Vous connaissez certainement des notes de bas de page comme celle-ci, par exemple : « Pour des raisons de lisibilité, le masculin générique est utilisé, qui inclut toutes les personnes ». Je l’ai trouvée dans le travail écrit qu’une étudiante m’a remis l’autre jour. Les formulations peuvent varier, bien sûr, mais elles se ressemblent quand même. Pour en citer quelques-unes :
« Les termes désignant ci-après des personnes ou des fonctions valent indifféremment pour l’homme ou la femme. » (un document de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin)
« Le générique masculin employé dans ce rapport intègre aussi le féminin. » (Schwob 2008)
« Pour des raisons de commodités de lecture, nous avons renoncé à féminiser les catégories de personnes. Merci de votre compréhension. » (Université de Lausanne ; enquête « Comment allez-vous ? »).
« Cette brochure s’adresse indistinctement aux jeunes gens et aux jeunes filles, aussi les féminins ne sont-ils pas mentionnés. » (La maturité gymnasiale au Collège de Genève, éd. 2013).
La plupart du temps, la note porte globalement sur l’ensemble des formes utilisées au masculin, mais il se peut aussi qu’elle se réfère à une désignation précise :
« Par “employé” au sens de la présente loi, on entend les collaboratrices et collaborateurs de l’administration nommés par le Conseil fédéral qui… » (Formulation non sexiste des actes législatifs et administratifs).
Pour justifier sa teneur, elle peut par exemple se référer au principe d’égalité, qui a été atteint sur le niveau juridique :
« Conformément au principe constitutionnel de l’égalité des sexes, toute désignation de personne, de statut ou de fonction vise indifféremment l’homme ou la femme. » (Règlement Forensec pour la rentrée 2014-2015).
Pourquoi ces notes ? Elles concernent en général l’utilisation généralisante du genre masculin (communément appelé « masculin générique »1). La règle du masculin « qui l’emporte » est probablement connue par l’ensemble des francophones ; elle a été formalisée au xviie siècle (notamment par Vaugelas). Elle est clairement mentionnée dans la note suivante :
« Précisons à ce propos que nous appliquons la règle selon laquelle la forme masculine est non marquée par rapport à la forme féminine. Nous n’utiliserons donc le féminin que pour désigner des femmes par rapport aux hommes. » (Lüdi & Py 1995 : 75)
Les notes qui spécifient la façon dont un terme doit être compris n’existent bien sûr pas seulement pour les noms communs de personne, mais aussi toute sorte d’autres mots, par exemple figure1, comme j’ai lu dans un rapport. La note dit :
« 1 Terme général qui désigne dans ce document également des graphiques et des tableaux. »
Quelle différence entre cette note et les autres que nous avons citées par rapport à la généricité ? Ici, il s’agit d’une convention créée ad hoc, car il ne va pas nécessairement de soi que figure doive être compris comme hyperonyme2. Dans le cas des formes génériques expliquées dans une note, la convention explicitée est communément connue. Pourquoi donc la répéter encore une fois ?
À mon avis, ces notes témoignent du fait que la généricité du masculin a été remise en question par la critique féministe du langage : pourquoi ce serait la forme masculine – et elle seule – qui pourrait englober les sexes ou identités de genre ? Cette mise en doute de la généricité du langage a entraîné une certaine réticence à se servir du masculin comme forme généralisante, qui s’est traduite par une multitude de formes de substitution, en français comme dans d’autres langues à genre grammatical : on peut penser, en anglais, à des pronoms et noms doubles comme he or she ou à des formes neutralisantes comme they. De telles formes existent en français aussi (ille au singulier et celleux au pluriel par exemple), mais elles semblent moins utilisées, et sont souvent considérées comme encombrantes ou difficiles à manier. D’où le maintien du masculin à valeur générique, qui est certes problématique à certains égards, mais aussi tellement plus pratique !
