En 2014 était créé un « laboratoire junior » à l’ENS de Lyon, intitulé « Genre : Epistémologie & Recherches » (GenERe), à l’origine de plusieurs manifestations scientifiques1. L’ouvrage Epistémologies du genre, qui est en quelque sorte une synthèse des travaux du laboratoire junior, part d’un constat amer : celui du discrédit porté à la « théorie » du genre dans un contexte polémique de mobilisations anti-genre de plus en plus virales. Or la scientificité passe par la théorisation : c’est pourquoi l’ouvrage collectif propose au fil des pages une « épistémologie de combat » (p. 231). Il s’agit donc ici de revendiquer la dimension épistémologique des études de genre (comme le souligne Christine Détrez dès la préface, p. 7), et notamment de montrer les contradictions internes et désaccords épistémologiques qui existent entre chercheur-es sur le genre, qui sont a minima d’accord sur le fait de défendre une science située, tout en concédant qu’on puisse ne pas être d’accord sur tout : c’est là le signe le plus patent que — ça y est ! — les études de genre sont « établies », même si l’on doit continuer de s’interroger sur leur statut — interdiscipline (Gudrun Axeli-Knapp) ? in-discipline ? —, sur les glissements terminologiques fréquents entre études féministes et études de genre et de sexualités, ou sur la portée politique des savoirs sociaux ainsi produits.
Le livre interroge « ce qui se passe » au croisement des disciplines, des objets et méthodes, des traditions universitaires et disciplinaires, des circulations, en postulant qu’il se passe quelque chose. Il s’articule en deux parties : la première, « Pluralité et croisements des disciplines », porte sur ce que le genre fait aux disciplines constituées (histoire, littérature, linguistique, philosophie) ; la seconde est intitulée « Multiplicité et intersections des rapports de domination ». Il ne saurait être question ici de rendre compte de chacune des contributions à cet ouvrage nécessairement foisonnant, et qui revendique par ailleurs une certaine in(ter)discipline.
La première partie s’ouvre sur des contributions de chercheur-es installé-es dans le champ. Michelle Zancarini-Fournel dresse un tableau de la discipline historique française face à la tension entre universalisme et particularismes, qui explique, selon l’auteure, une certaine méfiance française vis-à-vis des savoirs situés. En retour, l’histoire des femmes et du genre (devenue histoire des femmes, du genre, des masculinités et des sexualités) s’est très tôt ouverte à la réception des historiographies étrangères sur le sujet (dans une réception croisée avec les Amériques du nord et du sud), participant ainsi d’un mouvement simultané de transnationalisation et de globalisation de la discipline historique.
Christine Planté propose une synthèse concernant les différentes reconfigurations des études littéraires (et plus généralement des études sur les représentations) grâce au genre. Cette réflexion sur les études littéraires est complétée par l’article original de Florence Salanouve sur les bibliothèques, ces « citadelles du savoir » (p. 69), au prisme du genre : comme le musée ou le centre d’archives, la bibliothèque est le reflet de préjugés, de rapports de pouvoir et d’inégalités ancrés socialement et historiquement. Dans une démarche « archéologique », l’article propose d’opérer un tournant genré dans les méthodes de classification des bibliothèques afin de faire/défaire/refaire le genre.
Marie-Anne Paveau (spécialiste de sciences du langage) s’interroge quant à elle sur la contribution du genre à une épistémologie de l’analyse du discours. L’auteure souligne le fait qu’il n’existe pas encore en France d’articulation explicite entre études de genre et analyse du discours. Elle propose surtout une réflexion passionnante sur ce que le genre fait aux discours scientifiques, lesquels s’approprient le genre selon des modalités propres : appropriation disciplinaire (comme dans le cas de l’histoire du genre ou de la sociologie du genre) vs appropriation topique (par des domaines de recherche comme l’éducation, le travail ou les sexualités) par exemple. Le genre continue donc d’être une catégorie récalcitrante : c’est sans doute là que réside son « utilité » épistémologique…
Claude Gautier développe une réflexion de synthèse fort utile concernant la relation de connaissance et l’épistémologie féministe du standpoint, véritable réflexion interdisciplinaire et internationale qui pose la question du sujet de la connaissance, certes, mais aussi de la nature même de la connaissance produite.
La seconde partie de l’ouvrage, qui se veut davantage ancrée dans l’intersectionnalité, propose en réalité une déclinaison par disciplines. Ici, les enjeux français (liés à l’existence du Conseil national des universités et à ses sections) sont bien perceptibles, mais après tout, ces enjeux font aussi partie du processus d’institutionnalisation que connaissent les études de genre en France. Signalons toutefois que cette partie fonctionne moins bien, parce qu’elle perd bien souvent la visée croisée, comparative et transversale annoncée.
Mélusine Dumerchat poursuit une réflexion sur les liens entre genre, intersectionnalité et géographie/sciences de l’espace, venant compléter des publications antérieures de géographes français-es2. D’autres chapitres sont issus des sciences de l’éducation (articles de Clémence Perronnet et de Gabrielle Richard). On notera la place de l’histoire dans cette partie, sans doute en raison de l’appropriation « disciplinaire » du genre diagnostiqué par Marie-Anne Paveau dans la première partie du livre. Deux articles (ceux de Muriel Gleser-Neveu et de Marie Ruiz sur l’Angleterre victorienne) sont de nature micro-historique3. Signalons enfin l’excellent article de Jennifer Meyer sur la racialisation de l’ordre des sexes dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, une étude véritablement ancrée dans le paradigme de l’intersectionnalité et qui vient poursuivre l’œuvre de la regrettée Rita Thalmann, et dialoguer avec les travaux actuels d’Elissa Mailänder4.
Si les études de genre permettent donc de penser les rapports de domination genrés, il est impératif de « ne pas penser le genre seul » (p. 13) mais dans son intersection avec d’autres formes de domination. En cela, cet ouvrage est complémentaire d’autres publications de ces dix dernières années cherchant à déterminer le « lieu du genre »5.