Que l’importance du sang soit emblématique dans Dracula (1897), voilà qui ne manquera pas de faire consensus. Mais il existe peu, voire aucune entreprise visant à démontrer que la véritable « mécanique des fluides » pensée par Bram Stoker dépasse l’apparition seule du sang, pour s’avérer être une mise en scène d’angoisses de nature circulatoire — c’est-à-dire liées aux fluides corporels.
Définie comme étant le mouvement propre à un fluide en circuit fermé, la « circulation », pour les besoins de notre analyse, étendra sa définition à la provocation contrôlée (ou non) d’un écoulement. De fait, un roman tel que Dracula semble devoir en constituer l’interprétation la plus fortement chargée. La « mécanique des fluides » chez Stoker demande de prendre un angle de recherche inédit : celui du trouble profond généré par l’apparition, la manipulation, et l’usage symbolique des fluides corporels, générateur de ces angoisses circulatoires1. Car c’est en fait tout le système d’« échange de fluides » qui est signifiant, et même performatif, dans le roman. Par une étrange coction, c’est-à-dire une correspondance fongible des humeurs qui rappelle les hypothèses d’Aristote2, le fluide « sang » dans Dracula est incidemment lui-même de nature « fluide ». Il prend tour à tour allure de sang des règles (ou, pourquoi pas, de sang de la défloration) ; de sperme (la charge érotique du texte n’étant plus à prouver) ; et de lait (le vampire « s’allaite », ou boit, au cou de ses victimes, mais dans les dérivations sémantiques du mythe il faut également boire le sang du monstre pour re-naître vampire).
Or, la grande cohérence symbolique de cette correspondance existant entre ces trois fluides corporels, dans les discours sociaux et médicaux, en fait les fluides essentiels de la différence sexuelle — des fluides vitaux, génitaux et sexuels, mais aussi sexués et genrés3. Salvatore D’Onofrio écrit ainsi, dans Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud (2014)4, que « lait, sang et sperme, maintiennent et reproduisent la vie, mais sont aussi les substances que toutes les cultures humaines manipulent, du point de vue symbolique ». C’est ici toute une vérité des mythes et l’importance signifiante de nos représentations qu’il met en évidence. « Une sécrétion, on le sait, c’est ce qui sépare, discerne, dissocie, dissout le lien, tient au secret », écrit Jacques Derrida dans Voiles (1998)5. Il montre ainsi que les fluides corporels, du signe à l’indice, du secret à l’énigme, font office de symboles (au sens étymologique littéral, qui signifie « jeter ensemble ») : ils invitent à les déchiffrer, leurs manifestations constituent un langage codé. Il s’agira donc bien de reconstruire le lien signifiant/signifié permettant d’établir une reconnaissance, laquelle fait de la « circulation » elle-même le cœur de nos préoccupations.
Quelles sont alors les conséquences de la manipulation de tels fluides, aussi denses, aussi chargés, dans Dracula ? Dans la mesure où la thématique des fluides, par l’esthétique du trouble6 qu’elle convoque, possède une grande force de confiscation de l’attention, l’écriture devient un exercice esthétique exigeant, qui ne peut donc pas, dès lors, se prétendre neutre. La mise en scène gothique des angoisses, dans l’écriture, passe ainsi principalement par cette métaphore circulatoire, dont le roman se fait un vecteur de purgation, voire d’exorcisme. Il va donc bel et bien falloir parler « échanges de fluides », au sens littéral du terme, avec toute la charge affective que l’expression implique.
Blood Is Thicker Than Water7 : fluides corporels et angoisse sexuelle
Topique féminine du « trop de fluides » : la menace du débordement
Dans Dracula, le monstre, figure de la limite, est un bouleversement, un trouble suprême, l’incarnation de cette menace venue des marges — corporelles, mais aussi géographiques — dont les femmes seront les victimes impuissantes. Le vampire ex-prime, répand précisément ce qui était intime, subsumé à une intériorité cachée. Il fait s’écouler les fluides et provoque ainsi une peur viscérale, un défoulement de passions. Là réside la clef de lecture principale, véritablement cathartique, selon laquelle il convient d’analyser ses attaques. L’action narrative se déroule au sein de classes sociales dominantes, bourgeoises, lesquelles sont très strictement préoccupées par la prévention de tout « débordement » — étrange écho à cette ère d’industrialisation massive où le contrôle même de l’eau représente un enjeu social essentiel. Ce choix du cadre narratif est loin d’être anodin : contrôler l’eau, à l’époque du roman, s’accompagne directement de stratégies de contrôle du corps, et plus particulièrement encore du corps féminin8.
