Les genres récrits n° 2

Écriture inclusive : extension du domaine des signes qui font ou défont la différence

Gender-neutral writing: extension of the real of signs that make or break the difference

Daniel Elmiger

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Daniel Elmiger, « Les genres récrits n° 2 », GLAD! [En ligne], 03 | 2017, mis en ligne le 10 décembre 2017, consulté le 13 juillet 2020. URL : https://www.revue-glad.org/880

Pour la rédaction non-sexiste (ou écriture inclusive), les doublets abrégés (comme « étudiant·e·s ») représentent l’une des ressources possibles à exploiter. En général, les signes utilisés pour l’abréviation (des points, des traits ou des parenthèses) sont relativement peu nombreux. À l’aide d’un texte qui foisonne d’autres procédés formels, de nombreuses possibilités alternatives – tantôt utiles, tantôt ludiques – sont présentées dans cette chronique.

For non-sexist (or inclusive) writing, abbreviated double forms (such as “étudiant·e·s”) are one of the possible resources to be exploited. In general, the signs used for abbreviations (dots, dashes or brackets) are relatively few in number. With the help of a text that is saturated with other formal processes, many alternative possibilities—sometimes useful, sometimes playful ones—are presented in this column.

Ils sont loin d’être communément admis, mais si on ouvre un peu les yeux, on peut les voir çà et là : les signes qui permettent de contourner la généricité du masculin, par exemple :

1. le trait d’union : les étudiant-e-s
2. le point et le point médian : les étudiant.e.s, étudiant·e·s
3. la barre oblique : les étudiant/e/s
4. les parenthèses : les étudiant(e)s
5. la majuscule à l’intérieur du mot : les étudiantEs

Chacun de ces procédés a ses avantages et ses désavantages, ses défenseuses et ses adversaires. À côté des avantages (notamment le fait qu’ils permettent de former des doublets abrégés incluant symboliquement les formes masculine et féminine), on peut noter les inconvénients de certains signes (p. ex. leur caractère séparateur, la maniabilité technique et diverses associations peu souhaitées), mais cela a déjà été décrit ailleurs1 — par exemple dans certains guides de rédaction non sexiste, dont il existe un nombre grandissant, en français. On recommande en général de s’en tenir à un seul procédé afin de maintenir une certaine cohérence dans la rédaction.

Mais pourquoi, au fait ? La cohérence a ses mérites — notamment celui de pouvoir s’appliquer dans des contextes où plusieurs personnes rédigent ou retravaillent des textes. Or, elle peut aussi entrainer une certaine monotonie ennuyeuse.

Il est pourtant possible de procéder autrement, comme j’aimerais le montrer à l’aide d’un texte que j’ai lu il y a quelques mois.

Dans un récit intitulé « Une genre de nouvelle discrimination chromatique »2, son auteur (nommé R.J.A. | auteur · compositeur · sécateur) met en œuvre toute une série de signes et procédés pour les formes genrées (désignant des êtres humains), mais aussi d’autres mots (j’en donnerai quelques exemples à la fin).

Comme je m’intéresse ici surtout aux procédés formels, dans cette chronique, je ne vais pas m’attarder sur le scénario même. Un résumé suffira : il s’agit d’une sorte de parabole mettant en scène des chaussures et les personnes qui les achètent. Au début de l’histoire, des baskets rouges sont commercialisées par une grande marque de chaussures, ce qui provoque des phénomènes de mode, d’imitation et de variation qui entrainent des jeux de correspondance et de différenciation entre couleurs (et les associations qui y sont liées), matériaux et autres signes reflétant la distinction extérieure et sociale3. Ainsi, les références à différents groupes (symbolisés, comme les souliers, par des couleurs), leurs chaussures et d’autres accessoires se modifient, multiplient et complexifient tout au long du texte, qui se termine par une sorte de cacophonie sémiotico-colorée :

L’extrême décadence peut-elle encore porter un signifié
comme chaque semelle possède sa propre trace ? (p. 12)

Le texte débute par une note préliminaire rappelant les notes de bas de page explicitant l’utilisation qui est faite du langage (cf. à ce propos la chronique no 1 des genres récrits). Elle ouvre d’emblée la perspective à la diversité des points de vue par rapport aux traits physiques et identités de genre qui peuvent coexister :

