même l’expérience vécue, qui constituera le fil de notre lecture du livre. En nous centrant sur la « phénoménologie de la violence1» proposée par l’auteure, il s’agira d’en souligner l’importance au sein de l’économie générale de l’ouvrage et de voir en quoi celle-ci sous-tend les différents questionnements. Le livre se compose, en effet, de huit chapitres (« La fabrique des corps désarmés », « Défense de soi, défense de la nation », « Testaments de l’autodéfense », « L’État ou le non-monopole de la défense légitime », « Justice Blanche », « Self-Defense : Power to The People ! », « Autodéfense et sécurité », « Répliquer ») qui arpentent une « histoire constellaire de l’autodéfense » (p. 16). Le déroulement de l’analyse ne suit pas une chronologie linéaire qui viserait à retracer de manière causale l’histoire de la violence défensive mais dessine plutôt une trame historique faite d’un enchevêtrement d’archives, de récits historiques, philosophiques ou littéraires. Les chapitres sont ainsi des contributions successives, embarquant la question de la violence défensive dans des perspectives historiques nouvelles où elle est instruite, éclairée, transformée. Il s’agit, pour l’auteure, de rechercher une « mémoire des luttes dont le corps des dominé.e.s constitue la principale archive » en reliant par « des échos, des adresses, des testaments, des rapports citationnels » (p. 16) des pratiques et savoirs de l’autodéfense esclave, féministe, queer, les techniques de combat mises en place par les organisations juives contre les pogroms etc. Cette « histoire constellaire » peut alors être lue au prisme d’une phénoménologie de la violence défensive : comment, au cœur de l’expérience la plus intime, une situation d’oppression peut-elle être reconfigurée ? Comment les corps peuvent-ils redéployer une violence qu’ils ont incorporée et qui a façonné tous les aspects de leur existence quotidienne ? Sous quelles conditions historiques, politiques, subjectives et corporelles, le passage à la violence défensive est-il possible ?
L’articulation de ces questions permet de saisir la manière dont la violence, exercée de manière polymorphe par différents systèmes de pouvoir (principalement coloniaux, racistes et sexistes), constitue la trame de nos expériences. Celle-ci informe nos habitudes et nos gestes les plus élémentaires, les manières de nous mouvoir, d’habiter le monde, et nous dépossède des ressources cognitives, affectives, corporelles pour y faire face. En effet, la violence ne saurait être comprise sous le seul prisme de l’agression, de la répression ou de la coercition : elle est productive en ce qu’elle opère sur des possibilités d’action, sur ce que peuvent les corps, par l’anticipation de ce qui va et doit avoir lieu. En ce sens, elle constitue bien l’arrière-plan de nos expériences les plus ordinaires, elle en est leur forme a priori. Cette conceptualisation constitue le point de départ de l’analyse menée par Elsa Dorlin et permet de voir en quoi la violence ne s’exerce pas « après coup » sur des sujets et des corps déjà constitués, mais oriente ce qu’ils peuvent être et faire. Elle est un processus d’assujettissement indissociable d’un « dispositif défensif » qui procède
en ciblant ce qui relève d’une force, d’un élan, d’un mouvement polarisé à se défendre, balisant pour certain.e.s sa trajectoire, favorisant son déploiement dans un cadre qui le légitime, ou bien, au contraire, pour d’autres, empêchant son effectuation, sa possibilité même, rendant cet élan inhabile, hésitant ou dangereux, menaçant, pour autrui comme pour soi-même. (p.14)
Le « dispositif défensif » ne trace pas seulement une ligne de partage entre sujets dignes ou légitimes à se défendre et ceux qui sont dépossédés d’un droit de défense, il rend possible ou non le déploiement d’un élan défensif vital en façonnant des corps capables ou non de se défendre. En d’autres termes, il cible la puissance défensive du sujet en la renforçant ou en l’inhibant. Néanmoins, si les logiques de pouvoir structurent à l’avance le champ de l’agir défensif, les corps travaillent en retour les normes qui les constituent. La défense de soi constitue un seuil, immanent à l’expérience vécue de la violence, à partir duquel les corps excèdent les normes qui les façonnent et reconfigurent l’espace de leur puissance d’agir. La singularité de l’ouvrage est ainsi de développer l’analyse non à partir d’une conception normative (le partage entre violence légitime et illégitime), ni même d’une distinction a priori entre violence et non-violence, mais depuis les usages multiples qui en réactivent et en pluralisent la signification. Aussi la violence mise en acte par la défense est-elle un processus faisant partie d’un continuum d’expériences corporelles et psychiques, d’affects, d’objets détournés en armes, de représentations symboliques, qui ouvrent la violence subie à des devenirs possibles. À partir de là, il est possible d’envisager des formes de défense de soi oubliées par l’histoire de la philosophie : défense mise en scène par les rêves (les rêves des colonisés décrits par Frantz Fanon et analysés au chapitre 1), défense affective (la rage ou colère se transformant en tension musculaire), défense par projection mentale (exercée par le jeu vidéo Hey Baby!, comme le montre le chapitre 7), etc. En repérant les lignes de fracture ou de rupture qui émergent au cœur des déterminations historiques, l’ouvrage retrace une généalogie de l’autodéfense, un continuum d’expériences intimes ou collectives où les corps apparaissent comme autant « d’histoires sédimentées2 ».
