Lorsque nous avons organisé il y a trois ans la Journée d’Études intitulée « Raconter les sexualités depuis la marge »1, dont est en partie issu ce numéro de revue, nous avions pour projet de croiser la question de la sexualité avec celle des marges. Partant d’un double constat effectué par Michel Foucault – qui rappelle que la sexualité est enchâssée dans des rapports de classe et qu’elle recouvre « l’ensemble des produits dans les corps, les comportements, les rapports sociaux par un certain dispositif relevant d’une technologie politique complexe » (2014 [1976] : 168) – nous avions pour idée de décaler légèrement notre regard afin de mieux saisir la construction des normes sociales en matière de sexualité. Comme le rappellent Julie Abbou et Noémie Marignier dans l’introduction d’un numéro précédent : « Observer ce qui se passe à la marge des normes constitue un moyen puissant de questionner les forces normatives, et par là même, de les révéler comme constructions sociales. » (2017 : 3).
« Approaching Shadow », Fan Ho (1954) – Droits réservés – Photographie utilisée pour l’affiche de la journée d’études Raconter les sexualités depuis la marge (2015)
Forte de son expérience en tant qu’universitaire féministe afro-américaine, l’intellectuelle bell hooks définit la marge comme un espace depuis lequel la résistance devient possible, comme un espace de réflexion qui permet de repenser les oppressions. Elle souligne le silence que la pratique scientifique impose – volontairement ou malgré elle – à ces espaces :
« Réduit·es au silence. Nous craignons celles/ceux qui parlent de nous sans nous parler et sans parler avec nous. Nous savons ce que c’est qu’être réduit·es au silence. Nous savons aussi que ces forces qui nous font taire parce qu’elles ne veulent pas nous parler divergent des forces qui nous disent parle, raconte-moi ton histoire. Mais ne parle pas depuis la voix de la résistance. Parle seulement depuis cet espace dans les marges qui est le signe de la privation, de la blessure, et du désir inassouvi. Dis seulement ta douleur. » (hooks 1990 : 341-343)2
Ainsi, comprise en tant que processus aussi bien qu’en tant que condition, la marginalité est souvent définie par opposition à la position centrale ou dominante et envisagée comme une position moins favorable, indésirable, voire inadéquate3. La notion de marge a longtemps été pensée, que ce soit en géographie ou plus largement dans les sciences humaines et sociales, selon son rapport au centre, à la norme, dans une relation et une organisation hiérarchisées. Nombreuses sont les études qui ne s’intéressent pas à la marginalité en tant que telle, à ce qu’elle produit, à ce que les personnes y font : elles tentent seulement de comprendre comment les « marginaux » sont finalement pris dans une dynamique d’adaptation, d’assignation ou d’assimilation (Goffman 1975 [1963] ; Castel 1994 ; Foucault 1999). Pour Bourdieu par exemple, le marginal n’aspirerait qu’à faire partie du centre (Bourdieu 1984 et 2001). Cette conception privative, voire négative, a favorisé les études des « marges » pensées comme des symptômes de pathologies sociales ou comme des épiphénomènes de non-maitrise ou de décomposition des normes dominantes. Rares sont alors les travaux à avoir envisagé la position marginale comme position à part entière, dotée d’une connotation positive (Becker 1985 [19634] ; Bennett 1997), voire constructive. En cela, la position de bell hooks est singulière : si cette chercheuse ne nie pas les difficultés que peuvent rencontrer les personnes marginalisées, elle propose de transformer cette position subie en puissante ressource politique et créative (1990).
