À partir des années 19701, des mouvements « masculinistes », qui déclarent défendre la « condition masculine », se sont érigés en opposition aux revendications d’égalité de la deuxième vague du mouvement féministe. Le militantisme paternel — ou mouvement des pères séparés — est un mouvement social qui émerge au sein de ces mobilisations et qui se focalise sur la place des pères en situation de post-conjugalité. Si le masculinisme s’enracine dans une offensive globale dirigée contre le féminisme dans toutes les strates de la société, le mouvement des pères séparés s’ancre plus spécifiquement dans une contestation des mutations familiales. Dans un contexte de massification des divorces, les nouvelles configurations familiales sont dénoncées : l’enfant est au cœur de ces conflits et ses droits sont mis en avant dans les discours tenus. Les pères s’engagent ainsi dans une lutte qu’ils disent mener au nom de leurs enfants et formulent des revendications en matière de garde, présentées comme « égalitaires ». De même, la féminisation de certaines professions, l’arrivée des femmes en politique et la transformation des normes conjugales et sexuelles sont perçues comme des menaces à l’équilibre non plus seulement familial, mais plus largement sociétal. Les fondateurs de ce mouvement assimilent en effet les changements survenus depuis les années 1960 dans la sphère privée (diffusion de la cohabitation hors mariage ; banalisation du divorce et des unions successives ; multiplication des familles monoparentales et recomposées et mutation des rôles féminins au sein de la cellule familiale) à une remise en cause profonde de la condition masculine et paternelle. Ce mouvement remet en cause l’intervention de l’État dans la sphère privée en visant à délégitimer les institutions en charge de réguler les séparations conjugales. Plus fondamentalement, c’est la mise en concurrence de l’autorité paternelle avec celle de l’État qui est dénoncée, au regard de l’augmentation croissante de l’intervention de la puissance publique dans la sphère privée depuis la fin du XIXe siècle. La fin de la « puissance » paternelle, c’est-à-dire la fin du monopole masculin des droits et des devoirs au sein de la sphère familiale, coïncide avec une augmentation du contrôle étatique des pratiques parentales visant la surveillance étroite des pères (Dulac et Lefaucheur 1997) puis des mères (Cardi 2010). Ce constat est valable aussi bien pour la France — les travaux sur l’histoire sociale du contrôle des familles le montrent bien (Badinter 1980 ; Donzelot 2005 ; Knibiehler 1987) — que pour le Québec (Fish 2004), province à l’étude dans cet article (cf. encadré méthodologique).
Encadré méthodologique : présentation des matériaux mobilisés dans cet article
Cet article se fonde sur une enquête de terrain réalisée dans le cadre de ma thèse de doctorat sur le militantisme paternel en France et au Québec (2008-2012). 14 associations ont été rencontrées et étudiées, 5 en France et 9 au Québec au sein desquels une soixantaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les présidents et les membres des groupes. Cet article ne se concentre que sur le cas québécois et plus spécifiquement sur le groupe nommé l’Après-rupture. Ne seront mobilisés que les matériaux utiles à l’analyse du positionnement du groupe sur les mouvements féministes (entretiens avec les président et fondateur, analyse des lettres ouvertes sur le site Internet du groupe).
Cet article s’ancre dans une sociologie politique de l’État et du féminisme. À travers la notion d’antiféminisme d’État2, il s’agit d’analyser la manière dont les pratiques d’interventions étatiques sont perçues par les groupes de pères séparés comme une forme de déconsidération de la masculinité. À la lumière de la littérature franco-québécoise sur le féminisme d’État (Revillard 2016), je développerai les spécificités de la rhétorique antiféministe au sein des groupes québécois. En accord avec F. Dupuis-Déri et M. Blais (Blais & Dupuis-Déri 2014), je ne défends en aucun cas une exception française en matière d’antiféminisme3 : loin d’être moins corrosif, voire inexistant, il est aussi virulent au sein des groupes français mais se décline différemment de l’antiféminisme québécois. Dans ma thèse de doctorat (Fillod-Chabaud 2014), j’ai montré que l’espace de la cause des femmes (Béréni 2012) et les institutions du féminisme sont davantage ciblés par les groupes de pères séparés québécois du fait de leur institutionnalisation plus forte au sein de l’appareil d’État (Revillard 2016). Je reprends ce constat à mon compte, dans cet article.
