Note des traductrices
Jonathan Ned Katz fait partie des pionniers de l’histoire sexuelle états-unienne. Dès les années 1970, sans soutien institutionnel, il rassemble des documents concernant l’histoire de la sexualité aux États-Unis : qu’il s’intéresse à des procès-verbaux, des récits d’explorateurs, des articles de journaux comme dans Gay American History (1976) puis dans Gay/Lesbian Almanach : A New Documentary (1983), ou à des photos comme dans Love Stories (1983), Katz reconstitue une histoire des pratiques sexuelles non-hétérosexuelles et de genre non-cis. Ce faisant, il ne perd jamais de vue le paradoxe au cœur du projet d’une histoire LGBT* : si l’on ne peut appeler gay, trans, lesbienne etc., des pratiques sexuelles et de genre d’avant le xixe siècle, que faire lorsqu’on reconstitue l’histoire de ces pratiques ? Ainsi, l’auteur mène ici de front une démarche d’historien et d’historiographe, faisant l’histoire des catégories qui nous semblent aujourd’hui indispensables pour penser et dire la sexualité (homosexuel et hétérosexuel), et questionnant leur usage dans la discipline elle-même. Il nous a donc semblé incontournable d’ouvrir ce numéro thématique par une traduction de ce texte fondamental, qui retrace l’émergence et les emplois de ces termes et catégories, afin de (re)placer la discussion dans une perspective historienne – relativement récente en l’occurrence – qui permet d’éclairer les débats contemporains qui accompagnent une saisie de l’hétérosexualité comme objet d’étude.
Jonathan Ned Katz est également l’auteur de L’invention de l’hétérosexualité, 2001[1995], Paris : EPEL, (M. Oliva, É. Sokol, C. Thévenet, trad.), ainsi que de l’essai « Envisioning the World We Make, Social-Historical Construction, a Model, a Manifesto », 2016, accessible en ligne : http://outhistory.org/exhibits/show/katz-writing-work/katz-my-vision
Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, alors que je faisais des recherches pour un deuxième livre sur l’histoire états-unienne de l’homosexualité, je découvris avec étonnement que le fait, qui semble aujourd’hui aller de soi, de répartir les gens, leurs émotions et leurs actes entre les deux catégories « homosexuel.le » et « hétérosexuel.le », avait été inventé récemment.
J’appris que les termes homosexuel et hétérosexuel avaient été forgés par un écrivain (et non un médecin), Karl Maria Kertbeny, dont on sait qu’il les employa pour la première fois dans une lettre du 6 mai 1868 adressée à Karl Heinrich Ulrichs, autre pionnier des réformes du sexe. Kertbeny utilisa publiquement le terme « homosexuel » pour la première fois en 1869, dans une pétition contre la loi allemande criminalisant « la fornication contre-nature ». Les hommes du corps médical de la fin du xixe siècle se réapproprièrent ensuite cette dénomination d’homosexuel pour dénommer, condamner et affirmer leur droit de propriété sur un groupe de gens qui paradaient alors à la vue de toustes dans les bars, les dance halls et les rues des plus grandes villes d’Europe et d’Amérique.
Au même moment, les médecins adoptèrent aussi la dénomination hétérosexuel pour désigner le rapport érotique des hommes avec des femmes. Ce rapport n’étant pas nécessairement reproductif, le mot « hétérosexuel » a continué à désigner un rapport sexuel répréhensible et immoral pendant une bonne partie du xxe siècle.
Les mots « homosexuel » et « hétérosexuel », comme je l’appris encore, furent imprimés aux États-Unis pour la première fois en mai 1892, dans une revue médicale ; ce qui soulève une question nouvelle et du plus haut intérêt : comment catégorisait-on l’intimité entre les sexes en avril de cette même année et, bien sûr, avant cela ? Je remarquai que, lors de leur première apparition, les termes « hétérosexuel » et « homosexuel » définissaient deux sortes de perversion sexuelle à l’aune d’une norme procréative. Une liste des « véritables perversions sexuelles » comprenait « l’hermaphrodisme psychique, ou les hétérosexuels ». Une note expliquait que les « hétérosexuels » étaient des personnes qui montraient une « inclination envers les deux sexes », ainsi que des inclinations « pour des méthodes anormales de satisfaction ».
