« J’ai l’ambition de vivre soumise à d’autres vérités que la vérité littérale1. »
Né dans les prisons américaines avant de devenir un phénomène dans le New York noir et homosexuel des années 1980, le voguing est une danse mêlant des mouvements angulaires et rigides du corps à des poses inspirées par les mannequins des magazines de mode, dont le célèbre Vogue. L’histoire raconte que les matons distribuaient aux détenus des magazines féminins dans lesquels les mannequins dénudés leur permettaient de prendre un peu de « bon temps ». La population carcérale gay, peu émoustillée par ces filles de papier glacé, entreprit de se distraire en imitant les poses des modèles en une, développant ainsi l’art du posing, ancêtre du voguing. Comme une manière d’exprimer le rêve d’être ailleurs, celui de s’évader ou d’être un autre, le voguing a rapidement dépassé son statut de divertissement pour s’imposer comme un moyen positif d’assumer son corps et sa sexualité dans un univers peu favorable à la différence. Inspiré par des racines tribales africaines puis par les sons de la house music, le mouvement tient lieu d’exutoire à la violence sourde que subissent les communautés homosexuelle, noire et latino-américaine. Pour les milliers de danseurs qu’il a su fédérer, le voguing s’impose comme un refuge permettant d’exulter au-delà des discriminations de genre, de race ou de classe. Si l’intérêt pour le phénomène a connu un déclin dans les années 1990, une nouvelle génération de performeurs préparait son renouveau dans les milieux underground et affiche aujourd’hui un grand retour sur la scène médiatique. Dans les soirées huppées, les expositions, les festivals de danse contemporaine ou les spots publicitaires2, dans les clips et sur les scènes du monde entier, on observe des garçons, mais aussi beaucoup de filles, hétérosexuels, répétant les gestes du voguing sur des airs de musique électronique. Les grands noms du mouvement dispensent des cours au Carreau du Temple à Paris, organisent des événements au Palais de Tokyo et des stages réguliers à Berlin ou à Amsterdam. Si, durant ces décennies d’invisibilité, le mouvement s’est transformé et développé dans de nouvelles directions, il rassemble toujours autant de jeunes, issus des banlieues, qui se réunissent en bandes pour s’entraîner.
Pour comprendre le phénomène du voguing et en saisir les différentes facettes, un rapide détour historique s’impose. Le mouvement trouve sa source la plus ancienne à la fin du xixe siècle aux États-Unis, dans le quartier de Harlem à New York. À cette époque, puis de manière plus intense à partir des années 1930, la ville voit les événements « homosexuels » se multiplier et il existe désormais des lieux de rencontre pour les homosexuels, hommes et femmes. Malgré le fait qu’ils soient encore bien souvent clandestins ou identifiés au proxénétisme, plusieurs cabarets affichent salles combles et certains transformistes deviennent célèbres. Parmi ces nouveaux terrains de visibilité, c’est encore la scène des balls qui rassemble le plus d’amateurs. Plusieurs centaines de travestis, venus des quatre coins de la ville et parfois même de l’État, se rassemblent pour des galas interlopes et démesurés où les costumes, confectionnés à la main, rivalisent d’élégance. Souvent décrits comme des événements d’une grande extravagance, ces bals devinrent rapidement un lieu de rendez-vous pour un public new-yorkais friand de sensations fortes et de découvertes « hautes en couleur »3. Et puisqu’il ne peut y avoir de bal sans reine, les invités étaient jugés sur l’éclat de leur tenue, leur performance de danseur et leur capacité à incarner les attitudes du sexe opposé. Malgré l’apparent métissage des événements de l’époque, il était extrêmement rare qu’un travesti noir puisse gagner un prix — même si le blanchiment des visages était alors monnaie courante. Fatiguées de ne jamais décrocher de trophée, les queens4 noires décidèrent de former leurs propres clubs dont les événements, encore plus extravagants et glamours que les précédents, devinrent incontournables. Il n’aura donc pas fallu très longtemps pour que la ball society s’organise en clans, en houses, dont la vocation sera désormais d’accueillir tous les exclus du circuit traditionnel. Le premier ball noir naît en 1967, mais il faudra attendre les années 1980 pour qu’ils puissent s’imposer dans un certain nombre de lieux new-yorkais, devenant ensuite la norme pour tous les événements dignes de ce nom. C’est également à cette époque que la communauté LGBT noire s’organise et invente des systèmes d’entraide sophistiqués, au sein desquels les houses tiennent une place particulièrement importante. Il faut préciser que si le Black Power est alors en pleine expansion, il reste bien loin des préoccupations homosexuelles. Comme le note Tim Lawrence dans l’introduction du livre de Chantal Regnault5, la multiplication du nombre des maisons coïncide à la fois avec le début du mouvement de libération gay aux États-Unis et