Le point de départ de cette journée n’était ainsi pas seulement de comprendre, depuis les marges, la construction des normes majoritaires mais également de porter un autre regard sur les marges elles-mêmes, de montrer qu’un autre type de récit peut y être entendu, différent de celui relayé généralement par les sciences sociales. C’est la raison pour laquelle le thème du dossier soulève également des questions épistémologiques propres à certaines disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire. Ce numéro thématique entend ainsi penser les marges comme des lieux essentiels pour saisir les logiques qui président à la (re)composition des champs disciplinaires. À travers les contributions, il s’agit de saisir comment le rapport dialectique entre le centre et les marges (dé)construit les normes sexuelles tout en permettant d’illustrer le rapport de complémentarité que l’on peut observer entre possibilités d’émancipation et rapports de domination. Les articles réunis ne questionnent pas seulement le rapport marge/centre ou dominant·es/dominé·es mais donnent également à voir les zones floues, les « zones grises » entre ce qui peut être considéré comme marginal et ce qui ne l’est pas. Les dynamiques qui traversent les rapports entre marge et centre sont mises en avant : comment la marge et le centre se côtoient et se co-construisent ? Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? Que garde-t-on de la marge, lorsque celle-ci entre en contact avec les dominants ? Le thème de la marginalité se prête particulièrement bien à éclairer les rapports de genre, et par extension les rapports à la sexualité. Le genre est en effet un outil pertinent lorsque l’on souhaite s’intéresser avec finesse aux rapports de domination et questionner la construction des normes majoritaires.
À la suite d’une succincte histoire de l’étude des sexualités permettant de mieux cerner l’apport des contributions, plusieurs axes sont explorés dans ce numéro. Les rapports entre la norme et la marge, les normes sexuelles et les rapports de domination sont interrogés à travers les récits recueillis depuis les marges, mais aussi à travers les silences que la marginalité peut produire, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles. La multiplication des échelles d’analyse permet également d’entendre différents discours qui questionnent à leur tour ces rapports. Enfin, les interrogations concernant la transmission des discours depuis les marges par l’intermédiaire de la parole des chercheur·es constitue une autre entrée analytique.
Une histoire de l’étude des sexualités
Au XIXe et au début du XXe siècle, c’est avant tout la sexualité des sociétés qualifiées d’exotiques qui aiguisent la curiosité des chercheur·es, notamment en anthropologie. Bronislaw Malinowski (1987 [1929]) et Margaret Mead (1963 [1935]) ont été les premier·es à considérer la sexualité non plus comme un fait appartenant à la nature mais comme un domaine devant être inclus dans la compréhension globale des dynamiques sociétales. Au milieu des années 1960 et dans les années 1970, suite aux revendications féministes, à la « révolution sexuelle », à l’accès aux nouveaux moyens de contraception et à l’avortement, cette thématique est largement investie par les recherches en sciences sociales. Les travaux actuels tendent à ne plus décrypter la sexualité des « autres », afin de la décrier ou de la fantasmer, mais à analyser à part égale la construction sociale de ces pratiques dans toutes les sociétés (Lyons & Lyons 2006 : 153-154). Ce sont également l’institutionnalisation des gender studies et les grandes études quantitatives suite à l’épidémie du VIH qui ont conduit à légitimer les recherches sur ce thème. Les chercheur·es se sont intéressé·es en priorité aux groupes qui sont considérés comme ayant une sexualité dite « en marge » des normes majoritaires (Chauncey 1994). L’intérêt porté à l’hétérosexualité en tant que telle, comprise désormais comme une catégorie n’allant pas de soi mais instituée progressivement en tant que norme majoritaire, reste très récente5 (Tin 2008 ; Katz 2001 [1995] ; Gourarier 2017 ; Mayer 2018).
La publication cette année d’Une histoire des sexualités (Steinberg 2018) montre les profonds renouvellements de ce sujet dans la discipline historique, et donne à voir la richesse et l’inventivité des travaux, toujours en lien avec le contexte politique de ces cinquante dernières années. Par exemple, alors que les pratiques sexuelles pendant la période de l’Antiquité, dépendantes du rapport hiérarchique entre les individus, ont longtemps retenu l’attention des historiens (Bereni et al 2012 : 59 ; Halperin 2000 [1989]), ce n’est que récemment que les chercheur·es se sont intéressé·es aux relations sexuelles entre femmes (Boehringer 2007). Si l’époque moderne a été « le premier laboratoire de l’histoire de la sexualité », le mot sexualité, en tant que tel, n’est apparu qu’au XIXe siècle, en parallèle de « taxinomies nouvelles désignant tour à tour des pratiques, des “perversions” et des individus s’y adonnant » (Steinberg 2018 : 9-10). L’étude des prostitutions par exemple, comprises comme des « sexualités périphériques », au pluriel, (Houbre 2018 : 307) – à la marge de la sexualité normée et normalisée, d’un point de vue tant géographique que social – montre cette attention dorénavant portée à la pluralité des pratiques prostitutionnelles.
