Le projet Trans-formation : FT* & MT* a débuté en 2010 dans le cadre du DSAA « design d’illustration scientifique » à l’école Estienne. Il présente au sein de deux livrets l’ensemble des opérations connues de modifications corporelles pour les personnes trans qui peuvent être actuellement pratiquées. Ce projet a été réalisé en collaboration avec OUTrans, association transféministe radicale FT* (female to something), qui a été créée en mai 2009. Il fait suite à un stage au PASTT (Prévention Action Santé et Travail pour les Trans), association dirigée par Camille Cabral, qui fut une plongée dans le milieu activiste trans et féministe.
Au PASTT sont apparues avec évidence la prise de pouvoir du milieu médical sur les discours, qu’il s’agisse de la disposition et/ou de la redistribution de ceux-ci, de la volonté de préserver avidement des savoirs, tout en niant les savoirs profanes des personnes trans sur leurs corps ; et, ainsi, la nécessité de produire depuis les espaces militants leur propre matériel de support, d’échange, de partage, avec une représentation dissociée et autonome. Activiste. La documentation médicale étant ainsi fiévreusement gardée par les chirurgiens, les endocrinologues ou les psychologues et psychiatres, se sont développés autour de ce manquement des blogs tenus par des personnes trans retraçant les étapes de transition (hormonothérapie et chirurgie). Il s’agit, le plus souvent et dans le cas des opérations de chirurgie génitale trans, de photographies prises durant la « chirurgie de réassignation sexuelle » réalisée par le corps médical, à la demande du/de la patient-e ; puis de photographies post-op, des éventuels drains et contusions et des cicatrices, agrémentées de conseils judicieux sur les soins à apporter à la peau et aux néo-membres. Les autres types d’images disponibles étant souvent des couvertures de sites de chirurgiens, faisant l’apologie de techniques et allant dans le sens même de leurs discours (conformité d’un genre, d’un sexe, d’un corps et d’une sexualité), effacent et empêchent évidemment tout autre type de représentations ou possibles. Et cela sans compter la disponibilité que requiert ce type d’images : la confrontation à la photographie (et non à un système de représentation didactique) demande à la fois d’être initié-e à l’anatomie, à la morphologie et aux techniques opératoires et d’être capable de supporter la dureté de ces clichés et le choc visuel qu’ils induisent. Là où les corps en devenir, hormonés, augmentés, épilés (…) – l’expérience des transitions, se découvrent imminents en biotopes jouissifs, les techniques opératoires en tant que telles peuvent être visuellement insoutenables. Un territoire semblait ainsi être à prendre et à fabriquer.
Une longue période de recherches s’est ouverte, pour regrouper l’ensemble des opérations possibles et des techniques connues à ce jour. Le travail consistait à recouper les informations, depuis ces différentes zones de production (blogs et sites trans, sites professionnels de chirurgiens et MEDLINE, banque de données universelle et privée de médecins), pour intégrer le déroulé de chacune des chirurgies (parties du corps touchées et mues). L’accès à ces informations s’est donc désolidarisé d’un accès par les livres pour se focaliser sur l’internet, lié à deux choses : la récente reconnaissance des transidentités et de la chirurgie génitale trans ainsi que de son autorisation ; l’intrication profonde de ces questions et enjeux avec le contrôle et la prohibition. Les investigations menées ont abouti à proposer pour les deux livrets un lexique queer et une présentation générale de l’anatomie, puis quatre opérations pour les personnes s’identifiant MT* et/ou fluides – mammoplastie, FFS (féminisation du visage), épilation laser (visage), vaginoplastie – et sept pour les personnes s’identifiant FT* et/ou fluides – torsoplastie, ovariectomie et hystérectomie, vaginectomie, phalloplastie, prothèse érectile, métaoïdioplastie, scrotoplastie et implants testiculaires). Cet objet se voulait clairement non pas dans une description détaillée et spécifique comme celle échangée par les chirurgiens (mini schéma et longs textes traitant des différents nerfs et vaisseaux déplacés et reconnectés), mais une explication globale et complète. Les documents se destinaient aux personnes trans et à leurs allié-es (famille, lovers, proches…) et également aux soignant-es, comme outil d’information et de dialogue. Le but était de produire un document de vulgarisation scientifique et d’identification politique vs. un document « technique », scientifique, straight, d’épistémologie « classique ». Nous voulions une overview, pas déterminée par le corps médical mais par les personnes trans elles-mêmes, incluant certains types d’actions chirurgicales qui ne font pas partie, pour les chirurgiens, des opérations de transition (i.e. chirurgie laser). Le milieu médical et les juristes étant à l’époque – et toujours actuellement – les détenteurs des définitions des corps, ainsi que des formes permises et possibles, les deux livrets ont souhaité s’émanciper de cet ordre des choses, de cette manière de transitionner, en incluant des textes façonnés par les militant-es d’OUTrans rediscutant les législations et abus en vigueur.