Dès lors, si l’antiféminisme se concentre davantage, au sein des groupes français, sur la critique de la féminisation des grands corps d’État (magistrature), au Québec, il gravite autour des institutions qui ont été créées depuis les années 1970 afin de mettre fin aux inégalités de genre (I). J’y vois un « antiféminisme d’État » puisqu’il s’attaque directement aux institutions du féminisme, comme l’illustreront les lettres ouvertes publiées par le groupe L’Après-rupture (II). La fonction de cette rhétorique antiféministe est de décrédibiliser les institutions en faveur de l’égalité en adoptant une posture victimaire auprès des pouvoirs publics (III) : le féminisme d’État est accusé d’œuvrer en défaveur des hommes.
Aux origines du militantisme paternel : le féminisme d’État
Au Québec, le féminisme d’État, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la cause des femmes, prend originellement la forme d’une structure duale : le Conseil du statut de la femme et le Secrétariat à la condition féminine constituent, depuis le début des années 1970, la « base d’une politique suivie et solidement ancrée dans l’appareil d’État. » (Revillard 2016). Le mouvement masculiniste, auquel le mouvement des pères séparés appartient, émerge à ce moment-là, en réponse à la création du Conseil du statut de la femme. Un Conseil du statut de l’homme4 est créé par le groupe Égalitariste afin de dénoncer les discriminations dont les hommes feraient l’objet.
Cette contestation à l’égard d’institutions d’État n’est pas propre à la province québécoise : des groupes masculinistes américains et européens expriment également un mécontentement à l’encontre de la régulation judiciaire des séparations conjugales. À titre d’exemple, dans son analyse de la rhétorique des groupes de pères américains, la sociologue Jocelyn E. Crowley remarque que les membres des groupes ont le sentiment d’être les « perdants » du divorce, notamment dans le cas du divorce pour faute lorsque la responsabilité des époux dans l’échec du mariage est engagée : selon eux, la garde de leurs enfants leur serait restreinte suite au jugement de divorce (Crowley 2008).
Plus largement, ce constat est visible au Canada. Dans son analyse de la consultation des groupes de pères canadiens au moment du vote de la loi sur le divorce de 1985, le sociologue québécois Germain Dulac perçoit cette même position face à la justice : les pères se sentent victimes d’un système accusé de ne pas les protéger. D’autres institutions les discrimineraient également : les structures d’aide sociale offriraient, par exemple, davantage de services et de facilités aux femmes qu’aux hommes (par exemple, les maisons pour femmes battues, les services de santé en direction des femmes, etc.) (Dulac 1989). Ces groupes accusent les services sociaux d’encourager les femmes à prendre l’initiative des procédures de divorce, afin de se débarrasser d’un homme dont la fonction de pourvoyeur serait facilement remplacée par les aides sociales de l’État (cf. infra).
Ce positionnement face à l’institution judiciaire accusée d’être surféminisée ou face au législateur « pro-femme » est commun aux groupes de pères. En France c’est la justice familiale qui est au cœur de cette critique et plus particulièrement la féminisation de ce corps de l’État. Les décisions de justice attribuant majoritairement la résidence des enfants aux mères sont dénoncées comme étant une démarche volontaire de la part des femmes juges afin de punir les pères qu’elles considéreraient comme incapables d’élever des enfants. Ces critiques se soucient peu des études qui montrent que le sexe du juge n’influe pas la décision de justice (Le Collectif Onze 2013, p.157-158) et que l’attribution massive de la résidence des enfants chez leurs mères est le fait d’une volonté commune des deux parents et non du juge lui-même (Le Collectif Onze 2013 ; Guillonneau & Moreau 2013)5. Au Québec, le corps de la magistrature est bien moins féminisé qu’en France6 : parmi l’ensemble des juges de la Cour supérieure du Québec, 32 % sont des femmes (Biland & Schütz 2014). L’argument de la surféminisation de la magistrature n’est donc pas, de fait, saisi par les groupes de pères. Il s’agit plutôt, côté québécois, de dénoncer les institutions d’État en faveur du féminisme, dans leur ensemble.
