1. En réaction au récent mouvement MeToo, le 9 janvier 2018 un collectif de « 100 femmes » se prononçait en faveur de la « liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Vous avez réagi à cette tribune publiée par le Monde, en disant qu’elle réhabilitait un ordre social à l’ancienne et qu’elle vous inspirait un fort sentiment de déjà-vu par rapport à des discours antiféministes de différentes époques, particulièrement virulents à des moments où les femmes s’en prennent collectivement à des pratiques sexistes dans les relations érotiques ou sexuelles1. Pourriez-vous développer sur quoi repose ce sentiment de déjà-vu ?
Les arguments mobilisés dans cette tribune n’ont pas tous la même ancienneté, mais la plupart datent au moins des années 1980. Au cours des quarante dernières années, des féministes se sont mobilisées pour dénoncer le sexisme dans les médias, dans la publicité et dans l’industrie du porno, rendre visibles les violences sexuelles et, plus récemment, le harcèlement de rue. Ces campagnes ont suscité des débats récurrents sur la pertinence de réclamer l’égalité des sexes en matière de séduction, de sexualité et de représentations érotiques. Au fil de ces différentes controverses, les arguments hostiles aux analyses et aux revendications féministes se sont peu renouvelés.
L’une des stratégies récurrentes relève d’une logique ad personam : elle consiste moins à réfuter directement le contenu des raisonnements féministes qu’à discréditer celles qui les tiennent : derrière leur plaidoyer en faveur de l’égalité des sexes apparemment acceptable et légitime, il y aurait, en réalité, une « haine des hommes et de la sexualité », selon l’expression de la tribune des 100 femmes, c’est-à-dire une logique de ressentiment. À cette démystification, s’ajoute un argument par les effets : en dénonçant la domination masculine dans les rapports de séduction, les féministes menaceraient le caractère spontané de la drague et la possibilité même des rencontres amoureuses. La tribune des 100 femmes reprend cet argument en mobilisant une définition de la pulsion sexuelle comme un phénomène « naturel et sauvage » dont les revendications féministes entraveraient l’expression.
Généralement, les féministes tendent à rétorquer que l’objet de leur dénonciation est le « sexisme » et non « le sexe » et qu’il s’agit d’en finir avec un système — les inégalités de genre, l’infériorisation des femmes, la domination masculine, le virilisme, le patriarcat, etc. — et non avec les individus assignés hommes à la naissance. Souvent, elles opposent aussi une autre définition du désir sexuel, non pas comme une pulsion naturelle, mais comme une relation sociale dont l’expérience et les modalités d’expression sont susceptibles d’évoluer avec la diffusion des normes égalitaires. Cependant, comme on sait, dans les controverses durables sur des enjeux politiques et normatifs, les arguments ont surtout pour effet de consolider et d’étayer les convictions des partisans de chaque camp plutôt que de rallier les adversaires !
Ces affrontements argumentatifs se répètent régulièrement depuis les années 1980, mais certaines de leurs dimensions remontent plus loin dans l’histoire. Suspecter chez les féministes une « haine des hommes » et prédire que l’égalité des sexes tuerait le désir, l’amour et le couple étaient des raisonnements très courants parmi les antiféministes des années 1900. On pronostiquait à l’époque que les « femmes nouvelles », celles qu’appelaient de leurs vœux les féministes, allaient cesser d’être attirées par les hommes et d’être attirantes pour eux parce qu’il n’y aurait plus de « complémentarité » entre les sexes. Comment une avocate ou une doctoresse autant ou plus savante que son mari pourrait-elle l’admirer ? Pourquoi une femme financièrement indépendante aspirerait-elle à la protection masculine que donne le mariage ? Quel goût trouverait à la galanterie une femme qui se perçoit comme égale aux hommes ? Et comment les hommes pourraient-ils désirer des femmes qui ont davantage développé leur « cerveau » que leur « cœur » et sont plus intéressées par leur carrière professionnelle que par leur rôle de « fée du logis » ? L’idée que l’amour (hétérosexuel) ne pouvait qu’être lié à l’inégalité de statuts et de rôles entre les sexes est explicitement formulée par nombre d’antiféministes de l’époque, comme Charles Turgeon, Théodore Joran, Clément Vautel ou Colette Yver.
L’essayiste et dramaturge Marcel Prévost, qui soutenait alors la cause féministe, répondait à ces craintes en 1912 : « L’important pour les femmes de demain c’est de plaire aux hommes de demain. Et vous pouvez être sûrs qu’elles leur plairont. Car en même temps qu’elles, dans le même sens, les hommes se seront modifiés2 ». Bref, il ne croyait pas à une essence anhistorique ni de la masculinité ni de l’attirance entre les sexes, qui selon lui, évolueraient en relation avec le développement des mouvements féministes. Ces représentations antagonistes du désir perdurent dans les controverses contemporaines sur ce que les avancées féministes font aux normes traditionnelles concernant la drague, la séduction et les relations amoureuses.