En effet, selon les héritiers de la pensée aristotélicienne, comme Galien et Hippocrate, on observe une constellation symbolique, véritablement topique, qui relie le fluide, le liquide, l’eau, aux femmes. Là où la femme est froide et humide, l’homme est chaud et sec. Là où elle est changeante, imprévisible et superficielle (shallow en anglais, qui est incidemment aussi le mot utilisé pour décrire des eaux peu profondes), il est solide, stable et droit. Cette opposition femme/molle/eau/humide/froid et homme/dur/feu/sec/chaud correspond à la relecture, opérée par le roman, de la société industrielle qui consacre, contre ce qu’elle tend à maîtriser (l’eau d’abord, et plus largement les éléments naturels et les femmes), la force du feu, de la technique et des hommes (fourneaux, charbon, usines…). À la femme échoit ainsi l’instabilité liquide et ses profondeurs troubles9. Mais, face à la cohérence topique existant entre liquidité et féminité, il importe, d’un point de vue critique, de souligner la spécificité des fluides corporels face à cette fluidité générique. La figure de l’hydropique est ainsi particulièrement parlante10 : c’est précisément la circulation du sang des femmes qui pose des enjeux de santé très prégnants dans la littérature, d’abord médicale mais pas seulement, et ce depuis l’Antiquité, avec la mise en place de dispositifs visant à son bon écoulement en particulier. Ceci génère une angoisse circulatoire chez les femmes elles-mêmes, ainsi sommées de maîtriser ces fluides liés à la reproduction comme à la sexualité11). Car ce rapprochement des femmes avec l’eau dans la perspective médicale fait d’elles des vecteurs particuliers censés transmettre des maladies de pléthore, dues à la surabondance de fluides que ne peut réguler la coction des humeurs. Ce discours avait des conséquences sociales d’une redoutable concrétude pour les femmes et leur « trop de fluides ». Trop « froides » effectivement12, les femmes devaient se « purger » régulièrement, par les règles et les grossesses, ou par des saignées et lavements divers.
La figure du vampire apparaît donc précisément comme une sorte de purge presque vengeresse, qui aurait mal tourné : en faisant des femmes les victimes toutes désignées du monstre, Bram Stoker ne se contente pas seulement de reproduire les croyances sociales misogynes de son époque, à l’échelle de son roman — il les transfère, en les faisant circuler dans le texte. Dans Dracula, le rôle des personnages féminins est justement de bouleverser, par la menace constante de débordement qu’elles représentent — une menace que la figure du vampire rendra manifeste. Le corps dans Dracula, et plus particulièrement encore le corps féminin, n’est donc pas une enveloppe fermée ni la peau une ligne close et rassurante : les deux sont déjà ouverts, et potentiellement à même de déborder. Et, puisque, selon Thomas Laqueur13 (qui a su montrer l’importance de la reconsidération symbolique des diverses sécrétions corporelles, et plus particulièrement génitales), on considère partout, sans cesse, que le mâle est l’étalon du genre humain, la femme devient une étrangeté fondamentale. Si l’homme est le modèle par excellence, la référence définitive, la femme ne peut donc être perçue, dans ce système, que comme le premier Autre, peut-être même le « premier monstre »14 (qu’est-ce que le monstre, sinon une altérité radicale ?).
L’intérêt de la présence monstrueuse dans Dracula est ainsi rendu explicite : intouchable et tabou, le vampire renvoie directement à ce qui trouble effectivement dans l’écoulement visible des fluides15. Les attaques de Dracula seront en effet codifiées par deux modalités « débordantes » précises, directement reliées aux apparitions de fluides : le tabou et la souillure. Cela n’a rien d’étonnant si, à l’instar de Mary Douglas, nous estimons que le corps est le lieu privilégié de toute conceptualisation de la souillure, en plus d’être le modèle par excellence de tout système fini :
La souillure n’est jamais un phénomène isolé. (...) Les notions de pollution n’ont de sens que dans le contexte d’une structure totale de la pensée dont la clé de voûte, les limites, les marges et les cheminements internes, sont liés les uns aux autres (…)16.