Une rhétorique centrée sur les institutions d’État. Une analyse des lettres ouvertes publiées par le groupe L’Après-rupture (2000-2010)
« Partez mes fils, il doit encore exister en ce monde un pays où le respect de la vie des hommes existe, où la justice ne soit pas genrée, où les pères ne sont pas des valeurs négligeables. » Cette recommandation, formulée par le président de L’Après-rupture, conclut une de ses nombreuses lettres ouvertes publiées sur le site Internet du groupe, destinées à dénoncer les diverses manifestations du féminisme d’État auprès des représentants politiques du Québec.
L’Après-rupture est un groupe québécois créé en 1996 par Gilbert Claes, un père séparé gestionnaire d’une agence de voyages, qui s’inscrit dans la catégorie des réseaux partisans développée dans ma thèse7. Présidé au moment de l’enquête, en 2011, par Jean-Claude Boucher, le groupe, à la santé financière fragile, proposait difficilement à l’époque une réunion-atelier par mois dans un restaurant. Contrairement à des groupes tels que Fathers 4 Justice qui fondent leur mobilisation sur des actions spectaculaires et médiatisées, L’Après-rupture est un groupe qui concentre son action sur la diffusion de lettres ouvertes, et ce principalement au début des années 2000. L’Après-rupture est un des représentants de la cause paternelle québécoise produisant le plus d’écrits sur leur cause et les ennemis qu’elle combat. S’il est difficile d’évaluer son audience auprès des pères séparés — le fichier des adhérents ne nous a pas été communiqué — ce groupe est toutefois très visible au sein du paysage québécois du militantisme paternel. L’analyse des lettres ouvertes présentes sur le site Internet du groupe8 et écrites sur une période de dix ans environ constitue à ce titre un matériau pertinent pour analyser les principaux arguments de l’antiféminisme d’État.
« Le féminisme d’État est la vache à lait qui nourrit l’industrie du mensonge féministe et de la victimisation des femmes ». Selon Jean-Claude Boucher, les institutions en charge de la régulation des séparations conjugales, de la lutte contre les violences domestique et de l’aide à la petite enfance, organiseraient la fin du socle familial uni et provoqueraient un malaise général au sein de la condition masculine : les pères privés d’enfants se suicideraient de désespoir et les garçons privés de leurs pères tomberaient dans la délinquance ou « la déviance sexuelle ». « On a quatre suicides par jour au Québec, un des records mondial. C’est le résultat de trente ans de propagande haineuse contre les hommes aux Québec », explique-t-il ainsi en entretien.
Selon L’Après-rupture, les institutions gaspilleraient l’argent public et pervertiraient les Québécoises en créant des offres institutionnelles (maisons femmes battues, etc.) dont elles n’auraient en fait pas besoin.
Il y a sept millions de Québécois... qui ne bénéficient en rien du Conseil du statut de la femme ou du Secrétariat à la condition féminine... et qui paient pour les distorsions sociales causées par ces organismes sexistes d’état, qui paient en taxes et impôts, en destruction des familles, en taux de natalité à la baisse, en délinquance juvénile, en perte d’emploi... Monsieur le premier ministre, permettez enfin aux femmes ordinaires d’être.