2. Y avait-il entre féministes et antiféministes des années 1870-1930 des débats portant directement sur la séduction et la sexualité ?
Il existait des revendications en relation avec ces questions : les féministes dénonçaient notamment la « double morale sexuelle » qui consistait à valoriser pour les hommes le fait d’avoir des maîtresses et de fréquenter des prostituées, alors que les femmes étaient censées être vierges jusqu’au mariage et rester fidèles à leur mari ; certaines féministes formulaient également une critique de la galanterie qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui : elles dénonçaient, derrière cette attitude masculine prévenante envers les femmes, une forme de rappel à l’ordre « enjolivé » de leur supposée faiblesse et de leur besoin de protection masculine.3 Mais l’analyse des normes inégalitaires qui régissent la séduction hétérosexuelle et, plus largement, les travaux sur l’hétérosexualité comme système politique datent véritablement des années 1970. Il est d’ailleurs surprenant, quand on se plonge dans des archives du début du xxe siècle, de constater à quel point ce qu’on appellerait aujourd’hui le « harcèlement de rue » était une pratique très courante : les jeunes travailleuses parisiennes et, dans une moindre mesure, les femmes bourgeoises étaient si couramment abordées et suivies sur la voie publique par des hommes, généralement plus âgés qu’elles, que le « suiveur » ou le « vieux marcheur » était devenu un « type » parisien dans la littérature, la presse et la culture visuelle4. Mais la dénonciation féministe de ces pratiques était alors tout à fait marginale au sein de l’agenda militant de l’époque qui se concentrait sur l’égalité juridique dans le domaine éducatif, professionnel, familial, civil et politique.
Pourtant, comme je l’ai mentionné, le fait que la séduction et l’amour hétérosexuels n’étaient pas encore un enjeu direct d’analyse et de lutte féministes n’empêchait pas les adversaires de l’égalité des sexes de s’inquiéter de ce qu’allaient devenir les relations entre hommes et femmes avec les progrès du féminisme. Le roman et la comédie théâtrale, en tant que genres littéraires spécialisés dans les histoires d’amour (et de désamour), ont d’ailleurs très largement traité ce thème au tournant du siècle. Des récits mettent en scène des hommes qui perdent leur attirance pour une femme en apprenant qu’elle est agrégée, étudiante en médecine ou avocate5. Dans d’autres fictions, au contraire, ils tombent amoureux de ces « femmes nouvelles » mais ils sont alors confrontés, une fois mariés, à toutes sortes de déboires conjugaux causés par l’ambition professionnelle de leur épouse et le fait qu’elle se désintéresse des activités ménagères et domestiques6.
Doctoresse ! Pantomime en un acte. Couverture de l’édition de la pièce théâtrale de Paul Hugounet & G. Villeneuve 1891
3. Indépendamment des questions de séduction et d’amour, y a-t-il des arguments qui refont surface à différentes époques pour tenter de freiner toute avancée vers l’égalité des sexes ?
Depuis la fin du xixe siècle, l’un des arguments les plus constants est de décréter l’égalité acquise et, par conséquent, les luttes féministes sans objet. Dans les débats sur l’accès des femmes aux métiers réservés aux hommes des années 1870 aux années 1930 en France, cet argument antiféministe était récurrent et se déclinait de trois manières. On soulignait quelques conquêtes juridiques obtenues par les femmes pour faire valoir que l’égalité en droit était chose faite ; on citait le nombre de femmes dans tel ou tel secteur universitaire ou professionnel — par exemple le fait que Paris comptait 300 femmes médecins — pour soutenir qu’il y avait une féminisation déjà impressionnante de ces métiers, voire une invasion féminine (peu importe que ces 300 femmes représentaient alors 2 % des médecins parisiens, on ne jugeait pas les progrès du féminisme à l’aune d’une exigence paritaire, selon une logique qui date des années 1990, mais en relation avec l’absence initiale de femmes au sein de ces secteurs…) ; enfin, on occultait les résistances rencontrées par les femmes pour accéder à ces études et métiers en soulignant qu’elles y étaient au contraire très bien « accueillies » par les hommes et donc qu’il n’y avait pas besoin de lutte féministe ; en gros, les féministes « enfonçaient des portes ouvertes » selon les mots d’un antiféministe de l’époque7.