C’est seulement petit à petit que les publications médicales américaines allaient s’accorder sur le fait que le mot « hétérosexuel » renvoyait à un érotisme homme-femme « normal ». En 1901, un dictionnaire médical édité à Philadelphie définissait toujours « l’hétérosexualité » comme « un appétit anormal ou pervers pour le sexe opposé ». En 1910, Havelock Ellis s’insurgeait encore de ce que nous « n’ayons pas un mot naturel, simple et précis » pour « l’amour sexuel normal » entre les deux sexes. Je découvris ainsi qu’à la date avancée de 1923, le dictionnaire de référence Merriam-Webster définissait toujours « hétérosexuel » comme un terme médical signifiant « une passion sexuelle morbide pour le sexe opposé ».
J’en vins à me rendre compte que c’était seulement dans le premier quart du xxe siècle que les partisans médicaux de l’hétérosexualité étaient parvenus à la construire et à l’étendre comme le signifiant d’une sexualité certifiée conforme. Cette régularisation de l’éros se fit en même temps que des tentatives de standardiser la masculinité et la féminité, tout autant que le raisonnement et l’industrie. La catégorie d’hétérosexuel défendue par les médecins signait l’avènement d’un nouveau séparatisme érotique, une nouvelle orthodoxie du sexe, qui mettait toute son énergie à isoler les « normaux » sexuels des « pervers » sexuels, et qui plaçait « hétéro » au-dessus d’« homo » dans une hiérarchie d’éros supérieurs et inférieurs. Là encore, c’est petit à petit seulement que l’idée que des créatures hétérosexuelles et homosexuelles existaient bel et bien, sortit du champ restreint du discours médical pour devenir une opinion commune et largement répandue.
L’enquête historique indique donc que les termes « homosexuel » et « hétérosexuel », que nous autres Modernes considérons comme allant de soi, sont des créations assez récentes. Bien que présentés comme des mots caractérisant un fait de nature existant de toute éternité, les termes hétérosexuel et homosexuel constituent une éthique sexuelle normative, une idéologie politico-sexuelle, et une façon spécifique et historiquement située de catégoriser les relations entre les sexes.
Les termes « hétérosexuel » et « homosexuel » émergent aussi, c’est mon interprétation, d’une mise en ordre sociale et historicisée du genre et de l’érotisme qu’ils participent à maintenir. « Hétérosexuel » et « homosexuel » renvoient à des groupes, à des identités, et même à des comportements et des expériences qui constituent des phénomènes limités dans le temps et spécifiquement modernes, contingents d’une structuration institutionnelle particulière de la masculinité, de la féminité et du désir.
De nombreux.ses chercheur.es s’accordent aujourd’hui pour dire que les catégories sexuelles et de genre, les identités érotiques, les communautés, les significations et les institutions sont historiques et évoluent dans le temps. Mais même les théoricien.nes de la construction sociale des sexes n’ont cessé de postuler un « comportement homosexuel » anhistorique. Un.e historien.ne de qui j’ai beaucoup appris parle, par exemple, de la distinction « entre un comportement homosexuel universel et une identité homosexuelle spécifique historiquement ». Or, seule une compréhension extrêmement mécaniciste et biologisante de ce qu’est un « comportement » peut autoriser cette distinction entre un comportement universel et une identité historique.
Malgré un mouvement qui travaille à historiciser la sexualité et le genre, de nombreux.ses historien.nes continuent de partir du principe que, quel qu’ait été le nom d’un comportement en son temps, nous connaissons désormais son nom et ses caractéristiques véritables : ce comportement était en fait « vraiment » homosexuel, hétérosexuel ou bisexuel. Notre hybris épistémologique et notre culot ontologique de chercheur.euses nous empêchent de prendre la mesure des variétés de sexualité et de genre au sein de chaque époque, de chaque structure sociale.