Elles n’ont pas besoin des boucliers fallacieux d’une poignée de “protectrices” intéressées aux pouvoirs parallèles, aux honneurs et surtout aux emplois communautaires très bien rémunérés à même nos taxes à tous. (…) Monsieur le premier ministre, le Conseil du statut de la femme et le Secrétariat à la condition féminine doivent disparaître comme tout ce qui est féminisme d’état ; la justice et l’équité doivent être votre première priorité. (Lettre ouverte, adressée au Premier ministre, 2004).
Ainsi, selon ce groupe, les institutions en charge de faire respecter l’égalité ne devraient en aucun cas produire une distinction genrée, en ne s’adressant qu’aux femmes. Les organismes en leur direction seraient même, selon le président de L’Après-rupture, à l’origine de nouveaux maux au sein de la condition féminine. Les femmes « ordinaires » n’auraient en aucun cas besoin de bénéficier de services spécifiques, car elles bénéficieraient de « justice » et d’« équité », au même titre que les hommes.
Par contraste, si de l’argent public est alloué à des maisons d’accueil pour violences conjugales, aucun fond ne serait attribué pour traiter le suicide des hommes. Le président de L’Après-rupture déclare être le seul organisme québécois à venir en aide aux hommes suicidaires. En ne subventionnant pas le groupe, l’État saperait volontairement son action envers les hommes :
Dernièrement, L’Après-rupture a dû mettre fin à sa ligne d’écoute téléphonique d’urgence sans frais faute de financement, ligne téléphonique qui était leur seul canal de communication par lequel des centaines de pères en crise pouvaient à coup sûr, trouver une oreille masculine. Pourquoi l’État met-il régulièrement des bâtons dans les roues à L’Après-rupture lorsqu’il s’agit de subventions ou de consultations (…) ? Pourquoi est-il toujours si compliqué pour des regroupements de gars d’obtenir le moindre petit financement lorsqu’il s’agit d’aider des centaines de pères qui envisagent de se pendre après un divorce ? Pourquoi l’État favorise-t-il le taux grandissant d’enfants orphelins en refusant systématiquement d’aider financièrement le seul recours totalement masculin qui pourrait véritablement éviter des drames humains paternels ? La masculinité serait-elle une maladie honteuse au Québec ?
Selon Jean-Claude Boucher, le financement massif de centres d’accueil pour femmes battues et de campagnes de prévention contre les violences faites aux femmes engendrerait une offre si dense qu’il n’y aurait pas assez de « demandes ». « Ma fille a travaillé dans un centre pour femmes battues. Elle m’a dit : “papa, tous ces centres ils sont vides ! Y a trop de lits pour le nombre de femmes qui viennent après des violences conjugales !”. Moi après j’ai fait ma petite enquête : l’État lance toujours des financements supplémentaires pour ces centres et du coup ils inventent des chiffres ! Y doit y avoir 10 % de leurs centres qui sont occupés ! ». Cette dénonciation9 est mise en balance avec l’absence de financements en direction des hommes censés être victimes de violences conjugales en égale mesure. L’argument de la symétrisation de la violence, chère au mouvement masculiniste, entre donc en résonnance avec une décrédibilisation des services de l’État en charge des violences conjugales. C’est notamment en contestant les enquêtes statistiques sur les violences faites aux femmes, accusées d’être dirigées par des lobbies féministes vivant de « l’industrie des violences conjugales » (Collectif Stop Masculinisme10 2013 : 38), qu’est relativisée la violence masculine : les femmes aussi battraient leur conjoint et dans des proportions quasi équivalentes aux hommes. En France au début des années 2000, l’enquête ENVEFF, première enquête statistique réalisée dans le pays sur le thème des violences conjugales, a ainsi déclenché une polémique relative à la méthode utilisée, afin d’en contester les principaux résultats. Les principaux arguments avancés sont ainsi résumés par le Collectif Stop Masculinisme (2013) : tout d’abord les plaintes d’hommes envers des femmes violentes ne seraient jamais enregistrées par la police ; ensuite, les violences subies par les hommes seraient moins visibles (violences psychologiques) ; enfin, les femmes contraindraient les hommes à la violence physique pour ensuite en faire un outil de chantage afin d’obtenir le divorce ou encore la garde des enfants. Or, plus récemment, l’enquête Virage réalisée notamment par l’INED a bien pris en compte la variable masculine dans le cadre de la collecte de données réalisée en 2015 auprès de 25 000 personnes (50 % de femmes, 50 % d’hommes) âgées de 20 à 69 ans. Les premiers résultats de l’enquête publiés à la fin de l’année 2016 sur les viols et agressions sexuelles montrent que malgré la prise en compte des violences faites aux hommes, les femmes restent les principales victimes de ce type de violences11. Ces stratégies de symétrisation de la violence, analysées notamment par Cardi et Pruvost dans leur ouvrage sur la violence des femmes (Cardi & Pruvost 2012) consistent ainsi à banaliser la violence des hommes faite aux femmes, mais participent également à la déconstruction des valeurs masculines attachées au pater familias : les pères auraient les mêmes souffrances que les mères.