Écrire les sexualités comme processus émancipatoire ?
La contribution de Lola Gonzalez-Quijano dans ce numéro prolonge les travaux sur les prostitutions, tout en s’en différenciant. Plutôt que d’analyser frontalement les récits des pratiques prostitutionnelles dans le corpus traité (les mémoires et autobiographies de courtisanes, succès littéraires de l’époque), c’est ici le contexte de production de ces textes particuliers qui est le point de départ du questionnement sur les liens constants que les femmes galantes parisiennes entretenaient avec les hommes composant le demi-monde dans la rédaction de ces ouvrages, ces derniers bénéficiant d’un statut social plus élevé et d’une maitrise de l’écrit. Si les femmes du xixe siècle accèdent enfin à la rédaction, ou au moins à la possibilité de signer en leur nom propre des ouvrages publiés lorsqu’elles sont illettrées, cela ne peut se faire sans l’assistance d’hommes, et ceci à toutes les étapes du processus éditorial. Cette collaboration littéraire nécessaire permet à Lola Gonzalez-Quijano de discuter la question de l’auctorialité de ces écrits, complexifiant l’analyse des ouvrages laissés par les prostituées. Elle montre que ce n’est qu’en combinant l’analyse textuelle à proprement parler et le contexte social de production de ces textes que l’on peut avoir accès aux voix propres des femmes galantes.
Interroger les silences
Croiser la thématique de la sexualité avec celles des marges implique de s’interroger sur l’inexistant, l’illicite et l’informulable. Cette tripartition des « silences » dessine une rhétorique du tabou, qui se décline en trois dimensions : affirmer que ce n’est pas permis, empêcher que cela soit dit et nier que cela existe (Foucault 2014 [1976]). Les manières de nommer et de dire interrogent les lexiques de la sexualité. Il s’agit dès lors de penser les qualifications et les mises au silence, en interaction ou dans un texte littéraire, à travers le travail de négociation et les processus de circulation de sens qui y sont liés : par exemple quand un viol est euphémisé ou dit à demi-mot pour ne pas remettre en cause une situation salariée plus que précaire (Le Petitcorps, dans ce numéro), quand la justice peine à qualifier certaines actions dans les procédures de violences sexuelles sur mineur·es (Romero, dans ce numéro), ou encore quand un acte sexuel est camouflé en attaque vampirique et le consentement est rendu indicible (Baussand, dans ce numéro). Ces différentes contributions invitent à se pencher sur ce qui se dit mais ne se voit pas, ce qui reste caché, dissimulé dans les interstices de la sexualité normée et normalisée. Les conditions de production de ces silences (tabou, censure), tout autant que la façon dont ils se manifestent, deviennent en soi heuristiques.
L’article de Baussand analyse selon un prisme stylistique, féministe et anthropologique un texte littéraire de l’époque victorienne : le roman Dracula, de Bram Stoker. L’analyse se focalise sur la mise en évidence des angoisses de l’époque en lien avec le système de circulation des fluides corporels (sang, sperme, menstrues, lait). Le texte prend appui sur la matérialité discursive de ce roman pour interroger la représentation de la sexualité féminine : tabou absolu de l’époque, source d’ « angoisses hystériques », objet d’une répression sociale terrifiante. À travers l’analyse comparée des personnages de Mina et de Lucy confrontées au monstre vampirique qui les réduit au silence, l’article met en dialogue les discours littéraires et les idéologies et parvient à transformer l’analyse de ce roman en « une formidable étude de cas des pratiques simultanément médicales, gynécologiques, et psychiatriques de la pathologisation du sexuel ».