Si le comportement sexuel est plus qu’une simple conjonction d’organes, s’il est toujours façonné par le système particulier dans lequel il fonctionne, et s’il inclut toujours un mélange de sentiments et de significations socialement définis, alors le comportement est tout aussi historiquement relatif et construit que l’identité.
Qu’on me comprenne bien : sans doute les mêmes actes ont-ils été pratiqués la nuit dernière à New York que dans la New Amsterdam des débuts de l’Amérique coloniale. Mais le comportement sexuel des débuts de la colonisation prenait place dans une économie différente. Le caractère historique du comportement sexuel est si considérable qu’il faudrait la plus grande imprécision pour parler de la sodomie dans l’Amérique coloniale et de la sodomie dans le New York contemporain comme de « la même chose ». Pour prendre un autre exemple, parler du « comportement hétérosexuel » comme d’un comportement universel revient à appliquer un même terme à une grande variété d’activités, elles-mêmes produites dans une grande variété de systèmes de genre et de sexe.
Les constructionnistes radicales dont je fais partie, postulent la relativité historique des comportements sexuels, tout comme celle des identités, des significations, des catégories, des groupes et des institutions. Une telle relativité n’a aujourd’hui plus grand-chose de radical lorsqu’on l’applique par exemple aux changements historiques des émotions et aux institutions de « la famille ». Mais elle reste subversive lorsqu’on l’applique à l’histoire du genre et de l’érotisme, car elle interroge l’idée, à laquelle on s’accroche obstinément, d’une hétérosexualité et d’une homosexualité essentielles et éternelles.
À mon sens, il est tout particulièrement perturbant de parler d’histoire hétérosexuelle, car cette histoire met en péril l’hypothèse habituelle, implicite et déterministe selon laquelle l’hétérosexualité serait une catégorie fixe, hors du temps, biologique, et synonyme de la conjonction des organes et des actes mâles et femelles. Au contraire, comme je le soutiens, l’hétérosexualité (tout comme l’homosexualité) a un passé méconnu mais varié, et un futur ouvert et encore à déterminer. Pour paraphraser Marx, les femmes et les hommes font leur propre histoire sexuelle et affective. Mais illes ne la font pas comme bon leur semble. Illes la font dans des conditions héritées du passé, qu’illes modifient par leur activité et leur organisation politiques autant que par leur vision d’un futur auquel illes donnent toute sa valeur. Les relations de genre et les relations érotiques se construisent et se reconstruisent en permanence au sein de cadres historiques spécifiques.
Pour finir, remarquons que je cède à mon tour à un mode de discours qui laisse supposer l’existence d’un genre et d’une érotique de quelque façon universelles et essentielles, qui seraient en cours de reconstruction permanente. Le pouvoir de la pensée essentialiste est tel que je ne connais aucun moyen de l’éviter. Mais faire un pas de côté par rapport à l’histoire de l’homosexualité et de l’hétérosexualité pour se rapprocher d’une histoire de l’érotisme et du genre permet, à mon avis, une avancée conceptuelle, stratégique et pragmatique autorisant le renouvellement des questions que nous nous posons.
Cesser de postuler l’Homosexuel Éternel invite, par exemple, à se demander comment les hommes du New York du début et du milieu du xixe siècle structuraient leurs relations érotiques avec des hommes, de quelles pensées, jugements et actes physiques nous pouvons trouver des preuves, et quels mots ils employaient pour parler de ces relations.
Mon hypothèse socio-constructiviste est loin de suggérer que les sentiments hétérosexuels ou homosexuels sont moins réels, moins profonds ou moins légitimes parce que socialement construits, mais plutôt qu’ils ne sont pas omniprésents, ni ne dérivent d’un destin biologique.
Pour comprendre la diversité historique des relations de sexes, j’invite les chercheur.es à suspendre, temporairement au moins, l’hypothèse hétérosexuel/homosexuel habituelle et universalisante. En cessant de projeter ces catégories sur des sociétés dans lesquelles elles n’étaient pas opérantes, nous ouvrirons les yeux sur les variétés historiques de genre, d’affection et d’érotique passées.