Note de la traductrice
Cet article explore différentes facettes de la désobéissance féminine et féministe dans un contexte hispano-américain face aux contraintes et au silence que le patriarcat cherche à imposer. María Jesús Fariña Busto crée une palette de voix diverses et variées par le biais de son analyse de textes de différentes autrices. En analysant leurs prises de positions autour des axes de la désobéissance, de la négation, de la subversion et de la transgression, elle souligne que les problématiques imposées par le patriarcat et les défis qu’implique l’opposition, loin d’être isolés, ont occupé et occupent encore des autrices de nombreux pays de l’Amérique hispanophone : leurs démarches artistiques autour de la question de la désobéissance en offrent un aperçu littéraire.
Daquelas que cantan as pombas e as frores,
todos din que teñen alma de muller.
Pois eu que n’as canto, Virxe da Paloma,
¡ai! ¿de qué a terei?
De celles qui chantent les colombes et les fleurs,
on dit qu’elles ont âmes féminines.
hélas ! Vierge de la Colombe, je ne les chante point :
quel âme aurais-je ?
Rosalía de Castro (De Castro 2002 : 63)
El feminismo no ha muerto, porque sólo muere lo finalizado, lo acabado, lo inerme.
Le féminisme n’est pas mort, car seul peut mourir ce qui est finalisé, bouclé, inerte.1
Iris M. Zavala
Désobéir est un verbe que les femmes ont toujours conjugué. La création artistique en est une forme : transgresser la loi du père, déjouer les normes contraignantes et anti-culturelles ; refuser de reconnaitre les paramètres que la culture impose comme allant de soi, ou exige que l’on sache interpréter ; en définitive, déconstruire les injonctions, vivre dans la résistance. L’histoire le prouve malgré les silences et les dissimulations. À toutes les époques, les femmes se sont exprimées dans les milieux érudits et artistiques, bien que leurs exploits aient été occultés ou discrédités, et bien que cette prise de parole les ait mises en danger de mort. Contre la mort, la création ; et contre la violence, toujours plus de désobéissance.
Dans ses deux courants pratiques et théoriques, le féminisme a favorisé la coalition de plusieurs moyens d’expression et a influencé diversement ses modes et manifestations, en infiltrant même les attitudes et comportements de personnes qui manifestent leur détachement de ce mouvement. En 1996, Eliana Ortega2 écrivait déjà :
Le féminisme est aujourd’hui bel et bien présent, même si les langages du pouvoir et les personnes qui y sont soumises cherchent à l’occulter ; il est présent en pratique et en théorie, sous toutes ses formes, ses contradictions, ses doutes, ses interrogations et ses affirmations, dans son immense diversité. (Ortega 1996 : 31)3.
Quinze ans plus tard, il est devenu indispensable de souligner cette présence et sa nécessité, car les discours du pouvoir absorbent tout ce qui leur barre le chemin, qu’ils désirent occulter ou tout simplement supprimer. Sous prétexte que tous les droits seraient déjà obtenus, et avec l’appui de nouveaux discours qui cherchent à affaiblir des revendications qui n’ont pas encore obtenu gain de cause, une représentation biaisée de la réalité se met en place, hystérisant toute action ou expression dissidente ou contestataire. L’histoire prouve aussi que les réclamations des femmes les plus résistantes sont aussi fermes que les signes de répression sont nombreux. Christine Bard le montre dans le contexte historique français en rappelant que le parcours des revendications des femmes au cours du vingtième siècle a été accompagné par les rhétoriques réactionnaires qu’elles ont déclenchées, en entendant le terme réactionnaire au sens strict, de réaction, mais également en tant que rhétoriques ultraconservatrices des privilèges patriarcaux (Bard 2000)4. Amélia Valcárcel le formule de la manière suivante : « A chaque revendication d’égalité, l’opposition a riposté avec une naturalisation du sexe, adaptée dans son langage aux conceptualisations de son époque » (1994 : 10).
En 1919, Alfonsina Storni soulignait déjà la représentation négative du féminisme en affirmant : « Le mot féministe, “tellement moche” encore aujourd’hui, chatouille toujours les âmes humaines » (Storni rééd. 2002 : 839). Montserrat Roig l’a répété en 1981 : « Encore à notre époque, le mot féminisme fait peur. Être “féministe” signifie encore, pour certaines femmes, se distancer des hommes, être une femme différente, agressive, menaçant la paix et la vie en communauté » (Bosch et Ferrer 2003 : 146). Enfin, en 2006, Ana María Rodas répondait, lors d’une interview : « Je ne fais pas partie des femmes qui pensent qu’il faut exterminer la moitié de la population du monde. Mais oui, je suis féministe, parce qu’une immense partie des femmes de ce monde va très mal » (Montenegro 2006).