Au-delà de la fiction et bien loin de l’époque victorienne, certaines situations de violence sont productrices de silence : elles sont parfois tues car considérées comme honteuses, les personnes victimes se sentant responsables de la situation. C’est le cas notamment lorsque le consentement n’a pas pu être clairement énoncé voire n’a pas été respecté. La violence initiale est ainsi dupliquée par une intimation au silence socialement implicite. Dans les cas où celle-ci est finalement dénoncée, il s’agit de la mettre en récit. Ce récit est souvent considéré comme réfutable, voire comme inaudible, et il doit être étayé par des preuves, notamment lorsqu’il est émis par des personnes en marge ou lorsque les rapports de domination empêchent que le récit soit fait et/ou écouté, ce qui crée une violence supplémentaire. Ce qui est raconté peut être retourné contre la victime du fait d’un imaginaire colonial, comme le montre Colette Le Petitcorps, ou perdre de sa valeur au fil des examens successifs – c’est le cas notamment quand il s’agit de décider de qualifier un acte de viol, d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle. Dans son article, Marie Romero montre que la qualification de l’inceste dans le droit français est particulièrement complexe. Alors que l’inceste sur mineur·e, et de façon plus générale les actes pédophiles, sont considérés comme des transgressions majeures au sein de la société française, le droit pénal peine à reconnaitre l’inceste comme une infraction spécifique, mais le considère comme une circonstance aggravante des catégories de viol, d’agression sexuelle et d’atteinte sexuelle. Dans les cas d’agression sexuelle ou de viol, la nécessité de prouver le non-consentement du mineur devient particulièrement délicate puisque la relation de parenté qui lie l’enfant à l’auteur des actes rend la contrainte « imperceptible, discrète voire inaudible » (§17). En absence de preuves, l’auteure montre que c’est souvent la « barrière sacralisée des âges » qui va être mobilisée pour prouver l’absence de consentement. Au-delà du cas de l’inceste, on peut voir que même lorsque certains gouvernements se dotent de législations particulières en la matière, l’absence de consentement ne suffit jamais à constituer une preuve suffisante et autonome. Par exemple, suite au mouvement de dénonciation d’agressions sexuelles via le hashtag #MeToo, la Suède a adopté en mai 2018 une loi plus stricte sur le viol mettant au centre la question du consentement6. Pour qualifier un acte de « viol », il n’est ainsi plus nécessaire de prouver qu’il y a eu surprise ou violence, mais « simplement » de montrer qu’il n’était pas consenti7. Cependant, la mise en pratique de cette nouvelle loi semble délicate, et invite à repenser ce que recouvre le terme « consentement » dans une perspective plus large. En effet la question du régime de preuve – comment montrer que la personne a ou non consenti – reste entière. On pourrait imaginer que la mise par écrit soit une solution puisque l’écriture laisse une trace sans ambiguïté qui peut être consultée a posteriori. La trace écrite du consentement permettrait d’établir un rapport d’égalité entre les personnes concernées8. Seulement elle ne reflète ni les conditions dans lesquelles elle a été inscrite, ni le caractère processuel du consentement, c’est-à-dire « renouvelable, affirmatif et rétractable », comme le rappelle Alexandre Baril (en varia dans ce numéro, §3). C’est justement cette problématique que Baril explore dans son article : il montre que le fait de ne pas prendre en considération le consentement dans toute sa complexité peut causer des souffrances morales, même quand il ne s’agit pas de sexualité.
Les contributions du numéro montrent ainsi la difficulté à prendre en considération à la fois la pluralité des relations de pouvoir saturant nos sociétés, la violence qui s’exerce sur les personnes marginalisées et l’agency de ces dernières.