Ainsi, « la matière issue [des] orifices est de toute évidence marginale. Crachat, sang, lait, urine excréments, larmes, dépassent les limites du corps du fait même de leur sécrétion. (...) L’erreur serait de considérer les confins du corps comme différents des autres marges. »17
Mais la coction narrative de trois fluides sexuels en particulier dit quelque chose de la relation de la société victorienne à la sexualité.
Angoisse de l’acte sexuel : une peur dévorante
L’une des fonctions du roman gothique est la mise en scène des peurs profondes18. Il existe à cet égard, dans l’écriture de Stoker, un lien stable et cohérent entre cette angoisse de nature circulatoire et une angoisse purement sexuelle. Les attaques du vampire, point culminant de tension narrative, remplissent une fonction jubilatoire car impudique. Elles répondent à l’appétit haptique de l’œil et à sa pulsion de (sa)voir19. Dans cette perspective, on ne peut donc pas faire l’économie d’aborder dans le roman le cas des fluides génitaux et sexuels. Il faut se représenter une nouvelle fois ce que peut avoir de bouleversant et de brutal, dans le contexte d’une société aussi répressive, la pleine révélation de ces fluides que l’on cache, et des manifestations ouvertement sexuelles qui leur sont liées20.
En cultivant cette « esthétique du trouble » par la plasticité du sang qui opère différentes transformations humorales (tour à tour sperme, lait, menstrues), l’écriture de Stoker manifeste un potentiel fort de fascination21, ou, pour reprendre les mots mêmes du roman (voir ci-dessous), « une volupté à la fois émouvante et repoussante ». Il faut également rajouter à cela le dégoût général éprouvé pour tout ce qui concerne l’intérieur du corps, universel : s’y mêlent allègrement l’effroi et l’émoi du corps ouvert, impacté dans son intimité. Le lien entre sexualité et intimité, exploité dans le roman, est ainsi clair : les attaques du monstre sont précisément violentes parce qu’elles mettent en scène l’abolition abrupte des frontières corporelles et sociales, dans une logique de dévoilement, de déchirement au point de choc, de heurt. Mais ce que manifeste prioritairement l’écriture de Stoker, à chaque attaque vampirique, c’est un fantasme très littéral de dévoration/consommation, où la bouche du vampire devient organe sexuel de prédilection :
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Dans cet extrait particulièrement parlant, premier acte proprement vampirique du roman, le personnage de Jonathan Harker est la proie consentante de trois femmes, vampires et donc prédatrices, dans le château du comte. La scène est à la fois cauchemardesque, et d’une sensualité hyperesthésique — tous les sens y sont mobilisés. On remarque une surabondance de détails signifiants : l’ambiguïté toute évocatrice des « lèvres rouges », et cette « salive qui scintille » connotant la présence de fluides sexuels. Cette surcharge descriptive véhicule immédiatement une sensation hypnotique, qui communique la transe dans laquelle se trouve Jonathan. Le sous-texte est presque trop évident : Jonathan serait-il sur le point d’être engagé dans une fellation, acte pour lequel sa partenaire tirerait presque plus de plaisir que lui ? Plus largement, la bouche et ses lèvres peuvent être rapprochées des lèvres vaginales. La vulve est elle aussi porteuse d’un grand appétit (sexuel) dans diverses représentations médicales, érotiques et littéraires — un appétit qu’il aura fallu contrôler par le discours notamment médical24 — où le mythe du « vagina dentata » prend ainsi tout son sens.
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« Sucer » ou « lécher » est une implication intime et sensuelle de la bouche comme organe aspirant voire dévorant, laquelle est évidemment lourde de sous-entendus. Quand le monstre se nourrit, c’est un acte sexuel à peine déguisé, mais aussi un acte primitif, bestial, où la faim et le désir se confondent. Le « terrible plaisir » éprouvé par Jonathan Harker met aussi en scène une libération certaine : après s’être attardée dans l’ombre de la répression, la sexualité émerge à la claire lumière du discours social victorien, dont le roman se fait la mimesis fallacieuse27.