En utilisant des mécanismes de discrédit envers ses activistes et ses théoriciennes, le système patriarcal a toujours cherché à dévaloriser et à pervertir les paris et les demandes du mouvement féministe. Il prétendait ainsi se défendre face aux revendications de droits pour tous les êtres humains, les formes d’action et de relation non asphyxiées par les normes de genre, dont les résultats les plus évidents sont la frustration individuelle, le déséquilibre et la violence sociale. Cette perversion s’est également produite dans des contextes où la force et la vie des femmes ont été mises à contribution dans des projets révolutionnaires ; l’objectif atteint, leurs droits ont été abandonnés5. Le même schéma se met en place du côté de la critique littéraire face aux projets à vocation transgressive. La colombienne Albalucía Ángel utilise avec humour certains des termes qui lui ont été adressés :
[…] l’écriture de mon roman Estaba la pájara pinta sentada en el verde limón (la garce maquillée était assise sur le citron vert) m’aura valu le même surnom. Et ça me plait. Sans compter les sobriquets de tête en l’air (folle furieuse), pornographe, obscène, polémique, controversée, loufoque, extravagante et bien d’autres, par lesquels j’ai été renommée, rebaptisée et reconnue à outrance. (Ángel 1985 : 456)
Ironiquement, ce système qui s’institue en accusateur a lui-même insidieusement cherché à tuer, bien qu’au niveau symbolique seulement (c’est-à-dire oblitérer et réduire au silence), au moins la moitié de la population mondiale. Ce système est une forme de violence symbolique, peut-être la plus puissante, car elle sert de fondement à la manifestation de violences réelles.
Dans leur hiérarchisation, les configurations culturelles du masculin et du féminin portent les traces de cette violence symbolique. Les paires sont infinies : bon/mauvais, supérieur/inférieur, indépendant/dépendant, autorité/subordination, pour n’en citer que quelques-unes. Les sujets intériorisent ces configurations en naturalisant ce qui n’est qu’une construction intéressée, donc réfutable et déconstructible. Dans les pages qui suivent, je rassemble quelques exemples littéraires d’autrices hispanoaméricaines qui se positionnent contre les rôles genrés. Il s’agit parfois de littérature suggestive, mais aussi et surtout de textes jouant sur des formules crues et ouvertement subversives. Quant à leur chronologie, la plupart de ces œuvres ont été publiées pendant les quarante dernières années.
Désobéissance
La différence, non pas considérée comme un fait, mais construite comme inégalité, comme dépendance et comme subalternité, a été une injonction culturelle imposée aux sujets féminins. Être la propriété, en premier lieu du père, puis du mari :
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C’est la voix de la protagoniste de « Lección de cocina » (Cours de cuisine), de Rosario Castellanos, « abnegada mujercita mexicana que nació como la paloma para el nido » (« petite mexicaine dévouée, utérus sur pattes ») mais qui s’obstine à ne pas savoir lire ce que la culture lui commande de savoir lire en tant que femme : « Me supone [el manual de cocina] una intuición que, según mi sexo, debo poseer pero que no poseo, un sentido sin el que nací que me permitiría advertir el momento preciso en que la carne está a punto » (ibidem : 13) (« [Le livre de cuisine] présuppose que mon sexe m’octroie une intuition que je n’ai pas, une sensibilité qui ne m’a pas accompagnée à la naissance, mais qui me permettrait de remarquer à quel moment précis la viande sera cuite à point »).
La protagoniste manque de savoir normatif, ou peut-être y résiste-t-elle. Elle possède néanmoins un autre savoir qui se révèle à travers ses commentaires, ses références et son usage de la langue. Une fois sa lune de miel achevée, elle fait face au moment de vérité, celui du tout premier plat à cuisiner en tant qu’épouse. Tout se retourne contre elle : le livre de cuisine qu’elle ne comprend pas, la viande qui finira par bruler dans la casserole, sa propre réflexion qui l’oblige à se confronter à son présent et à son futur. Le récit est rythmé par le flux de sa pensée. Le va-et-vient entre ses réflexions et la réalité (le plat qu’elle prépare dans sa cuisine) illustrent sa position en tant que femme au sein du système patriarcal6. L’espace privé domestique de la cuisine acquiert, à partir de cette stratégie, une nouvelle valeur : il apparait comme un lieu de production éthique, esthétique et métaphysique. Sa réflexion fait défiler des évènements de sa jeunesse (ses études, ses projets et ses amitiés), des épisodes de la lune de miel (ses expériences sexuelles, pas vraiment enthousiasmantes), ainsi que des évocations et des associations littéraires et historiques. Tout ceci sous le regard d’une personne qui fait des liens entre ces expériences, de vie et d’apprentissage, et le moment qu’elle passe à la cuisine, qu’elle se représente comme emblématique de ce qui lui est arrivé et de ce qui l’attend.
