Denis Provencher. 2017. Queer Maghrebi French. Language, Temporalities, Transfiliations

Maria Candea

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Denis Provencher. 2017. Queer Maghrebi French. Language, Temporalities, Transfiliations. Liverpool : Liverpool University Press, 314 pages.

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Maria Candea, « Denis Provencher. 2017. Queer Maghrebi French. Language, Temporalities, Transfiliations  », GLAD! [En ligne], 06 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 13 juillet 2020. URL : https://www.revue-glad.org/1570

Cet ouvrage se présente comme le résultat d’une ethnographie de longue haleine, inscrite dans le domaine transdisciplinaire des French cultural studies, qui prend comme objet une communauté dont la voix porte peu : les personnes queer de culture maghrébine en France. Le fait qu’il s’agisse d’une « communauté » ne va pas de soi, et la lecture de cet ouvrage permet d’éclairer la multiplicité des attitudes que suscite cette appartenance supposée commune. L’enquête a été menée durant plusieurs années essentiellement à Paris, Lyon et Marseille auprès de jeunes (et moins jeunes) hommes queer ou gays issus de familles qui ont immigré en France durant la période post-coloniale, depuis l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc, ou ayant eux-mêmes immigré. L’ouvrage n’est pour le moment pas traduit en français, mais il rassemble de nombreux extraits parfois assez longs et finement analysés qui sont transcrits en français et accompagnés de leur traduction en anglais. La place accordée aux discours est centrale : les discours de ces hommes, recueillis à travers des séries d’entretiens menés parfois sur le long terme dans des cadres divers, servent de charpente pour l’ensemble de l’ouvrage. Les analyses du chercheur portent sur, s’appuient sur mais aussi parlent avec et même parfois s’effacent derrière ces paroles d’hommes dont on parvient à deviner la complexité et le potentiel subversif.

Organisation

La structuration du livre repose sur un certain équilibre des parties.

  • Une introduction théorique d’une cinquantaine de pages pose l’ouvrage dans le sillage du précédent (Queer French), par le même auteur. Cette première partie explicite les postulats d’une ethnographie qu’il annonce comme nouvelle et imaginative. L’introduction présente la manière dont le chercheur construit et négocie son point de vue, son entrée sur le terrain et sa posture auprès des personnes croisées au fil du temps. C’est aussi la partie où il développe les concepts qu’il a fait émerger de ce terrain : la flexibilité du langage, les multiples (trans)filiations mises en discours et les temporalités multiples que les enquêtés expérimentent.

  • Quatre chapitres d’une cinquantaine de pages chacun consacrés à des portraits discursifs et idéologiques de trois artistes et une personnalité de l’activisme queer ; les âges de ces hommes s’échelonnent entre 37 et 49 ans.

  • Un dernier chapitre, de même taille, qui regroupe trois portraits plus rapides et moins approfondis de trois trentenaires, diplômés, plutôt en début de carrière professionnelle, aux profils qu’on pourrait qualifier d’anonymes par rapport à ceux des chapitres précédents.

Propos

Les deux premiers chapitres analysent les récits de vie et des extraits des œuvres de « 2Fik », photographe-performeur d’origine marocaine et de Ludovic-Mohamed Zahed, penseur religieux et activiste queer, qui ont tous les deux été scolarisés et socialisés en France. Les chapitres suivants sont consacrés à un écrivain marocain, Abdellah Taïa et à un cinéaste tunisien, Mehdi Ben Attia, qui ont tous les deux émigré en France à l’âge adulte. Le dernier chapitre, consacré à des anonymes, est censé constituer un contrepoint qui donne à entendre la voix de ceux qui ne s’expriment pas publiquement à travers le cinéma ou la littérature. Leurs discours – aussi bien dans leurs œuvres que ceux des entretiens enregistrés – sont analysés au prisme de leurs diverses affiliations à la queerness, qui est résumée dès la page 26 par une accumulation d’auto-désignations rassemblées dans une exergue qui montre une certaine unité et dont on découvre la polyphonie au fil de la lecture : « je porte le voile et je mange du porc… je bois de l’alcool et je suis militant… je suis Algérien et homosexuel, je sors du harem et du haram… je suis gay, beur et gros… je suis le fils aîné du fils aîné du fils aîné… je suis le fils de Marilyn Monroe et je suis terroriste et pédé ». Ces auto-désignations proviennent en fait de tous les locuteurs cités et contextualisés ultérieurement dans les différents chapitres.

Denis Provencher connait bien le contexte académique français et compte bien nourrir les débats en cours ; il connait les attentes, les polémiques, les écueils, les impensés, les résistances du milieu académique français sur ce sujet. Il apporte le regard pluriel et critique des enquêtés, dans une perspective emique, et son propre regard analytique et réflexif, dont il défend la pertinence de manière convaincante.

Lectorat

Le public de la revue GLAD! pourra établir des passerelles stimulantes avec les hypothèses exposées dans le numéro 3 par Najwa Ouguerram-Magot (2017) à l’issue de son enquête menée en région parisienne à la même époque que Provencher. Elle y mettait en évidence l’injonction éprouvée par certaines personnes queer racisées à choisir entre leur affiliation de race et de sexualité. Les artistes interviewés par Provencher refusent de faire ce type de choix, ce qui incite à se demander dans quelle mesure leur notoriété augmente (ou non) leur puissance d’agir en ce sens.

La lecture du livre est particulièrement agréable et accessible à des lectrices et lecteurs venus d’horizons théoriques et intellectuels très divers. Il fera date, car il documente de manière intelligente et fine un moment historique, qui pourrait témoigner d’un éventuel tournant dans la construction d’une figure, subversive à différents niveaux, de queer maghrébin dans les représentations partagées en France, soit au contraire, fournir une clé de compréhension des conditions de non-émergence d’une telle figure commune. La lecture de l’ouvrage est non seulement intéressante à sa parution mais elle promet de s’enrichir et évoluer fortement avec le temps, lorsque le lectorat aura davantage de recul pour juger du devenir des dynamiques, parfois divergentes, décrites par Provencher.

Maria Candea

Maria Candea, sociolinguiste et sociophonéticienne, s’intéresse principalement au français contemporain parlé en France. Maitresse de conférences à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle.

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