Bien sûr, la place de l’État dans la régulation des séparations conjugales est également dénoncée. Dans une lettre ouverte adressée au ministre de la Justice du Québec en janvier 2004, le président de L’Après-rupture déplore le fait que ce ministère ne finance pas « le seul organisme qui tente de conserver des liens significatifs entre les pères divorcés/séparés et leurs enfants, et qui lutte par voie de conséquence contre la délinquance juvénile de façon directe ». Dans la lignée d’une littérature « pathologisant » l’absence des pères et ses conséquences sur les enfants et, de la même façon, sur la société (Bly 1992 ; Corneau 1989 ; Mitscherlich 1969), la dénonciation des conséquences du divorce est constitutive de la dénonciation du féminisme d’État. En ne subventionnant pas la cause paternelle, l’État favoriserait la délinquance juvénile ou encore le chômage.
Enfin, la mixité scolaire et la surféminisation de l’éducation se retrouvent également dans le collimateur de l’antiféminisme d’État. Selon le groupe étudié ici, l’institution scolaire serait pensée par des femmes, pour des petites filles : « tant et aussi longtemps que les petits enfants seront dans des garderies (d’État ou privées) et que ces garderies seront faites en fonction des petites filles, et pour les petites filles, et gérées par des femmes, les garçons y seront castrés, privés de leur nature masculine, privés de leur besoin de bouger, d’explorer le monde qui les entoure, de tester leur agressivité, de combattre, de risquer, ils n’auront pas d’avenir... » (lettre ouverte publiée en 2006). La solution proposée par le groupe est la fin de la mixité et la création d’écoles pour garçons. La mixité conduirait en effet les garçons à être catégorisés comme potentiels agresseurs, tandis que les filles ne seraient jamais inquiétées pour leur violence physique : « dans les écoles, les filles peuvent exciter les garçons, les harceler ou même les violenter sans conséquences, et s’ils s’en défendent, ils seront punis et considérés comme des criminels en puissance, des violents, des semences de prison... ». Le groupe associe ainsi la surféminisation de l’institution scolaire, c’est-à-dire le fait que les postes soient essentiellement occupés par des femmes, non seulement à un traitement défavorisé des garçons, mais aussi au reniement des besoins biologiques que constituerait leur nature masculine. « Dès la naissance, les garçons sont plus physiques, moins attentifs et se mettent immédiatement à leur tâche d’exploration, d’essais, de tentatives. Des tits-gars, c’est plus actif, moins attentif, plus faiseur de mauvais coups. Les féministes tentent de nous convaincre que cette différence n’existe pas et que toutes sortes de causes extérieures à l’enfant rendent les tites-filles différentes des tits-gars » (lettre ouverte en date du 6 avril 2006). C’est ainsi à proprement dit la théorie de la nature qui serait reniée par l’institution scolaire au profit de la théorie de la culture. Le groupe demande ainsi à ce que cette institution revienne à des valeurs éducatives traditionnelles : la non-mixité des écoles et la prise en compte de ce qu’ils appellent des besoins physiologiques des individus et non des comportements en lien avec la construction sociale et genrée des enfants. Cette rhétorique sur la surféminisation de l’institution scolaire fait écho au débat plus large en faveur de la fin de la mixité scolaire, défendu par des psychologues et intellectuels s’inscrivant dans la pensée masculiniste. Ce même phénomène s’est produit en France puisque dans les années 2000, des ouvrages masculinistes en faveur de la défense des intérêts de petits garçons ont vu le jour (Auduc 2009 ; Clerget 2001, 2005), en réaction à une série de publications survenue au début des années 1990 encourageant les filles, suite à l’explosion de leur intégration sur le marché scolaire depuis les années 1960, à choisir des carrières universitaires plus valorisées, telles que les sciences ou la médecine (Baudelot & Establet 1992 ; Duru-Bellat 1990).