Multiplier les échelles d’analyse pour mieux écouter
Du quartier de « femmes libres » à Bangui en République centrafricaine (Brand, dans ce numéro) aux rapports de domesticité au sein des maisons de l’Ile Maurice (Le Petitcorps, dans ce numéro), plusieurs articles de ce numéro se situent dans des contextes post-coloniaux au sein desquels la question de la sexualité permet de complexifier l’analyse et la compréhension des rapports de domination. Certaines sexualités comprises au premier abord comme marginales se révèlent ainsi être des vecteurs d’émancipation assumés et revendiqués comme tels par les personnes concernées. Les liens de dépendance, notamment économiques, avec le groupe majoritaire permettent d’accéder à d’autres chemins, voire d’inventer un espace-tiers de résistance, depuis lequel peut être émis un discours contre-hégémonique. En explorant la question de la trace au sein de l’écriture ethnographique à partir d’une recherche conduite dans un quartier de Bangui, Magdalena Brand analyse trois expressions de la marginalité : le quartier, lieu de vie des « femmes libres » désormais détruit ; la figure de Mami-Wata et la possession qui incarne à la fois la prolongation de la violence coloniale et une forme possible de résistance collective ; et enfin Ballerine, association formée dans les années 1980 pour créer de la solidarité entre les « femmes libres » mais également lutter contre l’invisibilisation du groupe. Plusieurs contributions revisitent ainsi, à travers la question des marges, les dynamiques entre les trois rapports de pouvoir qui caractérisent l’approche intersectionnelle, à savoir le genre, la classe et la race. Colette Le Petitcorps montre comment ces trois aspects fonctionnent de concert depuis l’époque coloniale, et continuent de tracer des frontières invisibles mais opérantes dans la société mauricienne. En proposant une étude exploratoire sur la sexualité dans les services domestiques à l’ile Maurice, elle montre comment les discours sur les relations entre les bonnes et les patrons s’insèrent dans un imaginaire hérité de l’époque coloniale, et réactivent certaines catégories raciales. Les rumeurs sur la sexualité des bonnes sont ainsi un moyen de maintenir certaines frontières de classe et de race, frontières héritées de la colonisation, aujourd’hui travaillées par les changements qui adviennent au sein de la société mauricienne.
Les marges ne se réduisent de fait pas à un espace tangible et délimité, mais elles se situent aussi dans les franges du discours majoritaire. Dans ce dossier, les contributions questionnent ainsi la pluralité des dynamiques d’invisibilisation et de visibilisation qui concernent les récits émis depuis les marges. Entendre ces récits dans leur pluralité et leur complexité amène à rendre visibles et analysables des systèmes oppressants et normatifs. Les dimensions particulières des discours sont ainsi saisies simultanément avec des dynamiques historiques, ce qui permet de mettre en lumière ce qui a longtemps été maintenu dans l’ombre. Les observations effectuées à l’échelle d’une maison, d’un quartier ou bien d’une ville prennent ensuite pleinement sens au sein d’une focale analytique plus large, articulant les niveaux micro et macro, à la fois aux niveaux historique et géographique.
Quand les voix des marginalisé·es s’entremêlent à celles des chercheur·es
Enfin, écouter depuis la marge invite à s’interroger plus particulièrement sur la façon dont les discours sont recueillis, retranscrits et analysés. La notion de marge fonctionne comme un moteur et incite à examiner les positionnements qui permettent (ou empêchent) d’aborder certains sujets. En tant que chercheur·e, à quels types de récits accède-t-on et de quelle façon ? Une fois les discours recueillis, comment rendre compte de la complexité des situations sans que ces dernières ne soient filtrées par la position du/de la chercheur·e ?
Ces questions semblent d’autant plus saillantes lorsque l’on souhaite interroger les normes de genre et les rapports de domination depuis les marges. Se pencher sur ces différentes thématiques nécessite de prendre en considération la corporéité du/de la chercheur·e (Haraway 2007) et la position depuis laquelle le discours scientifique est émis (Lyons & Lyons 2006). C’est le cas notamment lorsque l’on est une chercheure blanche travaillant dans un contexte postcolonial sur une sexualité souvent stigmatisée (Le Petitcorps et Brand, dans ce numéro). Qui parle finalement lorsque, en tant que chercheur·e, on tente de raconter ? Il s’agit, dès lors, de ne pas reproduire les rapports de domination inhérents à la relation ethnographique lors de la restitution du savoir. Magdalena Brand s’interroge ainsi sur la conservation et la perte, tant des voix marginalisées dans le passage vers l’écriture ethnographique, que de la théorie dans la mise à l’écrit de discours de la vie quotidienne.
