C’est en exil depuis le Japon que He-Yin Zhen何殷震 (1884 - ca. 1920), anarchiste et révolutionnaire chinoise, signe en juin 1907 un de ses premiers textes, le Manifeste féministe, qui sera suivi de plusieurs articles et courts essais autour de la question de l’urgence de la « libération des femmes », publiés dans le journal anarchiste Justice Naturelle (Tianyi). Les éditions de L’Asymétrie proposent pour la première fois une traduction en français de six de ses textes majeurs, tous datés de 1907, parmi lesquels La Revanche des femmes, qui donne son titre au recueil. Une superbe occasion pour le public français d’avoir accès et de découvrir la pensée de cette théoricienne féministe.
Comme le note Jean-Jacques Gandini dans sa courte préface à l’ouvrage, l’anarchisme chez He-Yin Zhen se veut « vecteur » du féminisme, indissociable dans la mesure où ce sont ses idées anarchistes qui confèrent à sa théorie féministe sa radicalité, et ses idées féministes qui démarquent He-Yin Zhen des courants socialistes et anarchistes chinois de l’époque. Il ne faut donc pas s’y méprendre, si elle parle de « revanche », la lutte des femmes ne vise pas à prendre le pouvoir d’entre les mains des dominants, mais véritablement à renverser ces rapports de pouvoir ; non pas faire des dominé.e.s les égaux.ales des dominants ou les dominant.e.s de demain, mais abolir la domination même, et actualiser l’idée de « justice », pour tous et toutes.
Ces textes sont relativement oubliés en Chine où l’histoire des mouvements anarchistes et leur rôle dans l’élaboration du discours révolutionnaire et dans le développement des idées socialistes a été largement escamoté. C’est le double aspect, féministe et radical, de sa critique des traditions patriarcales et confucéennes, qui en font encore aujourd’hui une essayiste écartée du roman historique national et hégémonique, et lorsqu’elle est abordée, en Chine ou à l’étranger, c’est souvent sous l’angle d’un personnage ou d’une curiosité historique, plutôt que sous l’angle d’une essayiste et théoricienne. C’est grâce au formidable travail pionnier de Rebecca Karl, Lydia Liu et Dorothy Ko, qui ont publié ses textes en anglais (2013), sous un titre1 qui rend davantage justice à la pensée de He-Yin Zhen, et en mandarin (2016), qu’elle a ressurgi récemment ; c’est ce qui aura permis aux éditions de l’Asymétrie d’entreprendre la traduction en langue française. Présentée par ces trois chercheuses comme la première grande féministe chinoise, on peut désormais espérer que les idées de He-Yin Zhen soient davantage reconnues et mises en valeur dans le champ académique et le terrain des luttes féministes actuelles, en Chine et ailleurs.
Les rouages de la domination
Ces textes sont remarquables dans la mesure où He-Yin Zhen s’attache à analyser le « mécanisme de distinction » (Liu, Karl & Ko 2013 : 14), explorer les rouages des inégalités de genre, et ce en posant d’abord que la domination des hommes sur les femmes n’est pas une simple domination au sens politique ― tel un tyran sur ses sujets ― mais une domination inédite car plurielle et multidimensionnelle. C’est ainsi qu’en ce tout début de vingtième siècle, elle couche sur le papier cette phrase qui trouvera de nombreux échos : « en parlant de genre masculin et de genre féminin, nous ne parlons pas de leur nature, mais de la différentiation résultant de la culture et de l’éducation » (p. 127).
Ces textes sont remarquables aussi car, pied de nez à toute une tradition lettrée et bien avant les mouvements politiques et sociaux des années 1920 en Chine, c’est une femme qui prend la plume pour s’adresser aux femmes ; elle écrit à propos des femmes et pour les femmes. Et c’est l’indignation qui anime sa plume, dès le Manifeste, texte concis mais clair sur ses objectifs et idées. « Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les hommes tyrannisent les femmes, mais on peut se demander, pourquoi les femmes acceptent-elles leur soumission ? Serait-ce que le pouvoir des coutumes sociales et l’enseignement de lettrés pédants aient réussi à faire plier et à dominer les femmes ? » (p. 122).
Dans La Revanche des femmes, juillet 1907, sans doute son texte au style le plus dense et original, He-Yin Zhen explore le processus de légitimation des inégalités de genre, par le biais notamment du langage et des « enseignements », cet ensemble s’inscrivant ensuite dans la législation et les mœurs. C’est donc là une première étape pour elle dans la déconstruction des identités et rôles sexués, elle en dévoile la construction culturelle, historique et politique dans la société chinoise. Plus encore que la légitimation, c’est la « naturalisation » ― le fait de rendre naturel ― dont elle parle : inscrire ces rôles et identités figées dans la nature, en tentant ainsi de faire croire aux femmes que c’est là une « destinée naturelle » (p. 96), les empêchant souvent de prendre conscience des injustices et de résister. Ainsi certaines femmes développent-elles, à sa grande surprise et colère, des discours antiféministes, faisant le jeu de ceux qui justifient les inégalités et œuvrent à les maintenir, et celles-ci, déplore He-Yin Zhen, « font honte à la femme » (p. 97).