Sur ces différents points, l’État — au Québec comme en France — est attaqué pour le traitement différencié qu’il opèrerait envers ses administrés. L’État est accusé de s’investir financièrement tout d’abord dans la cause des femmes et non des hommes. Il est également accusé de ne pas accorder de l’importance aux conséquences sociétales qu’auraient les ruptures de lien entre pères et enfants. L’État serait à la tête d’une vaste entreprise de féminisation de ses institutions, qui engendrerait un mal-être masculin qui toucherait toutes les générations d’hommes dans la société. Dénoncer l’illégitimité de l’État à réguler la famille permet d’amorcer, on va le voir, la recherche de reconnaissance d’un problème public auprès notamment du législateur.
Se dire « victimes » du féminisme d’Etat : une arme contre la remise en cause des rapports de domination
Dans leur article sur la rhétorique des groupes de pères, les sociologues américaines Miranda Kaye et Julia Tolmie analysent la revendication du statut de victime comme un des faits saillants de cette rhétorique. Les pères séparés seraient soit victimes du féminisme et de la féminisation des institutions d’État, soit du système judiciaire, soit de violences conjugales (Kaye & Tolmie 1998 : 173).
Pourquoi revendiquer ce statut de victime ? Ce postulat s’apparente à mon sens à une lutte contre la remise en cause de la domination masculine. La victimisation n’est pas circonscrite à la question du divorce, mais est utilisée dans de nombreux domaines, dès lors que la légitimité de la domination des hommes est questionnée (Dulac 1989). Cette stratégie discursive est notamment adoptée, on l’a vu, dans une démarche de « symétrisation » : les hommes seraient, au même titre que les femmes victimes de violences conjugales ou de fausses accusations.
Selon des groupes rencontrés au Québec tels que L’Après-rupture ou L’Association des nouvelles conjointes du Québec12, deux principaux facteurs expliqueraient la méconnaissance des violences conjugales faites aux hommes auprès de l’opinion publique. Premièrement, les femmes auraient tendance à s’automutiler et à porter plainte pour violence afin d’obtenir plus facilement le divorce et des aides sociales (possibilité, par exemple, d’accéder à un logement d’urgence avec les enfants). Les plaintes seraient donc majoritairement la conséquence de fausses allégations. Deuxièmement, les hommes qui sont battus ou menacés par leur femme n’oseraient pas porter plainte ou en parler à cause de leur fierté « masculine » et leur difficulté à se confier. Le peu d’hommes qui se prêterait au jeu du dépôt de plainte serait dissuadé par les autorités policières et ferait l’objet de railleries.