Du point de vue de la conceptualisation des illustrations, la plongée amoureuse dans l’activisme a agi comme une empreinte profonde et plastique, qui permit de formaliser ces dessins au travers des politiques queer. En effet, depuis nos lieux de résistances s’érigeaient des interdits dans la représentation, ou plutôt des évidences ; il était inconcevable de reconduire des représentations réalistes des corps trans, puisqu’un tel système illustré pérennisait inexorablement la normativité des corps, les présupposés et les injonctions planant sur eux. Nos leitmotivs transféministes et le choix personnel de négocier avec l’interdit (en termes de désignation et d’appropriation) ont très rapidement mené à la création d’un écart qui conserverait toute sa radicalité. Les discours militants, la notion de care, la génération personnelle d’identités plurielles se sont mis à autoproduire de la forme : c’est en prélevant le signe du triangle, pour sa charge historique et son utilisation comme symbole militant, que se sont façonnées les illustrations. Le triangle a parcouru l’Histoire avec des symboliques ou des interprétations fortes, pour ne pas dire violentes, en termes de catégorisation et de représentations. Dans certaines civilisations premières, son orientation (pointe dirigée vers le bas ou vers le haut) était interprétée comme un des marqueurs du féminin et du masculin. Cette représentation symbolique de la féminité et de la masculinité a été, pendant la Seconde Guerre mondiale, utilisée par le régime nazi pour marquer les homosexuel-les dans les camps. Toujours pointé vers le bas, noir pour les lesbiennes, rose pour les gays, le rendant ainsi clairement offensant et discriminant, le chargeant de haine et lui assignant une place inoubliable. Les années 1990 ont vu naître de nouvelles tactiques et positionnements militants, visant à se couper des places de victimes réservées aux minorisé-es pour entrer en lutte frontale et se désolidariser des demandes assimilationnistes de certain-es militant-es par des actions directes et radicales. L’une d’entre elles consiste en la réappropriation des injures, insultes et crasses pour retourner contre les agresseurs les couteaux qu’ils tenaient, les mots et les signes re/devenant des auto-définitions heureuses. Empowered. Trans, pédés, gouines, BITCH, sont fièr-es. Le triangle revient donc chez Act Up, chez SOS homophobie, rose, pointé vers le haut, repris et retourné DANS TA FACE.
Reprendre ce signe est apparu comme une décision probante et agissante. Performative. Ce choix designa une grille de triangles sur un logiciel de dessin vectoriel. Le dessin vectoriel, tracé conçu sur ordinateur, fonctionne en points, traits et courbes. Ces éléments se rencontrant créent des formes / contre-formes qu’il est possible de remplir avec des aplats de couleurs ou des dégradés. Une fois la grille modulaire stabilisée en termes de sélection de triangle et d’échelle, l’outil « pot de peinture » attendait d’être utilisé pour remplir chacun des signes et voir émerger des lèvres et des néo-clitoris retaillés, des dicklits hormonés, des implants mammaires, des tendons sustentateurs coupés, des inversions péniennes ou des pompes érectiles… Le langage géométrique et nécessairement rectiligne conçu jette au loin les représentations académiques et classiques habituellement utilisées, et s’érige comme un vocabulaire autonome. L’abstraction qui en résulte n’annule cependant pas la possibilité de projection dans ces corps trans-formés, ni la frontalité avec la chirurgie génitale. De même que toutes les transitions (sans pouvoir pour autant être exhaustives) se voulaient envisagées, il était vital de faire appel à différentes tonalités de carnation pour les peaux et les muqueuses, qui rejoignent et une dimension raciale et une dimension érogène. Les deux documents ne souhaitaient pas blanchir les transidentités, mais désiraient également ardemment amener les corps trans comme des corps à aimer et aimants. La déclinaison de roses, de chairs, se place ainsi en rupture avec les attendus de l’illustration médicale classiste pour faire émerger une pensée politique au sein même du dessin, de sa forme et de sa colorimétrie.
La place de designer n’est donc à ce sens plus une place d’auteur-e ; il est catalyseur, traversé-e et rayonnant-e. C’est une mise à disposition de compétences techniques, au service de voix qui l’emplissent et qu’ielle partage. L’engagement éthique des designers, ici, nécessite de comprendre et d’être en lien avec les enjeux de pouvoir et de savoir présents dans les champs de la santé (biopouvoir). Les identités visuelles données sur nos combats militants contiennent la même urgence, les mêmes messages : la représentation visuelle ne peut être subsidiaire, elle participe pleinement des luttes et des protections pour nos peaux. Pour être entendue des pouvoirs publics, visible dans l’espace, dans le champ militant, des personnes concernées et des allié-es, l’identité visuelle ne peut rester à l’état d’impensé ou dans des rapports hégémoniques. Avec des activistes visibles, lisibles, intelligibles, malin-es, nous avions la charge de produire des formes à la hauteur des discours que nous construisions, et non normatifs comme ceux environnants.