Il serait donc bon, à cet égard, d’examiner cet organe même qui semble en être le point de jonction : outre la bouche dévoratrice, ce sont les dents du vampire, en tant qu’instrument de circulation et de transfusion (des outils filtrant le fluide et le transmettant au besoin), qui seront beaucoup décrites tout au long du roman. Cette dentition inhumaine est la source même des angoisses car elle rappelle sans cesse, dans le roman, que la peau n’est pas une ligne fermée : à tout moment, le monstre peut transpercer l’enveloppe charnelle pour laisser s’échapper les fluides. Ainsi « canines » pour rappeler l’homme (« sharp white teeth ») ou « crocs » pour rappeler la bête (« canine teeth »), les dents du vampire entretiennent cette indistinction fondamentale du monstre, sa nature hybride essentielle, fluide, qui est précisément ce qui le rend monstrueux. Ces canines, ou crocs, sont ici visiblement rétractables, et ne sortent qu’« à propos », sous le coup d’émotions violentes (désir ou excitation puissants, colère intense, faim dévorante… la limite entre chacune étant, nous l’avons dit, elle-même fluide, floue, et cette indifférenciation soigneusement cultivée). Qu’en conclure, sinon que les crocs du vampire sont aussi un organe érectile ? Deux petits pénis qui pénètrent la chair, et déchirent la peau pour faire couler le sang. C’est ici le mythe de l’hymen et de la virginité cent fois répété dans le roman — malgré de très nombreuses scènes homo-érotiques, les femmes restent les victimes principales du vampire. Faut-il donc voir le roman comme une gigantesque métaphore, une sorte de « conte pour adultes », qui se fait l’expression nécessaire, exorcisée, de la « chose qui trouble » ?
Une angoisse combinée du féminin-fluide et du sexe : l’angoisse de la sexualité féminine
Ce que fait la femme de son corps semble être une question préoccupante. Mais le XIXe siècle passe également comme étant le grand siècle par excellence de la répression féminine28. Ce « siècle de l’hystérie »29 a fait d’une affliction, utérine jusque dans son étymologie, le symptôme de cet état de fait. Le roman semble d’ailleurs être, à bien des égards, une mise en scène du positivisme scientifique de Charcot. Cette « peur hystérique » de la sexualité féminine s’incarne dans le roman en deux avatars féminins : les personnages de Mina et de Lucy — lesquelles en exemplifient chacune un aspect. Car « l’hystérie » de Lucy et Mina se définit plus particulièrement face à un phénomène qui, symboliquement plus qu’ontologiquement, semble devoir marquer le début de la sexualité féminine — ou, à défaut, de la maturité sexuelle d’une femme : la menstruation. C’est une perspective évidemment très cissexiste, mais il est juste de dire que la menstruation, dans son acceptation sémantique, ne s’est guère construite autrement que comme une affliction « typiquement féminine »30.
Marie Mulvey-Roberts, professeure associée à l’université de Bristol, dont la spécialité recouvre l’analyse des fluides corporels dans la littérature gothique, voit en Dracula le traitement littéraire métaphorique du sujet des menstrues. Mais son analyse inédite fait du vampire qui attaque ses victimes et les laisse saignantes, en proie à des pulsions érotiques étouffées31, un vecteur approprié pour parler à la fois des menstrues et de la sexualité féminine — un monstre pour mieux parler de deux phénomènes monstrueux : « Bien plus qu’un roman sur les pathologies [...], sa catégorisation du sang masculin comme bon et du sang féminin comme mauvais signale que c’est le sang menstruel et ses pathologies qui provoquent un sentiment d’horreur, [...] mais aussi un hemofétichisme érotisé. Dans le même temps, le roman est un renforcement du point de vue médical conservateur victorien (incarné par des scientifiques comme Icard) selon lequel la menstruation doit être forcément morbide. »32 Le dégoût de Mina pour son propre corps, ou l’évitement du monstre-Méduse et de son regard pour mieux la décapiter via l’exemple de Lucy, correspondent pour elle à cette volonté de suppression des menstruations comme réponse masculine à la peur du féminin et particulièrement de sa sexualité, qu’elles réveillent.