Note liminaire écrite du corps traductoral au lectorat
Ci-décrites les diverses gens colorés dont nous mentionnons ci-relaté les caractéristiques phénotypiques sont caractérisés par une multitude de variables structurelles, notamment au niveau de l’anatomie génitale externe, interne, la génétique sexuelle, l’endocrinologie reproductive, l’identité de genre intrapsychique, sociale, son expression permanente ou transitoire, ordinaire ou paroxystique…
Par souci de fluidité de lecture ainsi que pour des raisons évidentes de discrétion du genre, la forme féminine sera utilisée en principe et jusqu’au générique de fin pour la description des ¨gens en orange¨ et désignera également tout le continuum des genres grammaticaux. (¨des entrechats || des cygnes¨ n
o 7 (•GKEG•), p. 1)

Cette diversité se retrouve au niveau des traits formels mis en œuvre pour traduire la diversité des genres au niveau du texte écrit : en fait, le féminin générique annoncé dans ce préambule n’est de loin pas le seul procédé dont se sert l’auteur, puisqu’il ne concerne que le groupe social des gens dits « ¨en orange¨ ». Dans ce qui suit, je vais tenter de faire l’inventaire des différents procédés qu’on peut trouver dans ce texte de 12 pages : à noter qu’ils se combinent parfois entre eux, ce qui rend difficile une classification stricte. (Je vais utiliser un fond vert pour marquer les extraits cités ; quant au gras et aux italiques, ils relèvent de l’auteur du récit.)

D’abord, on peut trouver toute une série de formes non abrégées, notamment des doublets entiers :

6. elle ou lui
7. des m’as-tu-vu et des m’as-tu-vu belles et rebelles
8. ils-ou-et-elles

Ces doublets – qui ne sont souvent que partiellement symétriques et peuvent contenir des jeux de mots – sont parfois mis en évidence par une mise en page dichotomisante (alignement à gauche et à droite) :

9. socialistes saumon fumé irlandais, socialistes salmonelle fumée irlandaises,
10. petits bobos bénins petites bobettes peu malignes
11. Ces bonshommes de neige Ces bonnes femmes de glace
12. Michael Jackson ou Madonna, Michaela Jacksdóttir ou Mondon,
13. – Terre des hommes – – Gaïa des femelles –
parlaient d’eux. parlaient d’elles.

Ou alors le dédoublement se fait au moyen de différents types de bi-spécification explicite :

14. Les ¨gens en beige¨ (f/h)
15. « Les enfants (h/f) et les femmes d’abord ! »
16. Le Fils Unique (homme et femme)
17. Quiconque –♂♀– portait des chaussures glacé marron était une personne ¨en beige¨
18. sages–femmes (hommes dans le sens générique)

Avant de continuer avec les doublets abrégés au moyen de signes particuliers, notons que l’auteur du texte « Une genre de nouvelle discrimination chromatique » fait preuve d’une grande ingéniosité pour former des noms communs de personne alternatifs : par exemple, en se servant de suffixes inhabituels :

19. les arbitrères de soccère, les handballeuses, les manouvrières,
les fabriquantes, les faisantes et autres artisanes manuelles.
20. Les chômeureuses malheureuxeuses et les usagérées de droguées intraveineureuses
21. les sidaliennes et les séropositivistes teulx qu’on les imaginères d’Épinales

Ailleurs, ce sont les désinences seules qui visent une certaine neutralisation :

22. Moult Ayanz et toult les Possédanz
23. Ces hurluberlus et ces hurluberlüs
24. [les chaussures] portéz

Ou alors on trouve des pronoms et déterminants alternatifs (soulignés dans les exemples ci-après) qui s’utilisent dans le même dessein :

25. yn
26. alcunz
27. quelconque portait des chaussures bleu Charron était une personne ¨en bleu¨ ;
quelleconque portait des chaussures bleuâtres était une personne ¨en bleu¨ ;
kixesoa*chickcesoir portait des chaussures rouges était une personne ¨en rose¨ ;
quinconce portait des chaussures rouge\bleu était une personne ¨en orange¨.
28. cėt salaudǝ, cėl espèce de groß salopǝ de service de chambre
29. unǝ anarchiste
30. Cellese∫eux ; Celleseßeu
31. Rappelées-vouses

Pour ce qui est des doubles formes impliquant des signes abréviatifs, on peut relever plusieurs sortes de traits et de points – dont certains qui sont utilisés ailleurs aussi :

32. le trait d’union : original-e
33. le tiret : à leur–s tour–s
34. la barre oblique : qu’elle / que lui
35. le tiret bas : chacun_e
36. le point et le deux-points : suiv:eur.euses
37. le point médian : tou·te·s
38. le point d’interrogation (qui reflète le sémantisme du mot qu’il accompagne) : Méfiant?, presque personne ne voulut acheter cette mésalliance.