La première version des brochures présentée pour la soutenance du DSAA fit d’ailleurs en partie les frais d’un travail fabriqué depuis les habiletés des savoirs médicaux en place. L’ensemble des opérations avait été revu par Nicolas Morel Journel (Sofect, parcours dit officiel) et Naïma Nanda (médecin trans, ex-militante du Gest), le diplôme nécessitant la vérification et les éventuelles corrections d’expert-es de ce domaine, la véracité du propos scientifique étant pleinement en jeu dans un tel projet. Les textes qui avaient été forgés depuis les sites professionnels de nomenclature et de description des interventions de CRS (chirurgie de réassignation sexuelle) à destination des praticien-nes restaient alors dans les carcans des parcours dits officiels et à côté des lignes politiques radicales d’OUTrans. L’idée étant de les éditer sur le site de l’association et en brochures, il était impératif de combler cette lacune. L’ensemble des membres proposèrent alors leurs savoirs, leurs vocables, et redessinèrent les encarts contenus dans MT* & FT*. Les composantes des textes devinrent mixtes : porteuses de savoirs issus des sciences biomédicales, vulgarisées a minima et permettant d’associer rapidement le nom technique d’une procédure à un type de transformation ; et, exactement au même niveau, à un type de contenus politiques, juridiques, linguistiques, de représentations. Ces brochures sont « trans-versales » à leur manière : un discours hybride, sans hiérarchie, sans séparation entre les disciplines et les savoirs. Passant d’une description scientifique à une désignation plus politisée pratiquement dans la même phrase. Éminemment modulée par la méthode d’élaboration, qui repose sur une mosaïque d’individus, de savoirs, de compétences et de temporalités, cette forme mixte énonce les enjeux politiques de l’accès à la santé et de l’accès à ces opérations pour les personnes trans, en marquant la complexité à parler de tout et la subtilité de préférer ouvrir vers un contexte plus global, mais complet.
En 2013, le projet revu avec les militant-es reçoit une aide des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence (couvent de Paris) et de Aides pour être édité à 2 000 exemplaires. Ces brochures à destination des personnes en questionnement ou en début de transition sont mises à leur disposition au sein de permanences organisées régulièrement par OUTrans. Les livrets sont également destinés aux formations dont OUTrans est en charge au sein de milieux médicaux et sociaux pour l’accueil des personnes trans. La monstration de ce savoir constitué permet, dans ces actions de formations, de soustraire les activistes à une subjectivité « clinique » de leur corps, qui devient souvent l’objet d’une « volonté de savoir » les obligeant à renoncer aux énoncés sociopolitiques pour des énoncés autobiographiques, neutralisant ainsi la production d’un discours contre-systémique et ramenant les problématiques trans au subjectif, circonscrit à un récit de vie : anecdotique, étranger, marginal. Les forces déployées durant quatre ans autour de Trans-formation ont permis de fabriquer un outil dédramatisant, démédicalisant, dépsychiatrisant des transidentités, en centralisant les discours circulant dans la communauté trans et faisant état de la pluralité des corps désirés et façonnables, selon nos idéaux physiques, nos moyens ou nos acquis politiques, sans schème type de représentation des individus. De revendiquer en ce lieu que nos modifications corporelles valorisent nos vies. Qu’elles sont des corps qui comptent.
Hélène Mourrier, avec l’aide des interviews de Tiphaine Kazi-Tani, ingénieur-e d’étude chez Télécom ParisTech
LISTE DES LIENS
Livrets téléchargeables sur le site d’OUTrans :
http://outrans.org/docs/MT_.pdf
http://outrans.org/docs/FT_.pdf
LEXIQUE
FT* / MT* : acronymes anglais de male to something / female to something.
DSAA : Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués.
DIS : Design d’Illustration Scientifique.
PASTT : Prévention Action Santé et Travail pour les Trans.
TPG : TransPédéGouine.
Queer : littéralement étrange, bizarre. Originairement insulte, repris par la Queer Nation en 1990 pour s’autoproclamer nouveau mouvement militant féministe radical et heureux. Voir Queer Nation Manifesto. Queer Nation était un groupe TPG radical fondé en mars 1990 à New York aux États-Unis par des militant-es d’Act Up. Les quatre activistes à l’origine du groupe étaient outragé-es par l’augmentation de la violence homophobe et lesbophobe dans les rues et les préjugés dans les arts et les médias. Le groupe est connu pour ses stratégies « DANS TA FACE », ses slogans (« Not GAY as in HAPPY but QUEER as in FUCK YOU ») et la pratique du « outing » (le fait de révéler publiquement, sans son consentement, qu’une personnalité a des relations homosexuelles).
Straight : hétéronormatif. Voir « La Pensée straight », de Monique Wittig (1980).
CRS : chirurgie de réassignation sexuelle. Terminologie utilisée dans les parcours dits officiels, reconduisant l’idée de conformité d’un sexe avec un genre et un corps, rejetée par Outrans.