Expliciter, selon la formule consacrée, depuis où l’on parle ne suffit pas toujours, et il est parfois nécessaire d’inventer des tactiques littéraires – en gommant par exemple les marques d’oralité – afin de rendre hommage aux luttes des acteur·es pour leur reconnaissance.
Nous avons souhaité inclure, à la rubrique Explorations, un texte de Bini Adamczak qui annonce son ambition de changer, à travers un nouveau mot, notre façon de nous représenter certains aspects des pratiques sexuelles. Ce nouveau mot est celui de circlusion (et toute sa famille lexicale) : en construisant une relation de symétrie entre la pénétration et la circlusion, ce texte militant et rafraichissant appelle à révolutionner notre manière de parler de sexe et peut-être notre représentation collective de la sexualité.
Deux des contributions de la rubrique Créations entrent en dialogue avec la thématique du numéro. La première, Baiser la littérature, réunit sous ce titre plusieurs contributions des autriX et performeurX du collectif RER Q qui se proposent d’écrire « l’irreprésentable, l’explicite, le tendre, le brut et l’érotique » et racontent la sexualité depuis la marge. La seconde, Premiers jets, poursuit également ce projet, à travers un bref récit érotique proposé par l’auteurice plasticienNE genderqueer ArianE Sirota, qui vise à débrider les imaginaires. Nous publions également un poème dans cette rubrique : il s’agit de La Femme n’existe pas, de Sihem Mehaimzi, qui interroge les injonctions à la féminité. Le poème est illustré par un collage original de Nelly Sanchez.
Contributions en Varia
Outre la rubrique Créations, comme d’habitude, la revue a fait également place à quelques contributions non thématiques.
Deux sont des traductions de publications parues originellement en anglais. Il s’agit d’abord du texte d’Alexandre Baril, évoqué plus haut, qui interroge le dispositif – au sens foucaldien – du consentement dans les médias, en particulier lorsque celui-ci est recueilli auprès de personnes impliquées dans un parcours de transition de genre et lorsqu’il concerne la diffusion d’images intimes. La seconde traduction constitue un état de l’art et une réflexion de fond, par William Leap, sur ce qui peut former le socle de la linguistique queer, en particulier dans son croisement avec l’analyse de discours, et sur les défis de ce champ constitué récemment. La revue GLAD ! se réjouit d’avoir pu poursuivre son activité éditoriale de traduction, grâce au soutien financier du réseau « La Cité du genre » de la communauté universitaire Sorbonne Paris Cité pour la traduction de W. Leap, et se félicite de pouvoir mettre ainsi à la disposition du lectorat francophone ces deux textes solides et originaux.
Une autre contribution est constituée d’un article de recherche inédit de Rachele Raus portant sur un point précis de traductologie, à savoir la circulation des termes anglais intersectionality et gender issus de la communication officielle internationale vers les textes officiels équivalents traduits en langue française. L’article mène une enquête minutieuse et longitudinale sur cette question à partir d’un riche corpus de textes publiés entre 1998 et 2017.
Enfin, le numéro accueille les rubriques régulières : Chroniques et Actualités. La première rassemble deux contributions qui se répondent : une signée par Daniel Elmiger sur la guerre des postures activistes versus académiciennes au sujet de l’écriture dite « inclusive », et une autre, collective, signée par trois professeures dans l’enseignement primaire en France, portant sur leurs pratiques de classe et sur l’évolution de leurs propres réflexions et positions sur le même sujet. Enfin, la rubrique Actualités réunit cinq notes de lecture et deux résumés de travaux universitaires soutenus récemment.
Nous remercions les membres du comité de rédaction pour avoir ouvert leurs pages à la publication de cette journée d’études EFiGiES Aix-Marseille et pour avoir permis de prolonger la réflexion amorcée dans ce cadre. Nous tenons également à remercier les membres de l’atelier EFiGiES Aix-Marseille qui ont été à l’initiative de cette journée et qui ont contribué à son organisation : Julie Abbou (LPL, AMU), Marien Gouyon (ESO, Université d’Angers), Perrine Lachenal (CNMS, Philipps Universität Marburg) et en particulier Manon Vialle (CNE, EHESS), qui a relu et discuté l’introduction du dossier.