Cette épistémologie de la violence, depuis le point de vue de celles et ceux qui n’ont pas d’autre choix que de se défendre pour survivre, offre ainsi la possibilité de mettre en lumière les pratiques de visibilité et d’invisibilité de la violence mises en place par les structures de pouvoir. Autrement dit, il s’agit de comprendre les conditions historiques et politiques de ce qui apparaît et nous apparaît comme violent, invivable, digne d’être défendu ou non, à même de susciter colère ou indifférence. En articulant ainsi une phénoménologie des modes de perception de la violence et une critique de nos réactions à son égard, le travail d’Elsa Dorlin entrecroise les différentes perspectives ouvertes par les travaux de Judith Butler3 ou ceux de Talal Asad4, cherchant à mettre en cause les présupposés qui sous-tendent les questions de légitimité ou d’illégitimité morale de la violence. Ici, la question d’une éthique de la violence ne surplombe pas l’analyse et n’en constitue pas le point de départ. Elle se dessine plutôt de manière immanente par une distinction ou une typologie des différentes formes d’expériences que la violence rend possible. Sous quelles conditions la violence est-elle un processus de subjectivation politique, une création ouvrant l’expérience à d’autres devenirs politiques ? Comment l’expérience subie de la violence, une expérience souvent marquée par l’inintelligibilité, peut-elle être transformée et transformer en retour les corps et les subjectivités ? Ces questions constituent le fil du travail généalogique et permettent de déplier les différentes strates historiques et politiques qui constituent l’expérience de la violence.
La relation entre légitime défense et autodéfense
L’ambition de l’ouvrage est de penser ensemble comment les mécanismes de pouvoir exposent les corps de manière différentielle à la violence et à la mort, et la manière dont ceux-ci survivent à la violence à laquelle ils sont confrontés. À partir de là, le second déplacement théorique majeur est de mettre en cause, non seulement l’essentialisation de l’expérience subie de la violence (celle-ci serait en elle-même destructrice de toute possibilité de défense), mais également l’essentialisation d’une résistance, inhérente à cette même expérience. Il importe, en effet, de saisir la manière dont les mouvements défensifs vitaux excèdent la violence perpétrée par les pouvoirs oppressifs, alors même que celle-ci agit sur la possibilité de cet excès. Cette co-implication entre l’irréductibilité de l’élan défensif vital (à l’égard des normes qui le conditionnent) et la manière dont cette irréductibilité est investie par les mécanismes de pouvoir, constitue le nœud de la problématisation. La défense n’est pas en elle-même ce qui résiste et échappe aux pouvoirs, précisément parce qu’elle peut être orchestrée et se déployer au sein d’espaces de violence mis en place par les pouvoirs. La coprésence simultanée de ces deux logiques est à l’œuvre dans la structure de l’ouvrage et des chapitres : celle-ci lie simultanément les deux « expressions antagoniques de la défense de “soi” » (p. 16).
D’une part, l’analyse souligne l’organisation par l’État-nation des modes d’exercice de la violence et leur hiérarchisation : la manière dont historiquement, depuis la colonisation, l’État construit des formes de perception, de reconnaissance et d’intelligibilité de la violence, la manière dont il fabrique des sujets et des corps légitimes à se défendre et à être défendus, dont la vie importe ou non. La compréhension de la violence entendue comme légitime défense, fait fond sur une conception de l’individu-sujet, propriétaire de soi et de ses biens, dont l’identité fonde et justifie de manière a priori tout acte de défense. Cette « économie impériale de la violence qui paradoxalement défend des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes » (p. 15) fonctionne là encore sur le plan de l’expérience vécue : la défense se déploie à l’intérieur des limites fixées par l’État et mobilise des affects, des corps, des représentations qui ne sont que le relai individualisé d’une violence institutionnalisée. Cette conception de la défense, arrimée à une pensée de l’individu propriétaire de lui-même et d’un droit à se conserver, est présente dans la philosophie de Locke (chapitre 4). Elle articule une défense des privilèges et la défense de « soi », en tant que ce « soi » constitue une identité ou un corps à immuniser de ce qui les menacerait. Cette problématisation du droit à la défense s’exerce par des pratiques a priori distinctes dont l’analyse parvient à ressaisir le dénominateur commun. C’est le cas par exemple du passage à tabac de Rodney King analysé dès le « Prologue » : la violence des policiers est le transfert de la violence raciste exercée par l’État, une violence a priori légitime car elle est fondée sur une identité nationaliste, blanche, à défendre. Les corps étrangers (ici