Il me semble qu’il faut lire ces notes comme une tentative de contourner un problème que l’on a identifié, mais que l’on ne saurait affronter. On pourrait les paraphraser ainsi :
Je sais qu’il y a un problème avec le masculin,
-
… mais je ne veux pas changer d’habitudes ;
-
… mais je ne sais pas comment m’y prendre pour faire autrement ;
-
… mais j’ai peur de la complexité ou des réactions provoquées par un autre type d’écriture ;
-
etc.
Ainsi, au lieu de changer l’écriture même, on ajoute du métatexte, en spécifiant comment une forme doit être comprise. Différentes raisons sont alléguées, comme celle de l’allègement :
« Dans le présent document, la forme épicène est utilisée uniquement dans le but d'alléger le texte. » (rapport annuel du CLD (Centre local de développement) Centre de services Jonquière)
D’autres raisons sont invoquées : on veut gagner de la place, assurer un style plus élégant, avoir des formulations plus concises, produire des textes lisibles, etc. Mais à mon avis, on veut surtout gagner en confort – ce qui, à un certain niveau, n’est pas sans importance …
Une note telle que « Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes » (Chancellerie fédérale 2000) n’est peut-être pas tout à fait honnête, car l’objectif est-il vraiment la simplification de la lecture – et pas plutôt celle de l’écriture ?
Et une autre question se pose : qui détermine, en fin de compte, comment le langage est à comprendre ? Est-ce la personne A qui produit un énoncé ou la personne B qui le décode ? Est-ce une seule personne qui décide – ou cela se fait-il conjointement par les deux ? Les questions que soulèvent les notes de bas de page – à propos du statut sémantique de formes génériques et spécifiques – sont fondamentales et intéressantes, car elles montrent la réalité flexible et instable des normes et de notre manière de nous en servir – en accord ou en désaccord avec elles.
Les notes explicatives à propos de la généricité du masculin constituent en quelque sorte le degré premier d’une autre écriture : elles témoignent du fait qu’on a reconnu qu’il y a un enjeu (c’est-à-dire le caractère potentiellement problématique des formes génériques) – mais on n’est pas prêt·e à changer de pratique. Il s’agit indéniablement d’un progrès par rapport à un usage non réfléchi ou non problématisé du masculin, mais est-ce pour autant une solution satisfaisante ? La plupart des voix en faveur d’une écriture non sexiste s’opposent à encourager leur utilisation. Par exemple, les guides de féminisation ne considèrent pas les notes explicatives comme un moyen adéquat pour promouvoir une rédaction non sexiste : non seulement parce qu’elles maintiennent – voire renforcent – la généricité du masculin, mais elles tendent aussi à s’oublier lors de la lecture du texte ou quand on en cite un passage. Ils préconisent plutôt d’autres stratégies ; à côté des doublets et formes neutralisantes déjà évoquées, il y a de nombreuses autres suggestions : elles ne sont pas toujours simples à appliquer et ne produisent pas nécessairement des formulations convaincantes à tous les niveaux. Mais n’est-ce pas pareil pour le masculin à valeur générique ?
D’ailleurs, les notes ne concernent pas toujours l’utilisation du masculin. D’autres procédés peuvent eux-mêmes être expliqués de cette façon-là, comme c’est le cas de l’utilisation des majuscules :
« Le E majuscule doit être interprété comme un outil graphique visant à rendre politiquement incongrue la dimension genrée des noms et des personnes. Dans ce cadre, l'archigraphème E est un des outils possibles de contestation (et de dépassement) de la division du monde en deux classes, “hommes” et “femmes”. » (Greco 2012 : 64)
Actuellement, nous nous trouvons dans un monde où le masculin « qui l’emporte » est toujours omniprésent, mais les notes de bas de page qui l’expliquent, l’excusent ou le revendiquent montrent que son évidence ne va plus nécessairement de soi. Par ailleurs, nous nous trouvons dans un champ en pleine exploration où toutes sortes d’expérimentations graphiques et de réalisations sémantiques semblent possibles : de formes peu apparentes jusqu’aux expérimentations les plus extravagantes, dont nous parlerons dans de futures chroniques. Espérons que l’exploration de ces nouveaux territoires à nommer se fera sans trop de fausses notes !