D’autres signes de ponctuation complètent les traits et les barres :

39. les virgules : fanfaron,ne,s
40. l’apostrophe : dans le sans-corps électoral réac’/révolu’/rebel’
41. le tilde et le tilde inversé : pour être plus exact, pauvresses

D’autres signes s’utilisent par paires, comme les crochets (avec barre verticale) ou divers types de parenthèses :

42. Tou[te]s les product<eur[s]|rice[s] de chaussures
43. < [ho|fe]mme >
44. tous les varia d’un milieu ménopausé BDSM enceint [F|H]S[F|H] diva barbu T*tWTF
45. […] la teinte de beige qui convenait parfaitement à celle des manteaux et sacs à mains de lor épouz hommes ou|et femmes ou celle des carrosseries et sièges en cuir de lor épouz femme|homme .
46. homme comme femme

L’auteur ne se contente pas de signes habituellement utilisés pour la ponctuation, mais il met également en œuvre toutes sortes de lettres et signes inaccoutumés :

47. le signe pour l’euro : dépravé€s
48. les flèches et notes : euxlles, (*^s t a r^)o*o(^s t a r l e t t e s ^*)
49. quatre barres horizontales : ellesils
50. le graphème æ : læ flûtiste
51. divers signes : siliconéssilliconnasses, bodybuildereuz, héroÿs-Soleilroïnes-Cryštal de bas talent
52. … et lettres : flamboyants et flamboyanȶ, salaudǝ
53. le point en chef : cėt salaudǝ, cėl espèce de groß salopǝ, personne n’attendait vraiment d’ėl une exécution parfaite
54. le double aigu : cėt salaudǝ […] l’avait regardé́

Allant au-delà des lettres et des signes, on peut observer, dans le texte, une utilisation diversifiée de la typographie, par exemple des variations de la casse :

55. les majuscules : BoxeurE Des RuSes
56. les petites capitales : les achetantes
57. les exposants et indices :
les
hfoemme & fheomme
« Nous ne sommes pas des consommatnon!nonne! ! »
Pour les barmanids, bergeères, marcheurses, jardinieères, laitiuers et marin d’eau doulce, bref les trekkeures urbaines, festivalieères kifkif, civilistes, écoloie et jars\oies sauvages, qu’on appelle ¨ladies&gents en brun¨

Une autre ressource est l’utilisation de la couleur :

58. écriture en noir et gris : IElles
l’¨hfoemme en gris¨
Les dessinateurices en art ou en bâtiment, les éternelles étudiantes, les consommateurices et achetantes invérbrées

Finalement, les espaces (sous forme de parenthèses vides ou de carrés encadrés) sont également mis_es4 au service d’une écriture inclusive, symbolisant probablement (comme les tirets bas) un_e espace a priori libre et susceptible d’être rempli de diverses manières :

59. ces animalux heureuz et doulz d’hétérosexistes conserfvasteurs (femme)(homme) ¨en bleuige¨
60. Les ¨ en blanc¨ sont la dé-personnalisation même.
Les innocent
que l’on retrouve perdu dans les toilettes des ,
n’ont pas encore de psychisme, pas encore de conscience ou peut-être déjà plus.

Voici les principaux procédés. Qui dit mieux ? S’il est clair que le texte en question foisonne de procédés multiples et originaux, il semble évident que ce n’est de loin pas tout : d’autres façons de marquer graphiquement la dualité (voire multiplicité) des genres sont facilement envisageables. Pour ne donner que quelques exemples, on pourrait penser à l’utilisation

  • d’autres couleurs que le noir et le gris (pour les lettres, signes ou l’arrière-fond) ;

  • de diverses polices d’écriture ;

  • de mises en évidence comme le gras, le soulignement ou les italiques ;

  • de lettres barrées ;

  • de l’alphabet phonétique ;

  • etc.