De l’examen de l’étymologie et du langage, elle conclut que la femme est « le nom du rang le moins respecté » (p. 87), que les femmes sont « assujetties » et « accablées de tâches » ― elle prend notamment l’exemple des caractères « domestique » 婢 et « esclave » 奴 dans lesquels on retrouve le caractère de « femme » 女. De l’examen des textes classiques, parmi lesquels le Canon des Poèmes et Le Livre des Rites ― dont elle tire des citations éloquentes ― et des enseignements confucéens, elle conclut qu’ils ne sont qu’« affronts aux femmes », ont « torturé leurs corps », les ont « enchainées », et « restreintes ». Cet ensemble de « règles injustes », poursuit-elle, tente, par tous les moyens, d’entériner l’infériorité des femmes et les forcer à la soumission et à l’obéissance. Cette relecture des Classiques sous l’angle des discours misogynes et des traditions patriarcales retient l’attention, tant elle semble pertinente et par ailleurs salutaire en temps de sacralisation nationaliste de ces textes en Chine.
Elle prévient aussi les femmes contre la tentation de s’élever au-dessus de certaines de leurs paires sans remettre en question les limites de leur propre liberté : « les femmes européennes et américaines sont fières de se dire civilisées, mais pourquoi doivent-elles se plier à la vieille coutume et abandonner leur nom de famille pour prendre celui de leur époux ? Ne ressentent-elles pas qu’il y a là quelque chose d’absurde ? Je déplore cette folie et je suis mortifiée de l’absence de conscience de leur propre humiliation » (p. 80). Elle refuse par là le colonialisme idéologique des mouvements féministes occidentaux, qui tenteraient de s’imposer comme modèle et norme de l’émancipation des femmes, de par leurs prétentions à la « civilisation » et donc au rang des « dominant.e.s », tout comme, plus loin, elle récuse ces mêmes tendances chez les femmes de l’aristocratie ou de la bourgeoisie chinoise.
Dans Révolution économique et révolution des femmes, décembre 1907, He-Yin Zhen analyse la domination des femmes sous l’angle économique et sexuel. « En Chine, les femmes sont contrôlées par l’argent et la brutalité qui découle directement de l’argent » (p. 53), résume-t-elle. De là, la prostitution, la pornographie et « toutes les formes d’obscénité », découlent de la marchandisation du corps féminin : « lorsqu’un homme voit une femme, ce qui apparaît devant lui est tout juste une marchandise que l’argent peut acheter (…) il ne s’agit que de vente et d’achat de chair, une transaction fondée sur l’argent » (p.55). Elle poursuit, « quand l’argent est l’essence des choses, le mariage échappe non seulement à toutes les lois sur la liberté, mais il maintient les femmes dans le carcan de la servitude ». Dans ce contexte, le mariage n’est qu’un « contrat d’esclavage », dont elle résume ainsi les termes : « la femme met en gage son corps pour l’homme, et elle met en place un prêt à perpétuité » (p. 56).
Si elle n’est pas opposée au mariage en tant que tel mais aux inégalités économiques et sociales qui régissent les rapports entre les deux sexes, et ce notamment dans le mariage tel qu’il est pratiqué, elle s’emploie à débusquer les rapports de pouvoir liés à l’inégalité économique dans ces rapports sociaux : « c’est pourquoi, au lieu d’appeler ce genre de transaction les relations entre les hommes et les femmes, il serait plus juste de les appeler relations de classe entre pauvres et riches » (p. 64). Pour elle, la révolution économique est donc indissociable de la révolution des femmes, ayant pour objectif de « renverser le système de la propriété privée » et d’« abandonner toute forme d’argent » (p. 66). La lutte des femmes est impossible sans lutte révolutionnaire plus complète, comme la lutte révolutionnaire est impossible sans la lutte des femmes au premier rang.
La lutte pour l’émancipation et la « libération »
Dans La question de la libération des femmes, septembre 1907, He-Yin Zhen passe en revue les deux grandes « directions » qu’ont prises les luttes pour l’émancipation des femmes à son époque : d’une part, les revendications pour l’indépendance économique ― c’est-à-dire l’entrée des femmes dans le monde du salariat ― et d’autre part les revendications pour l’entrée des femmes dans le monde du politique ― à la fois du côté de l’électorat et de la représentation.