noirs) dépossédés d’eux-mêmes et de « soi » à défendre, ne sont perçus et reconnus qu’en tant qu’ils constituent une menace étrangère à l’intégrité de la nation. La dépossession du droit et des capacités à se défendre repose sur une dépossession des dominé.e.s de leurs moyens d’existence matériels, de leur corps, de leur « soi ». En outre, le renforcement du corps national repose sur une fabrication genrée et racialisée des corps aptes à se défendre pour défendre l’État-nation dont ils font partie. C’est ce qu’illustre la généralisation de la technique du krav maga au sein de la société israélienne : l’injonction virile à la défense de soi opère comme une technique de renforcement du pouvoir colonial (chapitre 3). Cette défense conservatrice ne fait que renforcer les logiques d’oppression de sexe, de race et de classe articulées par les instances de pouvoir et fonctionne comme un mécanisme de reproduction de leurs conditions. En ce sens, l’expérience de la violence ne se déploie qu’à l’intérieur d’un champ structuré d’avance par les normes coloniales, sexistes ou racistes, empêchant toute singularisation et réinvention d’un rapport au monde. C’est précisément l’aporie à laquelle peuvent être confrontés certains cadres militants (chapitre 7) : ceux-ci peuvent être minés de l’intérieur par une politique de sécurité qui chercherait à défendre une identité figée et homogène (fut-elle minorisée) contre un dehors qui pourrait la menacer. Toute défense est d’emblée légitimée, au risque de déposséder d’autres groupes opprimés de leurs moyens d’habitat.
Cette histoire de la légitime défense est pourtant travaillée par une autre forme de problématisation de la violence, celle de l’autodéfense. C’est précisément parce que la défense n’est pas intrinsèquement subversive et qu’elle peut fonctionner comme un mécanisme de reproduction et de renforcement des normes, qu’il importe de souligner en quoi les pratiques d’autodéfense prennent sens dans leur différenciation à l’égard de la légitime défense. En d’autres termes, ces pratiques ne conquièrent leur force subversive que par un travail de singularisation, de création, à l’égard des pratiques défensives dominantes. En effet, l’autodéfense n’est pas une défense des privilèges ou d’une identité qu’il s’agirait de conserver, mais de la vie et des libertés puisque « le sujet prend et se donne à lui-même un droit qui lui est dénié » (p. 130). Pour les groupes opprimés, dépossédés du droit à la légitime défense, la défense prend le sens d’un élan vital, « qui n’a d’autre enjeu que la vie : ne pas être abattu.e d’emblée » (p. 16). L’autodéfense n’est pas fondée par un principe (de propriété ou d’identité) ; elle est une résistance inéluctable à ce qui met en jeu la vie. C’est alors dans la réponse à la violence que se déploie un processus de subjectivation : le sujet ne préexiste pas à l’agir défensif mais se crée par l’expérience de la violence défensive, en ce que celle-ci inaugure une nouvelle relation à soi, à son corps, à ses affects, à la manière dont nous habitons le monde et dont nous nous rapportons aux autres. Ces pratiques d’autodéfense dessinent des « éthiques martiales de soi » (p. 15) en ce qu’elles font éclater les identités assignées (être « Noir », « femme », « victime » etc.) et offrent la possibilité de se réinventer par la violence. Cette co-implication entre éthique et politique est par exemple à l’œuvre dans la lecture du roman de Helen Zahavi, Dirty Week-end (chapitre 8) : la violence qui a façonné le rapport au monde de Bella et l’a dépossédée de sa propre expérience est réappropriée par Bella lorsque celle-ci choisit de fracasser la tête de son agresseur. Le passage à la violence entrepris par Bella constitue alors un évènement au sein de sa propre histoire : elle ouvre un autre rapport au monde, transformant la peur en rage, le sentiment de dépossession en agir féministe.
Si le cheminement de l’ouvrage pourrait paraître, à première lecture, sinueux (par le foisonnement ou l’hétérogénéité apparente des analyses) la manière dont il déploie progressivement les dimensions contradictoires des expériences de la violence défensive, en fait pourtant la force. Celle de ne pas céder à une compréhension (militante ou théorique) de la légitime défense ou de l’autodéfense comme deux branches d’une alternative, mais bien de saisir la relation conflictuelle qui les détermine. Cette coprésence, qui est aussi le signe d’une réversibilité possible (l’ambivalence, par exemple, du jeu Hey Baby! analysé au chapitre 7, dont les potentialités subversives peuvent être captées par un schème défensif néolibéral) permet de maintenir ouvertes les problématiques sans chercher à y répondre de manière hâtive ou normative. Elle souligne, au contraire, le déséquilibre et la conflictualité à l’œuvre dans les pratiques de résistances, conditions sous lesquelles celles-ci peuvent être la matière d’expériences politiques transformatrices.