À partir du moment où l’on considérait l’égalité acquise, le fait que les féministes continuaient à lutter signifiait que leur objectif n’était pas l’égalité, mais la domination. C’est un dévoilement très courant des antiféministes de l’époque, et, encore une fois, la fiction hostile à l’émancipation des femmes a contribué à sa diffusion : dans nombre de dessins satiriques, pièces de théâtre et films des années 1900, on représente des sociétés futures où des hommes, sous la coupe de féministes dictatoriales, sont réduits à accomplir les activités les plus socialement dévalorisantes traditionnellement féminines8.
Dans un régime politique tel que la Troisième République qui se réclamait des valeurs égalitaires, il était plus acceptable de débusquer la supposée volonté de domination des féministes que de critiquer frontalement leurs aspirations à l’égalité. Cet argument a survécu. Dans l’histoire des controverses sur des demandes d’égalité depuis la fin du xixe siècle, il y a d’ailleurs des arguments qui s’éclipsent provisoirement, mais rares sont ceux qui disparaissent complètement.
4. Y a-t-il des arguments ou des topoï qu’on retrouve aussi bien au sujet des rôles genrés dans le domaine des professions qu’à propos des rôles genrés dans les rapports amoureux ou sexuels ?
Je dirais qu’il y a une matrice idéologique commune à tous les discours qui s’opposent aux réclamations féministes, au moins pour la période 1870-1930. Cette matrice, le naturalisme différentialiste, est désormais bien connue dans l’histoire des idéologies antiféministes. Le fait de justifier l’ordre social qu’on souhaite maintenir ou voir advenir en le renvoyant à une transcendance qu’on appelle la « nature » n’est pas le propre des antiféministes ; dans mon travail, j’ai aussi analysé différentes formes de naturalisme mises en œuvre dans les discours progressistes9. Mais la dimension différentialiste de cet ordre naturel est caractéristique des discours conservateurs, comme l’a bien montré Colette Guillaumin10.
Les discours d’opposition aux revendications féministes des années 1870-1940 défendent l’existence de différences naturelles et incommensurables entre les sexes et posent le maintien de ces différences comme un impératif social. La différence de droits et de devoirs selon le sexe et leur « spécialisation » sont conçues comme nécessaires à l’équilibre social, aussi bien dans les rapports conjugaux et familiaux que dans le monde du travail. Les antiféministes qui promouvaient cette vision de l’ordre social contre les offensives égalitaristes des féministes ne faisaient d’ailleurs qu’expliciter les normes qui régissaient jusqu’alors les rapports de genre, inscrites, par exemple, dans le Code civil. Mais ce qui caractérise la période, c’est que ces normes étaient justement en train de perdre leur évidence et leur naturalité. Cela poussait les plus conservateurs en matière de statut des femmes à consolider leurs arguments, en recherchant par exemple dans les hormones ou le cerveau la source de la « complémentarité des sexes ».
Les guides d’orientation professionnelle pour les filles qui se développent à partir du début du xxe siècle témoignent de ce trouble dans les représentations traditionnelles de l’ordre des sexes. Leurs auteur·es semblaient hésiter constamment entre une logique différentialiste qui consistait à enjoindre aux femmes de n’exercer que les métiers où elles pouvaient mettre en œuvre leurs « qualités différentes », celles qu’elles étaient censées mobiliser dans la sphère domestique, conjugale et maternelle (altruisme, dévouement, tact, goût des activités minutieuses et répétitives, etc.) et une logique égalitaire, libérale et méritocratique, promue par les féministes, qui encourageait les femmes à choisir les activités qui leur convenaient le mieux, non pas en tant que femmes, mais en tant qu’individus. Par ailleurs, les rôles genrés dans le domaine des professions et dans les relations intimes n’étaient pas seulement perçus à travers une même matrice, ils étaient vus aussi comme interdépendants : comme je l’ai dit, l’un des éléments qui inquiétait le plus les antiféministes dans les réclamations d’égal accès des deux sexes aux métiers et aux professions avait trait aux effets de ces revendications dans la sphère privée. Une femme diplômée et indépendante deviendrait nécessairement une femme « nouvelle » à tous points de vue, y compris en tant que mère, épouse et amoureuse. Le débat sur le travail des femmes et celui sur les relations intimes entre les sexes ont donc émergé en étant indissociables.
5. Est-ce que ce discours antiféministe était davantage focalisé sur les femmes de la bourgeoisie que sur celles des classes populaires ?