Finissons avec quelques extraits qui ne concernent pas directement la variation en genre de personnes humaines, mais qui explorent d’autres possibilités plus ou moins plausibles ou imprévues. Comme dans ce qui précède, je ne fais qu’un relevé des procédés formels, sans entrer dans le détail des jeux sémantiques qui y sont liés :

61. variation genrée d’animaux :
jars\oies sauvages
hirondelle/hirondelle/hirondeau, moineau/moinelle/moinet
62. … de noms non animés :
le|la Lune l• Soleil•le
vue que le manteau_la mantelle en question°ne avèz éetée trouvė dans un/e poubel/poubeau, cellela ne pouvaitte être qu’un humain ¨en jaune¨
les tennisses rouges étaient la marque des ¨gens en rose¨ ou moitié d’¨orange¨, mais lorsque portéz par unse alcoelhotabagićque, l’hypothais(e) été-e fauxse
à Basel·le au bord de sa Rhin·e
Yves Saint Laurent, Gucci et d’autres noms de renom©mée
63. … et de pronoms invariables :
Le commerce de la chaussure et des produit
es
dérivé€s n’y étaient pour plus rien=ne.
64. variation de déterminants et pronoms :
unǝ anarchiste // comme par anarchisme
[« Mariage pour [n|v]ous ! »]
« Espace s pour [n|v|t]ou[te|s] ! »
Tant*e s’était passé*e dans la sociétéE
65. variation du nombre :
l’écriture non quantitative – contre/pour le pluri*el –
qui permettrait de sensibiliser la populace généralisée qu’il y a une différance
entre un bel amour et des belles amours
la question n’est pas de savoir si [les |l’]espace[s] est d’un genre binaire
mais de se demander si un nombre bigenre d’espaces permettrait la polyamorie
66. variation lexicale :
l’on pouvait porter en@sur soi les lettres écarlates

et toutefois l’ignorer
67. divers procédés :
Les sept genres violette
LGBTIQA étaient là (et lè) […]
depuis qu’on avait commencé à repérer plusieur2,71828s analogies entre les couleurs et les personnes humaines.

Quel bilan tirer de tout ce déploiement d’inventivité et d’enjouement ? L’auteur du texte que j’ai analysé ici sait que dans le cadre de la fiction qu’ėl5 met en scène et en forme, ėl a la liberté de se servir de tous les moyens qu’ėl juge utiles et intéressants, sans se soucier s’ils sont maniables — ou compréhensibles. Ce n’est pas un exercice de cohérence, mais une jubilation formelle qui montre qu’en matière de techniques de réécriture des genres, le dernier symbole n’a pas encore été choisi.

Daniel Elmiger ([email protected])

1 P. ex. dans ELMIGER, Daniel. 2008. « Abréger les femmes pour mieux les nommer : féminisation de la langue et techniques abréviatives » Sêméion 6 :

2 Ce texte est issu d’une publication intitulée ¨des entrechats || des cygnes¨, qui a paru en 24 numéros (après un numéro de lancement permettant l’

3 L’auteur, contacté à propos de cette chronique, spécifie : « Les procédés utilisés sont nombreux, mais ils sont surtout classés par catégorie selon

4 Je me permets ce jeu de mots vu dans une brochure sur les personnes Trans* (qui fera l’objet d’une future chronique) ; elle repose sur le fait que

5 Pronom choisi par l’auteur.

1 P. ex. dans ELMIGER, Daniel. 2008. « Abréger les femmes pour mieux les nommer : féminisation de la langue et techniques abréviatives » Sêméion 6 : 119-125 ; ou ELMIGER, Daniel. 2014. « Cachez ces doublons que je ne saurais voir : les doubles formes féminine et masculine dans le langage administratif suisse » Cahiers de linguistique 40 (1) : 155-170

2 Ce texte est issu d’une publication intitulée ¨des entrechats || des cygnes¨, qui a paru en 24 numéros (après un numéro de lancement permettant l’inscription) entre le 21 juin 2016 et le 9 juin 2017, en distribution numérique. Le texte en question a paru dans le numéro 7 (2 octobre 2016/·αזgЬ·). Il est désormais publié en ligne dans ce numéro 3 de GLAD!

3 L’auteur, contacté à propos de cette chronique, spécifie : « Les procédés utilisés sont nombreux, mais ils sont surtout classés par catégorie selon la règle suivante : à chaque type de personne (couleur) correspond une typographie de la formulation non sexiste particulière. Celle-ci n’est d’ailleurs pas arbitrairement attribuée, mais au contraire devrait correspondre à la personnalité de chaque groupe social particulier. »

4 Je me permets ce jeu de mots vu dans une brochure sur les personnes Trans* (qui fera l’objet d’une future chronique) ; elle repose sur le fait que le mot espace est en général de genre masculin, mais de genre féminin en typographie.

5 Pronom choisi par l’auteur.

Daniel Elmiger

Université de Genève
Daniel Elmiger est linguiste et travaille à l’Université de Genève. Parmi ses intérêts de recherche figurent divers domaines en lien avec la politique linguistique, notamment l’enseignement des langues et le langage non sexiste dans les discours et les textes administratifs.

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