Alors qu’elle retourne encore et encore son morceau de viande, la protagoniste réalise, dans une permanente ironie, que le mariage déclenche un ensemble de pratiques de dépendance et de domination ; à commencer par le changement de nom (« perdí mi antiguo nombre y aún no me acostumbro al nuevo », 11 – « j’ai perdu mon ancien nom et je ne me suis pas encore habituée au nouveau »), et se prolongeant par la perte de l’autonomie et de la liberté économique. Ce nouveau statut d’épouse s’assimile avant tout à l’esclavage, comme le démontre le terme qui conclut le paragraphe suivant :
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Consciente de sa situation, elle évalue les différentes issues de secours imaginables : imposer elle-même les règles du jeu ou suivre « la sinuosa vía que recorrieron mis antepasadas, las humildes, las que no abrían los labios sino para asentir » (21) (« la voie sinueuse qu’ont empruntée mes ancêtres, les humbles, celles qui n’ouvraient jamais la bouche sauf pour acquiescer »). Cette fin ouverte a fait couler beaucoup d’encre chez les critiques littéraires. L’idée de Rosario Castellanos aura su intriguer les esprits. Au fond, l’importance ne réside pas dans le choix final de la protagoniste, mais plutôt dans le fait que cette décision sera prise en connaissance de cause, c’est-à-dire en toute conscience des risques qu’elle engendre ; ce qui n’est pas synonyme de liberté absolue, car la trame culturelle est tissée d’injonctions subtiles et achevées. La fin ouverte projette cette décision en dehors du texte, incitant les lecteurs et lectrices à y participer, ce qui laisse place aux hypothèses concernant les possibilités verbalisées par la protagoniste et les conséquences que chacune d’entre elles aura.
Sortir de la dépendance, de l’appartenance, de la généalogie patrilinéaire, construire une autre échelle, devenir insoumise, chacun de ces mouvements a toujours entrainé une certaine pénalité : la non-reconnaissance, la critique féroce, la frustration, l’isolement, la folie8, parfois même une renommée d’exceptionnalité, ce qui, une fois en rigueur, n’a été qu’une autre forme de pénalisation, le sujet féminin étant considéré comme une curiosité face à la majorité qui ne la compte pas parmi ses membres. Cependant, les exemples ne manquent pas, certains canonisés à travers ce que l’on pourrait qualifier de travestisme symbolique, imposé depuis l’extérieur, comme l’excroissance d’une pensée ayant refusé de reconnaitre le talent intellectuel et créatif des femmes. Il s’agissait, dans ce cas-là, d’une femme masculine, sur laquelle la nature se serait trompée. L’espagnole Emilia Pardo Bazán et la cubaine Gertrudis Gómez de Avallenada, on le sait, ont été jugées comme telles. En ce qui concerne la première, un de ses éditeurs, Sainz de Robles, a affirmé que « si en écrivant des romans, Emilia Pardo Bazán n’était ‘rien de moins qu’un homme […]’, alors comme chercheuse et critique, elle n’est ‘rien de moins qu’une femme’. Mais rien de plus » (Luna 1996 : 16). Quant à la seconde, son compatriote José Martí l’a décrite dans les termes suivants : « Il n’y a pas de femme dans le corps de Gómez de Avallenada : tout annonçait un courage puissant et viril en elle »9.
Il faudrait considérer, en parallèle à cette idée de travestisme symbolique, l’idée envisagée par l’écrivaine galicienne Rosalía de Castro dans les quatre vers que j’ai cités au début de l’article. Elle représente elle-même un cas littéraire singulier : celui d’une autrice qui est devenue une référence canonique de la littérature d’un pays. Mais la façon dont ses contemporains se sont intéressés à son œuvre est aussi singulière, car, jusqu’à la deuxième partie du vingtième siècle, le réflexe le plus habituel était de contourner son combat féministe, exposé de manière révélatrice dans la « Carta a Eduarda » (« Lettre à Eduarda ») et dans de nombreux autres textes, dont le poème cité. Sous une apparence simple, ce dernier soulève une question complexe : qui est cette personne qui n’obéit pas, qui ne se plie pas aux conventions que l’institution littéraire définit pour une écrivaine ? Quelle âme est attachée à un tel corps ?