Disons que l’accès au salariat d’une partie croissante des femmes de la bourgeoisie a frappé les contemporains, alors que le travail des femmes des classes populaires n’avait rien de nouveau. Par ailleurs, les hommes qui publiaient pour s’opposer aux revendications féministes d’égal accès des deux sexes à tous les métiers étaient eux-mêmes membres de la bourgeoisie diplômée : ils étaient juristes, avocats, parlementaires, médecins, journalistes, publicistes, professeurs d’université. L’arrivée des femmes au sein d’univers professionnels où ils bénéficiaient jusqu’alors d’un entre-soi et qui rassemblaient des activités concurrentielles et difficiles d’accès menaçait directement leurs privilèges. Cette défense des privilèges n’était bien sûr pas dicible comme telle. Du coup, leur argumentation contre l’accès des femmes à ces métiers diplômés consistait principalement à faire valoir que le travail à l’extérieur du foyer était incompatible avec la fonction d’épouse et de mère et la fragilité féminine. Or, ces hommes semblaient rester de marbre au fait qu’une grande partie des femmes des classes populaires, elles aussi épouses et mères, travaillaient toute la journée hors de chez elles dans des usines, des ateliers, des magasins. Ce biais de classe sociale était d’ailleurs pointé dans la presse féministe de l’époque pour faire valoir que les arguments des bourgeois antiféministes contre l’avocate et la doctoresse étaient en réalité motivés par la peur de la concurrence11.
Je fais actuellement une enquête sur les travailleuses parisiennes au début du xxe siècle et j’ai été frappée de voir à quel point les femmes qui accédèrent au métier très masculin de cocher ont été très bien accueillies dans la presse de l’époque, alors qu’elles étaient souvent conspuées et agressées sur la voie publique par des travailleurs de rue, des passants et surtout d’autres cochers. Les journalistes qui empruntaient régulièrement des fiacres trouvaient charmante cette « nouveauté parisienne » consistant à se faire conduire par des femmes ; le fait qu’il s’agissait d’un métier traditionnellement masculin exigeant de rester dehors toute la journée et de faire preuve de force et de résistance physique ne les conduisait pas à s’inquiéter du sort des femmes dans ces métiers. Il n’en allait pas de même des cochers qui, dans la presse syndicale, dans la rue, faisaient valoir que les femmes n’étaient pas à leur place dans ce métier, ce que les avocats disaient aussi des avocates. Or, tout comme le barreau, le métier de cocher était très concurrentiel. Cet antiféminisme des hommes des classes laborieuses urbaines a laissé moins de traces dans la presse quotidienne, la littérature et les productions culturelles qui étaient avant tout des supports d’expression de la bourgeoisie masculine.
6. Avez-vous l’impression que les discours de type « doxa partagée » ont beaucoup changé depuis le xixe siècle, en ce qui concerne la place des femmes dans le monde du travail ?
Depuis plus d’un siècle, les conquêtes féministes et la féminisation du salariat ont contribué à changer les normes et les représentations sociales en matière de genre au travail. Au cours de la période 1870-1930, un très grand nombre d’établissements d’enseignement supérieur et de métiers, dans le domaine juridique, politique, dans la haute fonction publique, la police, l’armée étaient fermés aux femmes. Après la Seconde Guerre mondiale, ces interdits légaux ont été peu à peu levés et, quand il y a eu des controverses, par exemple concernant l’accès à la magistrature, à l’armée ou à la police, elles ont été résolues en vertu d’un principe d’égal accès. Ce processus a contribué à rendre peu à peu illégitime l’idée qu’il y aurait des métiers que les femmes, par nature, ne seraient pas capables de faire. Au début du xxe siècle, c’était au contraire l’idée que les capacités professionnelles ne dépendaient pas du sexe des personnes qui était hétérodoxe et dissidente.
Les activités de cadres de la fonction publique, les métiers de l’information, la médecine et le barreau caractéristiques de la bourgeoisie masculine à la fin du xixe siècle sont devenus globalement mixtes un siècle plus tard. En 2011, 51 % des personnes inscrites au barreau de Paris sont des femmes alors qu’il n’y avait que 5 femmes avocats en tout en 1911. Mais, comme l’ont bien montré les sociologues du travail et du genre depuis les années 1990, les spécialités et les grades à l’intérieur de ces domaines professionnels demeurent très genrés12, ce qui contribue aux forts écarts de salaire entre les sexes. Au barreau de Paris, les hommes sont par exemple cinq fois plus nombreux que les femmes en droit fiscal et le revenu moyen masculin annuel est supérieur de 67 % à celui des femmes13.