Elle commence alors par poser une nouvelle fois le constat fondamental qu’est le mécanisme opérant de distinction nan-nü男女, littéralement « homme-femme », ou « masculin-féminin », distinction et séparation nourries par l’imbrication entre un système socio-économique et des enseignements moraux, et dont la séparation dedans-dehors est emblématique. Elle fait de ce terme un concept pivot, un outil, dépassant la simple signification relationnelle que ce terme prend encore aujourd’hui ― le gouvernement chinois emploie par exemple le terme de 男女平等, nan nu ping deng, « égalité homme-femme », et dans ce contexte le terme n’est pas un outil épistémologique ou un outil critique, qui fait la spécificité de son emploi chez He-Yin Zhen.
De par cette distinction établie comme fondement, les femmes sont reléguées au rang d’« instruments pour fabriquer et nourrir la semence humaine » (p.17) et au rang de propriété privée que les hommes achètent, protègent, possèdent. Or, elle démontre que ni l’injonction à l’indépendance économique ni l’injonction à l’égalité politique ne peuvent renverser ce système de domination, et elle prévient les femmes contre ces « leurres », ces simulacres de liberté et d’égalité qui ne sont qu’une reproduction déguisée des inégalités.
D’abord, la liberté du corps, explique-t-elle en substance, qu’elle passe par le travail hors de l’espace clos ou par l’émancipation sexuelle des femmes, n’est pas liberté de l’esprit, et de là, n’est pas une liberté réelle. En effet, l’indépendance économique cache souvent un travail éprouvant, qui allie exploitation et humiliation pour nombre de femmes, et qui ne fait en rien avancer leur lutte pour la liberté et l’égalité.
Ensuite, là où, aux États-Unis par exemple, prévalent théoriquement la monogamie, des mœurs plus souples et des systèmes d’éducation égalitaires, le monde est toujours « souverainement dirigé par les hommes », et « la prétendue égalité des genres n’existe que sur le papier » (p. 25). À elle de conclure, « si nous décidons de suivre le modèle des systèmes actuels européens et américains, nous n’obtiendrons qu’une liberté nominale mais non réelle, et nous n’aurons des droits égaux que nominalement » (p. 25). Elle rejoint là les discours d’autres intellectuel.le.s anarchistes de son époque, qui ne voient pas dans le « progrès occidental » un modèle irrévocable et tentent de trouver un équilibre idéologique dans leur rapport aux textes et traditions politiques européennes et américaines.
De même, le système parlementaire, le système de la représentation, sont pour elle des leurres, puisqu’ils sont enracinés dans les inégalités sociales, et participent aux rapports de domination. « La majorité des femmes a toujours été opprimée par deux forces majeures dans le monde : d’un côté, le gouvernement, l’Etat, et de l’autre les hommes » (p. 42). C’est pourquoi elle engage les femmes à ne pas se satisfaire des apparences, et à mener la lutte sans perdre des yeux l’objectif, c’est-à-dire l’abolition de toutes les formes d’oppression. Elle prévient les femmes, formule particulièrement frappante, contre les tentations de l’« auto-gratification » ; il ne faut, dit-elle en substance, se satisfaire de l’obtention de quelques bouquets de droits et de quelques étiquettes, car la lutte des femmes a pour objectif « la transformation du monde ». Ce texte est un texte majeur pour approcher sa théorie politique anarchiste, notamment concernant l’État et les systèmes de production.
Elle appelle les femmes à être actives et actrices de leur propre émancipation, unique moyen pour parvenir au but, puisqu’elle démontre que les hommes de son époque « poursuivent en réalité leur propre intérêt » lorsqu’ils appellent à la libération des femmes et mettent en avant leurs propres agendas politiques et politiciens, souvent conservateurs et nationalistes, sous couvert d’œuvrer prétendument pour les droits des femmes.
Comme elle l’exprime dans Ce que les femmes devraient savoir à propos du communisme, c’est l’abolition du système du salariat et de la propriété privée qui serait la contrepartie économique de ce programme politique. Après avoir examiné trois cas, que sont les servantes, les ouvrières et les prostituées, elle fait de la dépendance économique ― le fait de n’avoir d’autre moyen de subsister que de se « déshumaniser » ― l’obstacle principal à la liberté et à la dignité des femmes. C’est la « mise en commun » des richesses et la vie collective qui semblent alors la solution. Elle s’insère là dans le courant d’idées anarcho-communistes qui prendra de l’ampleur dès 1915 ; ses figures principales, Ba Jin ou Huang Lingshuang parmi d’autres, rejoignent He-Yin Zhen sur de nombreux points dans leur développement théorique de la révolution anarcho-communiste, sans pour autant développer leur pensée du point de vue des femmes, mais de la « masse des opprimés » ― opprimés au masculin.
