Je pars du constat qu’il existe des luttes féministes dans et sur la langue : des combats pour la prise de parole, des débats sur le sens et l’usage des mots, des usages contestataires du langage. Ces pratiques manifestent une confiance dans le pouvoir du langage, qui est pensé comme un des outils de l’oppression et de la résistance. Mais le langage est-il un lieu de lutte1 ? Que peut-on réellement dans et avec le langage ? Est-ce qu’accorder une telle attention au langage ne fait pas perdre aux luttes leur puissance critique, leur concrétude et leur matérialité ?
Pour Eve Kosofsky-Sedgwick, la construction d’une perspective critique sur les rapports de genre se fonde sur une analyse du pouvoir producteur du langage. Il y a un lien théorique et pratique entre souligner la performativité du langage, faire un travail de dénaturalisation, faire droit aux différences et montrer la contingence de l’ordre social pour ouvrir la possibilité de le transformer2.
John L. Austin a combattu une représentation du langage comme simple reflet ou représentation du monde ou de la pensée, pour montrer que nos énoncés peuvent agir dans le monde, avoir une certaine performativité3. Il a montré que, pour faire des choses avec nos discours, il faut disposer d’une certaine autorité et respecter certaines conventions. Il permet donc de penser à la fois le rôle producteur d’énoncés apparemment descriptifs, mais aussi les différentiels de pouvoir qui conditionnent la force de nos discours.
Dans quelle mesure le fait de mettre au jour la performativité du langage peut-il soutenir, voire constituer, un geste de critique sociale et politique, et contribuer à élucider la construction sociale du genre ?
Pour répondre à cette question, la première partie de ce travail explore le rôle du langage dans la naturalisation des rapports sociaux. Je montre que la naturalisation du genre repose à la fois sur une représentation du langage — comme simple reflet du réel et comme « capacité » inégalement partagée — et sur des pratiques linguistiques ordinaires et scientifiques. Penser cela implique de dépasser la stricte dichotomie de l’idéologique et du matériel, pour analyser ensemble la construction et la représentation du genre dans des pratiques discursives et non-discursives.
Pour analyser ce processus de construction, la deuxième partie de ma thèse propose une discussion approfondie des travaux de Judith Butler sur la performativité du genre4 et les rapports entre corps et langage5, qui me permet de penser à la fois la construction du genre et sa contingence, sa possible déconstruction. Je me demande alors quel est notre pouvoir transformateur : si montrer qu’un phénomène n’est pas naturel ne suffit pas à le détruire, analyser sa force ne nous réduit-il pas à l’impuissance ?
Pour répondre, la dernière partie de ma thèse s’interroge sur le pouvoir transformateur qu’on peut accorder aux agent·e·s dans le paradigme constructiviste, et explore les usages du langage dans les luttes féministes (féminisation ou queerisation du langage, création de groupes de parole, usage et invention de slogans). Je défends la possibilité de penser une performativité « insurrectionnelle », qui conteste, déplace ou redéfinit les conventions encadrant le pouvoir du langage. J’explore le rôle des pratiques discursives dans les parcours de politisation et d’émancipation et dans la construction de solidarités, pour comprendre comment un constructivisme radicalement anti-essentialiste permet de penser la lutte collective.