Dans les métiers les moins diplômés, la ségrégation genrée des activités est particulièrement forte : des secteurs professionnels entiers — par exemple le bâtiment côté masculin, l’aide à la personne côté féminin — sont quasiment non mixtes14. Or, ce processus se soutient sur un ensemble de pratiques et de discours qui depuis l’éducation des enfants jusqu’à l’orientation professionnelle et l’accès aux métiers fabrique des « préférences » des filles et des garçons pour certaines activités et les dissuade de transgresser les normes de genre en matière d’orientation professionnelle. Bref, la logique différentialiste s’est perpétuée, malgré la disparition d’interdits juridiques concernant l’accès des femmes aux métiers anciennement masculins. Les arguments consistant à faire valoir que les métiers liés au soin, au nettoyage, à la petite enfance permettent de mettre en œuvre des qualités dont les femmes font preuve dans la sphère privée et dans les relations familiales n’ont pas disparu ; cet argumentaire va de pair avec un déni de qualification professionnelle et une moindre reconnaissance économique de ces activités.
7. Et concernant le couple et le foyer, est-ce que le discours doxique vous semble avoir beaucoup évolué ?
Sur la question des activités domestiques et parentales, il y a eu des évolutions flagrantes en relation avec les luttes féministes des quarante dernières années et la généralisation du salariat des femmes de la bourgeoisie. Beaucoup de discours antiféministes de la première moitié du xxe siècle sur le couple et la famille nous apparaitraient aujourd’hui exotiques, et je crois qu’ils le seraient même pour les adversaires des féministes au xxie siècle. J’ai évoqué tout à l’heure les dystopies antiféministes sur les malheurs du mari dont l’épouse serait une « femme nouvelle » : les représentations d’hommes obligés d’accomplir des tâches domestiques et parentales en raison de l’engagement de leur épouse dans une activité professionnelle suscitaient alors horreur et indignation. L’idée d’un homme devant changer une couche ou faire la vaisselle était dégradante.
À gauche : Les rôles renversés. Carte postale 1900-1920, s.d. À droite : Le féminisme à l’apogée. Carte postale 1910.
©J. Rennes
Les luttes féministes ont contribué à faire évoluer ces normes : aujourd’hui, il est devenu peu à peu stigmatisant pour un père ou un mari non pas de participer aux activités domestiques et parentales, mais au contraire de ne jamais s’y intéresser. Certes, la parité est loin d’être atteinte dans ce domaine et il est important de distinguer le rythme auquel se transforment les normes publiques et celui auquel se transforment les pratiques : le discours prônant un égal partage des activités domestiques et parentales, marginal au début du xxe siècle même chez les féministes, est devenu publiquement légitime, mais il est contrecarré par d’autres logiques sociales qui contribuent à la perpétuation du faible engagement des hommes dans ces activités, par exemple, la socialisation inégale des filles et des garçons aux tâches domestiques puis les différences de salaire et de statut professionnel entre les sexes qui conduisent les couples à privilégier la carrière du conjoint.
8. Pourrait-on affirmer que la misogynie est moins ouvertement exprimée de nos jours, et que les discours antiféministes se doivent d’être plus subtils ?
Concernant l’antiféminisme, je ne sais pas si les discours d’Éric Zemmour, Alain Soral ou les Unes du magazine Causeur sont « plus » subtils que ce qu’on pouvait lire et entendre dans les années 1900. On constate même aujourd’hui des formes de « radicalisation antiféministe » de certains intellectuels qui se mettent à redécouvrir les arguments les plus éculés contre les luttes pour l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes. L’évolution des positions de quelqu’un comme Pierre-André Taguieff m’a affligée, parce que, dans les années 1980, Taguieff avait produit un travail critique de grande ampleur pour décrypter les logiques argumentatives du néoracisme différentialiste qui s’était développé à partir des années 1970. Ses analyses me semblaient heuristiques pour comprendre la matrice commune entre idéologie raciste et sexiste. Or dans ses dernières interventions, à la fois il met en question la légitimité des luttes antiracistes contemporaines et il reprend à son compte un discours antiféministe des plus traditionnels consistant à décréter l’égalité déjà acquise et le combat féministe dépassé, à dénoncer la volonté de domination des féministes, la guerre des sexes qu’elles seraient en train d’attiser et la haine des hommes qui serait leur passion négative15.
Mais il faudrait évidemment distinguer cet antiféminisme militant d’intellectuels ayant pignon sur rue et les formes de critique ordinaire, au travail, dans les repas de famille, sur les réseaux sociaux, au café, des « excès du féminisme » qui consistent à faire le tri entre des domaines où l’exigence d’égalité serait légitime et d’autres où il vaudrait mieux en rester là ; de même qu’il faudrait distinguer l’antiféminisme et la misogynie : les deux sont liés, mais ils ne sont pas inséparables. Au début du xxe siècle, des hommes pouvaient très bien militer pour l’égalité des droits entre les sexes et donc participer aux luttes féministes tout en ayant des opinions qu’on pourrait qualifier de misogynes, consistant, par exemple, à exprimer l’idée que les femmes avaient moins de capacités intellectuelles que les hommes, étaient globalement plus faibles ou que les « génies » n’existaient que parmi la gent masculine. Autrement dit, on pouvait défendre les droits des femmes par allégeance aux valeurs républicaines et méritocratiques d’égalité des chances, sans forcément penser que les sexes étaient égaux « en nature ». C’est un raisonnement que l’on retrouve par exemple chez un essayiste et critique littéraire de l’époque, Émile Faguet, dans un ouvrage favorable au féminisme ou chez l’avocat Fernand Corcos dans un livre qui dénonce les préjugés contre l’accès des femmes au barreau16.