Le texte sans conteste le plus original de ce recueil est L’antimilitarisme des femmes, décembre 1907, s’inspirant des années de conflits et guerres qui ont secoué l’histoire de la région et alors même que la Chine s’engouffre dans plusieurs années d’instabilité politique et de guerre civile. Elle y écrit que les femmes devraient s’opposer viscéralement au militarisme, pour plusieurs raisons : les femmes sont d’abord les premières victimes des violences liées à la guerre et aux conflits armés, par le viol, le pillage et la mise en esclavage. La mort, l’appauvrissement et les dégâts des guerres touchent d’abord les groupes sociaux défavorisés, qui sont toujours en première ligne, et les femmes. Elle conclut que, « peu importe que la nation soit victorieuse ou vaincue, les femmes n’ont rien à gagner des conséquences de la guerre » (p. 107). Or, de manière également très intéressante, elle pousse l’argument plus loin, en arguant que non seulement les guerres asservissent les peuples, et en premier lieu les femmes, mais de plus, le militarisme et le système de la conscription servent d’arguments pour justifier la supériorité masculine. Une des origines de l’inégalité résiderait donc également dans la création des armées : « ceux qui s’opposent aux droits des femmes pointent le fait que les femmes ne peuvent pas devenir soldats comme preuve de leur inégalité avec les hommes » (p. 116). L’antimilitarisme est une priorité, pour les femmes en tant que groupe opprimé, et au nom des groupes opprimés. D’une certaine manière, on comprend par cet exemple pourquoi la vision de He-Yin Zhen du rôle des femmes dans la révolution se rapproche du rôle d’avant-garde du prolétariat dans la révolution chez Marx.
Le Manifeste nous fait plus largement réfléchir à l’ensemble des catégories et distinctions, et avec elles, l’ensemble des normes d’appréciation ou de dépréciation, de discrimination et d’oppression : certains groupes de personnes étant considérés plus ou moins « civilisés », plus ou moins « humains », et maintenus comme tels. Elle nous exhorte à nous attaquer aux racines, à remettre en question le système socio-économique et politique jusque dans ses prémisses : elle nous fait réfléchir au système du salariat, aux échecs et aux hypocrisies des politiques de la représentation, aux liens étroits entre ceux qui dominent, et leur usage du militarisme et de la violence, à la permanence aussi de certains enseignements et représentations culturelles et sociales.
C’est dans un style très didactique, avec un argumentaire minutieux, riche et illustré, qu’elle nous livre une dénonciation vibrante de la construction des genres et ses implications réelles pour les femmes. Une dénonciation vibrante également de la prostitution et de l’asservissement pluriel des femmes, une indignation face à la servitude volontaire dans laquelle nombre d’entre elles sont maintenues, le tout avec une plume qui veut nous guider pour lutter et résister, en nous prévenant contre les mots creux et les « droits nominaux », brandis comme des faire-valoir par ceux et celles qui possèdent et ont le pouvoir.
On pourrait certes regretter dans cet ouvrage, bien que la transposition en français de la prose de He-Yin Zhen soit un exercice difficile, certaines petites maladresses de traduction et également des choix de traduction qu’il aurait été utile de commenter ou de justifier. On pourrait aussi regretter l’absence d’une reproduction en caractères ou en pinyin des termes et concepts clés, entre parenthèses ou en notes, pour que les lecteurs.rices puissent connaitre l’expression originale en chinois, dont la traduction ne permet pas toujours de rendre les subtilités ou le sens original. Toute une tradition philosophique s’attache à reproduire les termes en langue originale dans la traduction, notamment en allemand ou en anglais. On pourrait donc se demander pourquoi on ne pourrait envisager ici la même chose en chinois.
Il aurait enfin été utile d’ajouter aux textes une analyse ou un exposé théorique et critique des idées de He-Yin Zhen, ainsi que des éléments du contexte intellectuel et politique à la place peut-être d’une postface ici consacrée à une féministe japonaise, car même si cette mise en parallèle est intéressante, elle tend à masquer l’enjeu et la spécificité des textes rassemblés.
Il demeure cependant tout à l’honneur de cette maison d’édition d’avoir entrepris de publier ces textes, tant il est urgent de redécouvrir et de rendre audibles les idées de He-Yin Zhen, à l’heure où les militantes féministes chinoises se battent pour continuer à faire entendre leurs voix, où les recherches sur le féminisme chinois se concentrent principalement sur des discours plus consensuels et beaucoup moins radicaux, et où il semble primordial aussi de décloisonner et décoloniser l’histoire du féminisme.