avec le développement des gangs de New York, qui s’organisent au milieu des années 1940 pour se multiplier de manière incontrôlée dans les années 1970-1980. Même si certains jeunes, homosexuels pour la plupart, préféreront la ballroom scene aux gangs des rues, le manque d’intégration, la pauvreté et l’exclusion sont des terreaux fertiles pour le recrutement de nouveaux membres. « Une maison est un gang des rues gay. Là où les gangs de rues s’opposent par des bagarres, une maison gay se bat dans un bal. »6 Voguer, c’est être ce que l’on rêve malgré des conditions de vie souvent modestes, parfois précaires. Tant pour la fabrication des costumes que pour l’organisation des balls, le DIY7 est largement valorisé. L’originalité et la singularité apportent une jouissance individuelle qu’il s’agit de partager avec les membres de son clan. Appartenir à une house, c’est acquérir une certaine forme de reconnaissance, d’admiration et parfois même de célébrité. Un statut qui semblait inaccessible dans une société où la représentation du glamour et du chic reste l’apanage des Blancs et des riches. Considérés comme un moyen de différenciation et de distinction, les vêtements sont toujours d’une extravagance extrême et font référence au monde de la mode et à sa haute couture. Les mouvements de mains et les déplacements, très travaillés, évoquent le milieu des défilés où se fabrique la féminité. La fonction première du voguing semble donc être celle d’une révélation, celle d’un moi intérieur et d’une excentricité trop souvent éclipsés par les représentations dominantes et les espaces normés d’une société qui empêche l’épanouissement individuel.
Les houses fonctionnent comme des familles de substitution pour les jeunes issus des minorités discriminées, le plus souvent en rupture familiale. Leurs noms s’inspirent de ceux des maisons de haute couture — Balanciaga, Saint-Laurent ou Chanel, et leur organisation répond à un système hautement hiérarchisé. L’affiliation à une faction est déterminée par un ensemble d’attributs et de spécificités qui vont du style vestimentaire à l’apparence physique (notamment la couleur de la peau) en passant par les capacités techniques du voguer. Ainsi, la maison Ninja est réputée pour posséder certains des danseurs les plus agiles et la house Xtravaganza pour avoir les plus beaux visages féminins. La respectabilité et le style des maisons déterminent un processus de recrutement à la stratégie élaborée. Il s’agit d’enrôler de nouveaux danseurs, sélectionnés selon des critères rigoureux, pour remporter de nouveaux trophées et ainsi accroître le prestige de la house. L’attraction des maisons se mesure au nombre de compétitions remportées et il arrive parfois qu’un danseur soit débauché d’une house concurrente. Briller le temps d’un ball se travaille et la compétition est impitoyable dans cet univers fait de strass et de paillettes. Embraser la foule nécessite beaucoup d’ardeur et voguer, c’est d’abord faire la démonstration du pouvoir des attitudes et exécuter le geste juste qui permettra une victoire en finale, la consécration… Pas question d’intégrer une maison reconnue sans victoire à son actif et la ballroom scene intègre donc son propre star system8. Les mothers, dirigeantes essentielles et guides à la fois spirituelles et protectrices, prennent soin des débutants — aussi appelés kids ou virgins9. Elles leur assurent un soutien psychologique et affectif incalculable ainsi qu’un appui financier occasionnel. Leur influence sur la diminution de la propagation du VIH est également considérable. En dehors de leurs moments de faste, les balls sont aussi des espaces de paroles pour les jeunes contaminés et les mothers font de la prévention. Notons enfin que si l’essentiel des membres de la communauté éprouve des difficultés économiques et émotionnelles qui les font vivre en marge de la société, certains d’entre eux mènent leur existence de voguers en parallèle d’une vie sociale plus « classique ».
Un ball s’organise en trois temps : la Grand March fait office de cérémonie d’ouverture, où l’on présente les membres honorifiques de la house organisant l’événement ainsi que les catégories du concours. Vient ensuite le premier passage en solo durant lequel le performeur récolte ses tens, les dix points qui lui permettront d’accéder à l’étape du battle10. Chaque passage devant les juges est l’occasion de vannes lancées par les maisons adverses et autant de moyens pour le voguer de prouver sa valeur. Il s’agit alors de répondre aux critiques par une gestuelle outrancière et de surenchérir pour captiver le jury. Voguer est avant tout une manière de monopoliser l’espace et l’attention. Si le candidat ne respecte pas les codes de sa catégorie ou si sa performance est médiocre, alors il est éliminé d’un « bye! » ou d’un « pack! »11. La victoire nécessite de s’approprier un certain nombre de codes, chers à une house ou à une catégorie, et de respecter aussi bien leurs attributs symboliques que leurs allures.