Inversement, prendre une position antiféministe, c’est-à-dire, à l’époque, s’opposer à l’égalité des droits entre les sexes, n’impliquait pas forcément la conviction misogyne que les femmes étaient inférieures aux hommes. L’adhésion au volet prescriptif de l’idéologie différentialiste (l’idée que la spécialisation des sexes est un bien pour l’équilibre social) primait parfois sur l’adhésion à son volet « ontologique » (la croyance selon laquelle il existe des capacités naturellement différentes entre les sexes). Par exemple, la romancière et essayiste catholique antiféministe Colette Yver, dans ses récits contre les « émancipées », mettait en scène des personnages de femmes intelligentes et ambitieuses qui, au terme de l’intrigue, renonçaient à leur profession, non pas tant parce qu’elles se révélaient incompétentes, mais, au contraire, parce que leurs succès professionnels commençaient à faire de l’ombre à leur mari, bouleversant ainsi l’ordre traditionnel des sexes17.
Il y avait bien sûr, parallèlement à ce type de discours antiféministe qui ne présupposait pas forcément une infériorité naturelle des femmes, de très nombreuses prises de position publiques plus directement misogynes, qui cherchaient à s’appuyer sur des études médicales pour démontrer la hiérarchie naturelle entre les sexes. Mais la plupart des discours misogynes étaient justement plus « subtils », prenant la forme de l’éloge de « la femme » et visant à préserver, selon le vocabulaire de l’époque, ses « qualités propres », sa « nature distinctive », sa « singularité », sa « différence spécifique », bref, tout ce que le féminisme menaçait en réclamant l’égalité. Le travail critique féministe consistait alors à rompre le charme de ce discours, à dévoiler ce que recouvrait la « guitare des antiféministes » selon une expression de l’époque18. Les militantes de la Troisième République se sont attelées à démystifier l’éloge de la « reine du foyer » : « Femmes ménagères, vous êtes reines ! Reines de l’eau de vaisselle et des chaussettes trouées » ironisait par exemple la syndicaliste féministe Marthe Bigot19. Elles mettaient aussi en relation divers récits antiféministes pour en montrer la logique cachée : d’un côté, le discours sublimant et esthétisant la splendeur des tâches domestiques et comparant l’espace domestique à un « royaume » ou un « sanctuaire » où trônait la reine du foyer ; de l’autre, les dystopies mettant en scène des hommes humiliés de devoir se consacrer à ces tâches, finalement pas si splendides que ça.
La déconstruction féministe du caractère enchanté des relations de séduction hétérosexuelles, elle, est plus contemporaine que le désenchantement du mythe de la splendeur des activités domestiques. Mais elle mobilise des procédés rhétoriques analogues. Dans les prises de position féministes sur l’affaire Strauss-Kahn en 2011 — je pense par exemple au livre coordonné par Christine Delphy20 —, figurait notamment une dénonciation des rapports de pouvoir que cachaient les euphémismes employés dans une partie des médias (« libertinage », « partie fine », « donjuanisme », « affaire de mœurs »). Bref, depuis un siècle et demi au moins, les féministes jouent le rôle de « rabat-joie » comme le rappelle Sara Ahmed dans son article sur les « killjoys » féministes21. Elles révèlent que la joie domestique, maternelle, sexuelle, n’est peut-être pas si joyeuse que ça pour celles qui sont censées se satisfaire du bonheur qu’elles prodiguent aux autres (les enfants, le mari, les proches, ou les clients de celles qu’on appelait « les filles de joie »…) ; l’analyse féministe montre qu’il peut y avoir de la contrainte, du malaise, des désajustements, de la souffrance, de la domination. Il est compréhensible que ce dévoilement, libérateur pour certaines, suscite des réactions virulentes de la part de ceux et celles qui trouvent leur compte dans cet ordre des sexes.