Mina : femme désirante et désirée
Selon Gregory Kershner, le personnage littéraire de Mina assume, dans le contexte romanesque d’une Angleterre victorienne érotisée, la fonction intermédiaire d’une féminité discréditée — c’est-à-dire l’objet impossible situé à équidistance de la sensualité et de la chasteté. En termes vampiriques, cette fonction devient excès érotique. L’extase orgasmique qu’atteint Mina lorsqu’elle est effectivement attaquée (à laquelle répond la satisfaction toute sadique, et même perverse, complice et voyeuse, de lae lecteurice), est une romantisation du viol, qui se manifeste doublement dans le texte. Il y a la jouissance que ce personnage éprouve à se soumettre aux désirs de Dracula alors même que son discours explicite témoigne de sa répugnance ; et la fonction narrative de ces attaques, qui constituent l’un des pics émotionnels les plus forts de l’intrigue. Le récit que Mina fait de ses attaques est à destination d’un auditoire masculin (et de son fiancé d’abord), ce qui opère un déplacement du curseur d’attention, allant de sa peur à leur envie. Entre les lignes, c’est tout l’interdit des violences sexuelles qui est ainsi évoqué : l’angoisse « masculine » de la menstruation est confondue dans le roman avec la peur « féminine » de la première fois/défloration, elle-même une peur déguisée du viol :
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La continuité éruptive et exubérante du sang et de sa soif en font une métaphore appropriée du désir — un mouvement fluide mais impérieux du sang au-delà des limites corporelles35. Cette morsure du vampire, qui intervient au chapitre 21, s’apparente à une agression sexuelle… à laquelle Mina finirait toutefois par prendre du plaisir36. Pourtant, Mina manifeste un rejet fort qui s’exprime à la fois dans son discours et son comportement. Après cette attaque, elle s’exclamera à plusieurs reprises « Souillée, souillée ! » (« Unclean, unclean! ») et refusera que quiconque la touche, tout en refusant elle-même de toucher quoi ou qui que ce soit — ce qui n’est pas sans rappeler certains interdits religieux du Lévitique, dont les prescriptions à l’égard de la menstruation sont particulièrement dures37. Cette isotopie de la souillure vampirique/menstruelle, et de la propreté ou pureté contaminée, met en scène le motif de la tache, un canon de représentation récurrent dès qu’il s’agit des fluides, communiquant à la fois la honte des dessous involontairement tâchés, et l’imaginaire des rêves mouillés, ou du drap nuptial à exposer pour prouver par le sang (il est question d’une « red mark » caractéristique) la perte de virginité. Mais la métaphore sexuelle est encore filée et parachevée par ces propos du comte, adressés à Mina au beau milieu de l’acte :
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À ce « venez ! » impérieux, la version originale du texte anglais propose le terme come, dont l’ambiguïté est l’un des points signifiants : en effet, et pour tout.e lecteurice contemporain.e, to come signifie aussi jouir, au sens directement sexuel d’avoir un orgasme40. L’injonction impérieuse du comte devient donc invitation érotique de l’amant. La double lecture qui en découle colore la suite de l’extrait d’une influence sans équivoque :
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La multiplication condensée d’allusions sexuelles dans ce seul passage fait de l’échange de sang qui est décrit un échange de fluide autrement plus explicite, que l’auditoire masculin de Mina comprend parfaitement. Les choix de traduction opérés par Jacques Finné mettent de plus l’accent sur le mot veine, lequel terme désigne aussi le phallus en érection — la synecdoque de la « partie désignant le tout » étant on ne peut plus claire : Dracula « se déboutonne », puis ses mains cherchent la veine pour mieux en faire jaillir le fluide43.
Les appels répétés de Mina à Dieu, tout en rappelant l’ombre pesante de la morale victorienne à laquelle elle s’accroche, pourraient aussi bien manifester les supplications voluptueuses d’une amante au bord de l’extase. L’envie de s’abandonner au comte n’a d’égal que son refus de le faire — une posture à laquelle toute femme peut s’identifier, dans la mesure où les contraintes sociales contradictoires qui pèsent sur la sexualité féminine en font une arme qui peut être retournée contre elle à tout moment pour lui nuire44. Une lecture possible des rencontres nocturnes entre Mina et le comte se fait ainsi l’écho du fameux « fantasme du viol » très souvent mal compris : si la propre sexualité d’une femme peut être employée contre elle pour la juger ou la condamner, le viol permet de s’abandonner tout en conservant intacte sa pureté, et puisqu’il s’agit d’un pur fantasme, bien différent d’un désir réel, de garder un contrôle total sur les évènements — l’imagination permettant de rêver en toute sécurité. Mais rêve ou fantasme, à l’époque victorienne, il était d’autant plus inconcevable qu’une femme de bonne société puisse aimer le sexe : c’était là l’apanage, croyait-on, des femmes de peu (les prostituées)45.