Pour clarifier quelque peu notre propos et afin d’illustrer la diversité et la rigueur des catégories mises en jeu dans un ball, voici quelques définitions extraites de l’ouvrage collectif Strike a pose : Histoire(s) du Voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris :
Big Boy : Une classe des compétiteurs des balls, généralement 113 kilos et au-dessus. […]
Butches : Parfois appelées aussi “illusionnistes masculines”, désigne des lesbiennes d’apparence masculine, mais aussi n’importe quelle femme possédant des traits ou des manières masculines […], sans tenir compte de son orientation sexuelle.
Butch Queens (BQ) : Hommes gay d’allure masculine.
Butch Queens in Drag : Hommes gay qui se travestissent, mais ne prennent pas d’hormones féminines. Il arrive qu’ils aient leur propre catégorie ou qu’ils défilent avec les Femme Queens en certaines circonstances. […]
BQ Realness : Se juge sur la capacité des participants à se (con)fondre avec les hétérosexuels, par exemple sous l’apparence de voyou, d’écolier ou de cadre. […]
Femme Queens (FQs) : Hommes par la naissance, à différents stades de leur réassignation sexuelle ; dès qu’elles commencent à prendre des hormones, elles ne sont plus considérées comme des BQ. Quand un participant possède une forme biologique d’androgynie, […] une tolérance [l’autorise à] défiler dans des catégories réservées soit aux BQ soit au FQ. […]
Male Face : « Masculin » (autorise barbe, collier et autres poils sur le visage, si bien entretenus) vs « Pretty Boy » (au teint clair et doux). Parfois « Face » est sous-divisé en « clair », « chocolat » et « ébène ». […]
Midget : Pour les participants au podium, la division des petits à très petits ; qui que ce soit plus petit que les standards hommes/femmes de l’industrie de la mode.12
La liste des différentes catégories présentées ci-avant nous permet déjà de saisir les mécanismes performatifs de la construction des identités masculines et féminines à l’œuvre dans le voguing. Si les catégories répondent à des règles strictes, leur multiplicité permet aussi de donner sa chance à chacun. Initialement, le concours n’était ouvert qu’aux drag queens, mais les balls se sont rapidement diversifiés pour permettre à n’importe quel concurrent de tenter sa chance et de faire l’expérience d’une célébrité fantasmée. Le voguing permet aux plus défavorisés de vivre leurs rêves de grandeur. L’imitation à l’œuvre dans la compétition, en brouillant les frontières entre l’être et le paraître, permet aux voguers de faire l’expérience d’une métonymie pouvant se résumer ainsi : j’imite donc je suis. Socialement exclues et le plus souvent économiquement défavorisées, les minorités ethniques et homosexuelles s’approprient symboliquement les attributs de la classe dominante. Les voguers défilent pour une victoire dans les sections opulence ou executive, qui consistent à mimer l’attitude des nantis ou des cadres dirigeants, vêtus de complets élégants et accessoirisés de serviettes ou autres porte-documents. Par ailleurs, et comme le souligne très justement Richard Mèmeteau, « plus nombreux sont les qualificatifs que vous pouvez apposer à une personne, moins marquants et déterminants ils deviennent13 ». Ainsi, la multitude et la diversité des catégories qui fondent le mouvement agissent comme un repoussoir à l’uniformisation de la culture gay et à son conservatisme en matière de genre. Elles prouvent, si besoin en était, que l’identité sexuelle ne saurait être réduite à des pratiques ou à un système d’identification genrée. À ce sujet, nous ne pouvons manquer d’évoquer la catégorie realness, dans laquelle les individus ayant changé de sexe tentent de convaincre le jury qu’ils sont aussi indiscernables que leurs alter ego de sexe biologique. Être real, c’est savoir se fondre dans le décor en paraissant le plus authentique possible. Pour les homosexuels non travestis, qui peuvent aussi concourir dans cette catégorie, il s’agira de se faire passer pour des hétérosexuels virils, machos voire homophobes. Défiler pour la catégorie realness n’équivaut pas à faire la satire des « vraies femmes » ou des « vrais hommes » (comprendre : hétérosexuels). Être real, c’est donner à la société ce qu’elle a envie de voir. Être capable de ressembler à l’élite blanche et fortunée et, métaphoriquement, le devenir le temps d’un ball. Plus l’illusion est parfaite et plus les voguers ridiculisent les codes et les normes de la société dominante, si aisément reproductibles et performables par tous. En élargissant quelque peu notre point de vue, nous