Les fausses allégations participent ainsi, selon les groupes, à la mise en œuvre d’une forme de violence unilatérale par les institutions, les femmes en étant toujours victimes et les hommes toujours auteurs. En sus de la complicité institutionnelle, c’est la complicité féminine qui est dénoncée, et ce depuis la naissance du mouvement des pères séparés, au début des années 1980. Ainsi, selon un groupe originel nord-américain, le National congress for men, les charges d’accusation d’abus sexuel ou émotionnel seraient le fait de travailleuses sociales femmes qui ont elles-mêmes été victimes d’abus, voire de mères qui enrôlaient leurs enfants pour produire de fausses accusations. L’accusation d’abus sexuel, c’est « l’arme nucléaire des relations domestiques » dit un père durant ce congrès, « si tout le reste ne marche pas, lâchez la bombe13 » (Coltrane & Hickman 1992 : 410). Dans The Rape of the male, R. Doyle, président de la Men’s rights association affirme ainsi que les fausses allégations sont régulièrement pratiquées par les mères pour avoir la garde des enfants ou du moins limiter celle du père. Selon lui 700 000 fausses accusations sont enregistrées chaque année, ce qui représenterait 77 à 90 % des accusations (Coltrane et Hickman 1992). Encore aujourd’hui cette remise en cause des violences conjugales envers les femmes persiste au sein des groupes québécois évoqués plus haut. Les deux président(e)s de L’Après-rupture et L’Association des nouvelles conjointes du Québec ont ainsi participé à la rédaction d’un livre publié en 2010 et intitulé 300 000 femmes battues, y avez-vous crû ?, questionnant la véracité des statistiques produites par le gouvernement québécois.
Se faire reconnaître comme victime est également un moyen d’accéder à une reconnaissance politique. La reconnaissance du statut de victime soulève des enjeux politiques (de la réparation, du témoignage, de la preuve). Selon les anthropologues Didier Fassin et Richard Rechtman, cette reconnaissance est une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit, en lien avec un traumatisme (Fassin & Rechtman 2011). C’est justement sous cet angle que le sociologue Stéphane Latté et l’anthropologue Richard Rechtman analysent les usages militants du traumatisme, oscillant entre une parole de victime, individuelle, et « une parole collective, revendicatrice et bruyante » (Latté et Rechtman 2006 : 170). Le traumatisme serait un élément « fédérateur » des groupes protestataires, un « instrument central de légitimation des revendications » (Latté et Rechtman 2006 : 172), une sorte de « liant » au sein d’une cause. Ce cadre théorique est particulièrement propice à l’étude de la cause paternelle, car si les pères ne se lancent pas dans une revendication d’un processus de réparation, ils sont liés par une expérience traumatique commune — celle du passage en justice — et revendiquent le statut de victime par l’accumulation de témoignages individuels au sein d’une dénonciation commune du féminisme d’État. C’est à cette condition que la formation d’une conscience collective devient possible et qu’une mobilisation peut être envisagée : l’expérience judiciaire est commune entre les pères — tout à fait novices en termes de socialisation militante — et la médiatisation de récits individuels produit une parole collective. La rhétorique de la victimisation permet ainsi à ces groupes d’avoir accès à une reconnaissance politique14. Cette reconnaissance légitime dans un premier temps les revendications et la « souffrance » des pères — vocable employé notamment dans le cadre de la rhétorique du trauma — et permet dans un second temps de légitimer la lutte engagée par ces pères contre la perte de privilèges masculins engendrés notamment par les séparations conjugales.
Selon les groupes de pères masculinistes, les institutions en charge des familles auraient tendance à favoriser les femmes et à rejeter les hommes. Le fait de vouloir accéder communément à un statut de victime du féminisme d’État amène les groupes à mettre en œuvre une rhétorique dirigée contre les institutions d’État en charge de l’égalité, comme j’en ai fait l’illustration grâce aux écrits du groupe L’Après-rupture. Loin de questionner les effets de l’égalité sur les pratiques des hommes et des femmes dans la sphère publique et privée, le militantisme paternel invoque les méfaits de ces politiques sur la place des hommes dans la société et nie les rapports de domination et les privilèges qui sont en jeu. Décrédibiliser la régulation publique de la sphère privée tout en individualisant et en produisant un rapport sensible voire émotionnel au politique, voilà la stratégie discursive qu’adopte le militantisme paternel.