Le vampire fait ici de Mina sa complice en la forçant à boire son sang : cet « allaitement » la « marque » ainsi comme son égale, mais aussi comme sa propriété — un clin d’œil possible aux mythes de la virginité. La fellation forcée qui est ainsi dite entre les lignes, nous oblige à expliciter le lien direct existant ici avec les théories médicales antiques évoquées précédemment autour des fluides sexuels. Le sang dont il est alors question assume aussi une toute autre fonction par coction : si fellation forcée il y a, et donc contrainte de boire ce qui apparaît métaphoriquement comme du sperme, il faut se référer à la vision anatomique aristotélicienne selon laquelle le sperme, en se mélangeant au fameux sang menstruel (responsable, nous l’avons dit, des pulsions érotiques de Mina46), produirait du lait (et donc insuffle une nouvelle vie). Or, c’est justement là le but de Dracula : assurer à Mina une « nouvelle vie », par la damnation éternelle : métaphore d’un lait nourricier perverti, donné librement pour la transformer — partiellement — en monstre. Cette parodie de communion, de baptême et de mariage (dont la caricature seule, grotesque et horrifique, suffit à choquer la morale victorienne), ne peut donc manquer de nous interpeler. En effet, le fait de boire et de partager du sang tout au long du roman peut tout à fait s’interpréter, selon Marie Mulvey-Roberts, comme une sorte d’allégorie menstruelle liée au sacré et au profane — une allégorie qui s’étend elle-même au stigmate menstruel porté par les femmes, par le motif de la « souillure ».
Enfin, la forme de la blessure de Mina, laissée par le comte au creux de son cou, sera différente des autres, non pas reconnaissable par ces deux piqures habituelles, empreintes des crocs, comme c’est le cas pour Lucy, mais semblable à une seule plaie ruisselante aux bords ourlés, ce qui conduira le personnage de Jonathan, son mari, à s’exclamer terrifié lors de sa découverte : « Au nom du ciel, quel est ce sang ? » (« In God’s name what does this mean? (…) Mina, dear what is it? What does that blood mean? My God, my God! »47). Là encore, les lèvres rouges et saignantes de la blessure peuvent traduire à la fois l’effarement de la menstruation, ou celui du sang de la défloration. La réaction de Jonathan, révélatrice, prend ainsi un aspect comique, faisant du couple un duo de simples naïfes qui ignorent tout de la réalité sexuelle48.
Malgré cette attaque, vécue et perçue comme une souillure en dépit de ses connotations sensuelles, Mina obtiendra rédemption : même si elle ne souhaite pas s’y soustraire forcément, Mina a la décence publique d’être horrifiée par ces rencontres (peut-être horrifiée par ses propres sentiments contradictoires), et c’est pour cette raison qu’elle sera sauvée — même si la temporalité de l’attaque correspond avec sa presque disparition de l’intrigue : devenue à son tour ob-scène, elle glisse hors de la scène textuelle et ne remplit plus alors qu’un rôle secondaire, laissant aux personnages masculins le soin d’occuper l’espace narratif. Le monstre rend ainsi visible le fait qu’il est plus acceptable qu’une femme ait été contaminée par un phénomène extérieur à sa volonté, que par une initiative propre : dans les deux cas elle le paye cher (écartement narratif/écartement social), mais l’un est une tâche morale un peu moins grave. Car, si ces évènements interviennent toujours contre le gré de Mina, ils permettent toutefois une échappatoire, plutôt que d’accepter l’angoisse suprême : la peur de l’autonomie féminine du désir sexuel, par l’exemple canonique du personnage de Lucy Westenra.
Lucy : femme menstruée, femme monstruée
Face à la chasteté de Mina, Lucy semble le contre-exemple tout désigné. Jeune femme sensuelle, jolie et qui le sait, elle a beaucoup de prétendants et aime à plaire et séduire — ce qui fait de son caractère une personnalité frôlant déjà dangereusement les limites de ce qui est acceptable pour une femme. Ainsi, tout en voyant en Méduse un symbole approprié du dénigrement des mystères corporels féminins sacrés autour des menstruations (« menstruation-based sacred female mysteries »), Mary Mulvey-Roberts explique en quoi Dracula pourrait être une relecture de l’histoire même du cycle menstruel. Le complexe de castration souvent évoqué par Freud à propos de Méduse (les serpents étant une manière appropriée de déplacer le symbole phallique pour adoucir l’horreur) est ainsi retourné : tout comme une castration, la menstruation induit un saignement génital angoissant, qui apparait en outre comme « magique » car ne déclenchant pas de souffrance chez la femme ni n’entrainant sa mort. Le pouvoir attribué à la menstruation suggère la place qu’elle occupe au centre d’un système où la morsure du vampire en devient le punctum signifiant.