9. Les discours antiféministes et misogynes actuels prennent souvent la précaution de se déclarer féministes ; on y retrouve souvent une dichotomie entre « les féministes bien, qui luttent pour une égalité acceptable » et les « féminazies » qui exagèrent, qui demandent la lune et qui détestent les hommes. Or, en général « les féministes acceptables » sont des femmes qui ne font que bénéficier des acquis des combats menés par les féministes des générations précédentes, et les « féminazies » sont les féministes actuelles qui continuent à se battre pour l’avenir. Peut-on dater depuis quand il y a des féministes « bien » dans les discours réactionnaires et conservateurs ? Depuis quand les discours antiféministes s’auto-qualifient de discours féministes pour camoufler leur misogynie ?
Au début du xxe siècle, il était bien vu de se dire féministe et dans les années 1905-1910 le mot « féminisme » est devenu le lieu de batailles sémantiques entre partisans et adversaires de l’égalité juridique entre les sexes. Ceux qui s’opposaient à l’égalité en droit se disaient féministes tout en distinguant le « bon » et le « mauvais » féminisme. Cela permettait de s’approprier le mot tout en rejetant les luttes que ce mot recouvrait jusqu’alors. Un juriste hostile à l’égalité juridique entre les sexes, Paul Cambon, expliquait que dans « le féminisme, on peut distinguer deux courants. L’un a pour but d’augmenter la valeur personnelle de la femme tout en maintenant celle-ci dans son rôle spécial » ; c’est un féminisme qu’il jugeait légitime par opposition au féminisme qui prétend « être distingué sous ce nom » et, selon lui, vise à « transformer [la femme] en “individu” ou pour parler plus clairement en homme [faisant] tous ses efforts pour masculiniser la femme, pour lui donner les habitudes, les façons de penser et de sentir, les occupations et les travaux de son compagnon »22.
Théodore Joran, connu à l’époque pour ses essais antiféministes, récompensés d’ailleurs par l’Académie française, expliquait que « ce sont ceux qu’on appelle les antiféministes qui sont les vrais amis des femmes » et expliquait que « [son] féminisme » consisterait à promouvoir la spécialisation des activités selon les capacités de chaque sexe contre « l’invasion » des carrières masculines « sous prétexte d’égalité »23. Dans la même veine, mais un peu plus tard, en 1918, le journaliste Clément Vautel met en scène, dans un récit de politique-fiction se déroulant en 1958, des femmes traditionnelles qui se révoltent contre la dictature féministe et créent une ligue des « nouvelles féministes » promouvant le statut féminin de « reine de la maison, reine de la famille, reine de l’homme24 ».
Les militantes pour les droits des femmes n’étaient pas dupes de ce distinguo entre bon et mauvais féminisme. Maria Martin, directrice du Journal des Femmes, le démystifiait dans un long éditorial qui se concluait par ces termes : « Le but que poursuivent les féministes est partout le même et peut se résumer dans un mot : égalité de l’homme et de la femme devant la loi. [...]. Voilà le féminisme sans épithète. S’il vous convient, vous l’appellerez le “bon féminisme”, et vous vous rangerez parmi ses adhérents. S’il vous déplait, vous le nommerez le “mauvais féminisme”. Mais vous nous permettrez dans ce cas de vous appeler antiféministes25 ».
Aujourd’hui, on retrouve un brouillage un peu comparable avec la revue catholique et « bio-conservatrice » Limite créée en 2015 et le manifeste du « féminisme intégral » qui a émergé dans son sillage26. Eugénie Bastié et Marianne Durano, qui sont à l’origine de ce manifeste, revendiquent le terme de « féminisme » pour signifier le respect de la différence des sexes et la valorisation du rôle maternel ; dans cette perspective, elles dénoncent les revendications des associations féministes et LGBT en matière de droits sexuels et reproductifs.
10. Peut-on catégoriser politiquement les traditions antiféministes en France ? À l’époque sur laquelle vous avez travaillé, les années 1870-1930, peut-on identifier les courants politiques les plus ouvertement antiféministes, les plus constants dans leur antiféminisme ?
Si on appelle « antiféminisme » le fait de s’opposer aux revendications féministes en les dénonçant, en les empêchant d’aboutir ou en niant leur légitimité, l’antiféminisme est présent dans tous les courants politiques. Mais il y a bien sûr toujours eu une diversité de formes et de degrés d’antiféminismes, ce que rend bien visible l’ensemble des travaux rassemblés par Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri et antérieurement par Christine Bard27. Sous la Troisième République, l’hostilité aux revendications d’égalité des sexes était par exemple exprimée de façon tout à fait directe à l’extrême droite, car, pour les adversaires du régime républicain, le féminisme était perçu comme un épiphénomène des « principes de 1789 » et il pouvait être condamné à l’instar de l’ensemble des « passions égalitaires » qui en découlaient.