pouvons considérer le voguing comme un médium critiquant les effets normatifs et excluants de l’identité gay dominante (blanche et issue d’une classe moyenne volontiers assimilationniste) dont Bruce LaBruce témoigne en ces termes : « La communauté homosexuelle n’offrait guère le choix à moins que vous n’ayez envie de vous conformer aux règles de la vie gay, ce qui impliquait de suivre des codes vestimentaires incroyablement stricts, de renoncer à son individualité intellectuelle et politique et de rejeter les folles, les camionneuses et tous les non-conformistes qui eurent leur heure de gloire dans le monde de la sexualité déviante.14 » D’un autre point de vue, le voguing semble incorporer la volonté paradoxale de s’adresser à une humanité protéiforme et non exclusive alors qu’il n’a de cesse de définir, c’est-à-dire de limiter, de manière excessivement précise, les caractéristiques nécessaires aux candidats pour concourir dans l’une ou l’autre de ses catégories. D’ailleurs, il convient de noter que les critères utilisés pour définir l’appartenance des voguers à telle ou telle catégorie sont ambivalents. Si quelques-unes des caractéristiques citées peuvent en effet « sauter aux yeux », l’immense majorité d’entre elles demeure sujette à interprétations. Juger de la capacité d’un candidat à ressembler à un ou une hétérosexuelle ou arbitrer la perfection d’un visage15 ne peut qu’être personnel et subjectif. C’est une des raisons pour lesquelles les balls sont régulièrement le théâtre de véritables joutes verbales, parfois physiques, opposant les participants à des juges trop partisans. Le favoritisme porte même un nom : judy, signifiant « ami proche » et que l’on utilise pour faire référence à un juge dont les notes seraient influencées par un lien d’amitié avec le participant. Mais, là encore, difficile d’en donner la preuve…
À travers leurs différents attributs symboliques, les voguers se créent une identité d’emprunt qu’il s’agit de superposer, par la photographie, à leur identité réelle. En somme, c’est un rôle de photographe-traducteur que j’adopte, mettant en scène des protagonistes acteurs de leur propre personnalité qu’il s’agit pour moi d’accepter avec la passivité de celle qui veut « rendre compte ». Lors des séances de prise de vue, j’en dis le moins possible afin de laisser « l’autre » advenir dans son altérité. Pas question de le diriger ou d’imposer des poses et des accessoires empruntés à mon propre répertoire. Contrairement à une opinion assez répandue, je ne demande pas non plus aux modèles d’être « eux-mêmes ». Ce serait courir le risque de les recueillir dans leur plus grande artificialité. Il s’agit d’éviter de les « contaminer » d’une intentionnalité quelconque puisque « le but de l’art, après tout, n’est pas de changer les choses — elles changent d’elles-mêmes tout le temps, de toute manière. La fonction de l’art est plutôt de montrer, de rendre visibles les réalités qui sont trop souvent ignorées16 ». Bien entendu, mon ambition dépasse celle du simple témoignage et ma finalité est double. Je souhaite à la fois révéler l’existence de cette communauté, permettre à ses adeptes de « faire surface » par l’image, mais aussi prétendre, par la qualité plastique des photographies, à une certaine forme de beauté. Il n’est pas question de produire un travail strictement informatif, mais de mettre en valeur un certain jugement visuel, une signature. Par ailleurs, et même si les personnes représentées exaltent leur singularité, les décisions photographiques dissolvent toute expression d’individualité. La réalité du corps est dépassée pour créer du symbole, fulgurant et immédiat. Pris dans une sorte d’absence à eux-mêmes, les visages de mes modèles sont comme « sculptés en masque17 » et ils deviennent des objets. Dès lors, nous comprenons qu’il ne s’agit pas de faire la gloire des personnes photographiées, mais de donner à voir leur travail de mise en scène, personnelle et singulière, qui fait valoir une entité sociale plus globale. Moins que de faire le récit en images d’histoires particulières, ce qui m’intéresse est ce qui transforme le quotidien en spectacle, ce qui place les artifices au service de la vanité. En réalité, mes photographies ne livrent rien du modèle en tant qu’individu. Privé de son histoire personnelle, il est changé en geste, en enseigne allégorique. Je porte alors une attention particulière aux objets et accessoires dont il se pare et qui se chargent, à travers lui, d’une dimension symbolique, emblème d’une communauté ou d’une culture18.