Tout comme Mina, Lucy va être mordue, mais les conséquences de cette attaque seront pour elle bien différentes : son comportement, devenu vorace, et son appétit insatiable (qui se confond avec un appétit sexuel dévorant), ne sont pas sans rappeler les sbires féminins du château du comte. Contrairement à Mina, Lucy sera transformée par Dracula, ce qui fait d’elle une victime non plus seulement par contact, mais par contamination ou assimilation — dans le roman, cela se traduit notamment par la transformation de ses cheveux : de blonds, ils deviennent noirs, symbole d’une innocence corrompue et d’une monstruosité émergente49.
Le destin tragique de Lucy est le miroir du rôle assigné aux femmes et de la sanction sociale immédiate et définitive qui s’ensuit si elles dérivent de la norme : à l’instar des utopies positivistes évoquées précédemment au sujet de la prostitution, le sacrifice de Lucy sera un mal nécessaire.
Les personnages principaux masculins vont ainsi décider que Lucy mérite une punition exemplaire, laquelle fait un écho sinistre aux remèdes à l’hystérie qui témoignaient, comme on le sait, d’un sadisme sexuel inouï. Ainsi, au moment où le personnage de Lucy présente les premiers symptômes de « l’hystérie » et des troubles menstruels notés par ces médecins victoriens influencés par cette préconception de désordre des fluides, elle est à un point déterminant de son développement sexuel, mais c’est aux visites nocturnes de Dracula qu’il faut imputer son exacerbation, faisant d’elle la première victime non pas du comte, mais de la morale répressive de ceux qui sont perçus comme ses sauveurs — dont son propre fiancé, Arthur. Or, la « punition » en question, n’est autre que sa mise à mort. Lucy va être traitée par ce groupe entièrement masculin comme le monstre femelle par excellence, Méduse, archétype qui, si l’on se rappelle les lectures freudiennes, et plus tard celles, critiques, de Cixous, se trouve justement être une métaphore du sexe féminin plus particulièrement encore du sexe féminin pendant les règles :
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Dans cet extrait, le parallèle qui peut être fait entre le pieu perforant le cœur/corps de Lucy, et les méthodes utilisées pour soigner l’hystérie (comme enfoncer des bâtons ou chiffons dans le vagin des femmes), « soins » qui ont de plus été réalisées en public par les praticiens, font de cette scène en particulier une scène très « charcotienne ». L’empalement peut bien sûr figurer une pénétration qui « règle » le « problème féminin » ; et la décapitation renvoyer, in fine, aux clitoridectomies pratiquées sur des hystériques et autres « maniaques » sexuelles. C’est ainsi précisément la lecture qu’en fait le critique Darryl Jones52 : cette mise à mort commune de Lucy par un « public » d’hommes actifs, c’est l’évocation d’un viol collectif — un viol punitif qui fait de la bouche saignante une image de sexe violenté beaucoup plus graphique. Cette interprétation fait ainsi tristement écho aux viols correctifs avec lesquels on traitait l’hystérie — « l’empalement » par plusieurs hommes prend donc ici une tournure symbolique particulièrement angoissante53.
L’histoire personnelle de Lucy peut aussi être comprise comme un exemple de la femme déchue, qui a transgressé les codes de ce que la morale de son époque jugeait décent pour une femme, et en a payé le prix. C’est ainsi une représentation de la supposée insanité que la menstruation déclenche chez les femmes, notamment ses conséquences sur la sexualité, en accord avec l’idée selon laquelle « sous la lumière de la lune, cette force féminine enragée et affamée est libérée »54. Lorsqu’elle est empêchée par Van Helsing de tenter son fiancé avant d’être tuée, la fureur de Lucy prend des proportions gorgonesques. Sa bouche rouge dégoulinante de sang est une métaphore vivante du sexe saignant pendant les menstrues. La scène s’achève par la reprise de contrôle dudit fiancé sur le phénomène, qui lui plante un pieu et échappe à ce vagina dentata, avant que Van Helsing, tel un Persée vengeur, ne décapite Lucy (un sort funeste qu’elle a ainsi en partage avec Méduse).