Ceux qui, politiquement, se réclamaient de ces « principes de 1789 » étaient davantage dans l’embarras pour rejeter les revendications d’égalité des sexes qui ne cessaient de se réclamer elles-mêmes de la Révolution française. À gauche, d’autres stratégies étaient mobilisées, par exemple le fait de décréter que les luttes féministes n’étaient pas la priorité, que l’égalité des sexes allait se produire naturellement une fois éliminées les autres formes d’injustices sociales ou encore que le féminisme était une idéologie bourgeoise, comme on le disait au sein de la SFIO, fondée en 1905. C’est une ressource argumentative qui n’a pas disparu, même si évidemment, la prise en compte de l’agenda féministe par les partis politiques a changé du moment où les femmes sont devenues électrices. L’une des caractéristiques de la Troisième République, concernant les relations entre le féminisme et les autres clivages politiques, c’est aussi la stupéfiante oscillation idéologique de certains acteurs. Certains qui soutenaient la cause des femmes dans les années 1900-1910 opèrent un tournant conservateur au cours des années 1930 et franchement réactionnaire sous Vichy. C’est particulièrement frappant dans le champ intellectuel et littéraire ; un auteur comme Maurice Donnay écrit par exemple une pièce de théâtre saluée par les féministes en 1912 où il met en scène des intellectuelles et des artistes qu’il appelle des « éclaireuses », engagées de façon heureuse dans leur vie amoureuse et professionnelle ; en 1941 il coordonne un ouvrage collectif La femme et sa mission qui promeut le retour des femmes au foyer au nom de leur vocation naturelle d’épouse et de mère.28
11. Par-delà l’antiféminisme, est-ce que les rhétoriques anti-égalitaires sont toujours plus ou moins les mêmes ?
Depuis un siècle et demi, les adversaires des réclamations d’égalité des droits, qu’il s’agisse de celles concernant les femmes, les étrangers, ou les minorités sexuelles, ont été confrontés à une institutionnalisation croissante des valeurs égalitaires et, plus récemment, au développement du droit antidiscriminatoire. Ce cadre de contrainte partagé a en partie déterminé les similarités de leurs rhétoriques. L’égalité des droits étant censée constituer un principe central de la République, inscrite dans les textes juridiques fondamentaux à l’échelle nationale et européenne, il faut toujours commencer la critique des aspirations égalitaires en se disant favorable à l’égalité. La stratégie peut consister, comme je l’ai mentionné, à contester le diagnostic d’inégalité ou de discrimination, en faisant valoir que l’égalité est déjà acquise et que les luttes égalitaires n’ont donc plus lieu d’être ; les anti-égalitaires peuvent aussi s’en prendre aux effets négatifs des demandes d’égalité ; telle ou telle revendication d’égalité apparemment légitime produirait en fait des conséquences contraires à celles escomptées, pour celles et ceux mêmes à qui ces mesures sont destinées : c’est l’argument des « effets pervers » qu’avait bien analysé Hirschman29 ; on pointe aussi l’enchaînement fatal d’effets catastrophiques pour la société entière des réclamations égalitaires, selon la logique de l’effet « boule de neige » ou de la « pente savonneuse » qu’a étudié Douglas Walton30. Les féministes de la fin du xixe siècle avaient d’ailleurs bien repéré cette rhétorique chez leurs adversaires et l’appelaient « l’argument de mal en pis31 ».
Les assises idéologiques des arguments contre les droits des femmes, des homosexuels, des étrangers n’ont cependant pas suivi la même évolution. Par exemple, l’idée d’une différence biologique entre des groupes ethnoraciaux, qui était tout à fait dicible jusqu’aux années 1950, surtout à l’extrême droite, mais aussi plus largement, dans le discours commun, a été peu à peu remplacée par une essentialisation des différences « culturelles » entre ces groupes. En matière de genre et de sexualité, le naturalisme différentialiste est demeuré beaucoup plus vivace. L’idée que la moindre légitimité sociale des couples homosexuels tiendrait au caractère naturel de l’hétérosexualité ou que les inégalités des sexes au travail, à la maison, dans la sexualité, auraient des sources biologiques (anatomiques, hormonales, neurologiques…) demeure encore courante. Les savoirs cumulés des sciences sociales en matière de genre et de sexualité, les conquêtes féministes/LGBTQ et les transformations des rapports de genre ont fragilisé ce socle naturaliste de la pensée de la différence des sexes et des sexualités. Mais je ne vois pas aujourd’hui de discours hostile aux revendications des féministes et des minorités sexuelles qui se passerait entièrement d’une référence à un ordre naturel pour défendre la préservation des rôles de genre traditionnels.