Comme Maria Parsons, dans son article « Vamping the Woman: Menstrual Pathologies in Bram Stoker’s Dracula »55, on peut arguer que le vampire, dans le roman de Stoker, sert à déplacer cette incarnation de la peur masculine des menstruations à la peur masculine de la sexualité féminine, ce qui permet de révéler les stratifications de pouvoir contenues dans les interactions entre les discours médicaux et moraux de l’époque autour du cycle menstruel. Parsons voit en Lucy l’exemple même des angoisses socioculturelles et psychosexuelles liées à la menstruation, et de leurs ravages sur les femmes. « De sa première rencontre avec Dracula jusqu’à sa décapitation finale et son empalement, Lucy est une étude de cas exemplaire de la pathologisation de la menstruation, et du contrôle et du confinement de la sexualité féminine »56, affirme-t-elle. Lucy, qui souffre de son rôle limité de « femme » tel que le concevait la société victorienne, n’a pas d’autre choix que de supprimer tout désir d’explorer sa sexualité et est obligée de remplir son devoir. Cette abnégation masochiste est sa seule option (et la seule réservée aux femmes) dans une société qui nie vigoureusement toute expression de la sexualité et du désir féminins. Pour Parsons, le destin de Lucy, tout comme les traitements qu’elle subira (des transfusions sanguines récurrentes notamment) mettent en évidence l’obsession victorienne qui consiste à traiter les maladies mentales féminines — comme pouvait l’être un désir sexuel trop exprimé — en cherchant d’abord à réguler le cycle menstruel. La Lucy de Stoker est une image vibrante de la maturité sexuelle féminine. Cependant, le châtiment qu’elle encourra pour avoir laissé s’exprimer ses pleins besoins est cauchemardesque : la bouche encore rouge de sang frais, elle sera donc empalée puis décapitée.
Conclusion
Dans Dracula, les angoisses sont à la fois de nature circulatoire (liées aux fluides corporels), et profondément sexuelles. Cette « mécanique des fluides » est ainsi mise en perspective par l’écriture, notamment du point de vue de ses incidences sur la vie sociale et les représentations symboliques des femmes. Pour répondre au trouble engendré par l’apparition des différents fluides sexuels, la gestion dans le texte des diverses circulations revient à pérenniser le modèle socio-économique bourgeois (capitaliste et libéral) de la société victorienne — dont le roman, à travers le choix de ses personnages, peut se faire l’écho. Il est alors juste de dire que le discours patriarcal en vigueur, notamment médical, s’enracine aussi dans un contexte social, politique et économique singulier.
Le gothique horrifique et macabre du XIXe siècle sert ici une fonction bien définie : celle d’exorciser les peurs fantasmées de débordement moral, et de la contagion par impureté d’une certaine classe sociale dominante. Ce que Dracula met en scène, ce sont donc les peurs et les valeurs d’une société à la veille de son effondrement — exemplifié, en particulier, par la barbarie ridicule de la pseudo-science positiviste établissant des discours autour des phénomènes circulatoires, plus particulièrement sexuels, dans un souci d’hygiène sociale et morale. Ainsi, l’exemple plus spécifique du phénomène menstruel, et son lien à l’hystérie, qui serait à l’origine d’une sexualité féminine diabolique et vorace, se fait le vecteur critique privilégié des discours victoriens abondant sur la question de ce qu’est, ou devrait être, la sexualité : la vision de la sexualité et de l’hypersensibilité féminines qu’il véhicule offre ici une critique de la « nécessaire » action des praticiens masculins pour maîtriser le corps et le comportement des femmes — jeu de pouvoir et de domination. Tout ceci fait donc du roman du vampire sanguinaire, éminemment licencieux et « horrifique » par les grands bouleversements qu’il met en scène — sociaux, médicaux, genrés —, une formidable étude de cas des discours victoriens entourant la sexualité, dont les fluides corporels révèlent le trouble. Le contrôle et la répression s’y traduisent par la lutte contre le monstre vampirique, incarnation de la menace venue des marges. Ainsi, le roman de Stoker, refusant la circulation sage, exacerbe au contraire le débordement tant des angoisses liées à ces préoccupations… que des fluides qui en résultent.