Négation
« Las mujeres ya no quieren callar » (« Les femmes ne veulent plus se taire ») : c’est ainsi que la péruvienne Doris Monomisato intitule l’un de ses poèmes publié en 2003 (Luna 2004 : 330). Bien que le parcours généalogique tracé par le texte, comme l’indique le sous-titre (« Prosaica y coloquial travesía por la poética literatura de las mujeres » – « Voyage prosaïque familier à travers la poétique littéraire des femmes »), suggère qu’elles ne l’avaient jamais fait, cette affirmation, au sujet de laquelle j’ai déjà insisté, requiert encore d’être accentuée : les écrivaines et les femmes artistes ne sont jamais restées à l’écart des mouvements et des débats de leurs époques. Dans de nombreux cas, elles en ont elles-mêmes été les promotrices ; voire dans d’autres, en plus d’être promotrices, également des victimes. Leurs paroles sagaces et engagées fonctionnaient comme signal d’alarme auprès d’un système qui n’était pas disposé à renoncer à ses postulats.
Le poème de Moromisato voit défiler Sœur Juana (la première, évidemment, bien qu’elle ne le soit pas dans l’histoire), les péruviennes Clorinda Matto et Mercedes Cabello, l’uruguayenne Delmira Agustini, la chilienne María Luisa Bombal, l’argentine Alfonsina Storni, la mexicaine Rosario Castellanos, la brésilienne Clarice Lispector ainsi que les péruviennes Blanca Varela et Carmen Luz Bejarano (auxquelles le texte est dédié). Les nommer est un moyen de les délivrer, de reconnaitre leur autorité et leur influence. De plus, leurs différentes chronologies, origines géographiques et sociales dressent une carte de volonté et de complicité, qui se répandent au-delà des frontières et des époques, bien que leurs compromis individuels s’inscrivent dans des circonstances et des dilemmes propres à leurs périodes historiques respectives.
À travers leurs œuvres, toutes ont canalisé des préoccupations, des revendications et des propositions de rébellion, sans négliger de travailler sur ce qui constitue leur matière principale : les différents langages de ceux qui s’en servent. Ce sont des créatrices conscientes d’elles-mêmes et des limites imposées par la culture en raison de leur sexe. Leur force créatrice les élève dans leur capacité d’agir et de transformer, comme le prouvent leurs œuvres qui en sont le résultat.
Néanmoins, dans ce contexte, s’affirmer requiert de commencer par une négation, celle du stéréotype, de la norme. Renoncer à la soumission constitue le premier pas vers l’établissement de nouveaux espaces d’action.
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A partir d’une réélaboration poétique de « La dentellière », un tableau du peintre hollandais Jan Vermeer (daté en 1669), Cristina Peri Rossi invente une protagoniste qui expose sans détours ses insubordinations au mandat de genre : pendant qu’elle réalise sa tâche, elle réfléchit et exprime un désir. De façon significative, le mouvement déployé dans le texte conduit de l’extérieur à l’intérieur : en premier lieu, la description externe de la fonction, exercée minutieusement et de manière systématique, nécessitant concentration, et pouvant correspondre à l’exercice de construction de l’identité que les individus intériorisent au travers de l’éducation et de tout l’ensemble de pratiques socioculturelles associées ; en deuxième lieu, le sentiment et la voix du sujet qui refuse d’entretenir sa condition. Ses mots la dirigeront vers sa mère10, de qui elle hérite la saga, « pesante » dans le double sens de lourde et de génératrice de souffrance.
La mère représente le lien avec la lignée, avec laquelle elle n’a pas coupé les ponts, bien qu’elle l’ait fait souffrir et qu’elle en ait probablement été reniée. La fille le déclare à voix haute, comme dans un poème d’Alfonsina Storni, qui a fait couler beaucoup d’encre, « Bien puediera ser… »11 (« ça pourrait bien être … »). Le texte de Peri Rossi dégage une certaine volonté, et la négation est améliorée par l’anaphore insistante des quatre derniers vers, sur lesquels s’appuie le discours direct de la protagoniste, à nouveau dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur : de la négation d’une fonction – dentellière – à la négation d’une autre – procréatrice, femme – ; du produit de la fonction et de ses instruments (la dentelle, le fuseau) à la filiation (la saga féminine) et finalement au signe. Parce que le mot « femme », sans déterminant, représente le signe, cet ensemble d’attributs que la culture concentre dans une unité représentative, un horizon d’attentes auxquelles elle oblige les sujets à s’ajuster, c’est-à-dire le stéréotype ; jusqu’au point où, à un degré extrême, le signe puisse substituer le sujet. Dans …Y a otra cosa mariposa (…Passons à autre chose), l’argentine Susana Torres Molina utilise cette stratégie pour dévoiler des positions hautement codifiées en relation avec le genre, la sexualité et le désir, les trois questions autour desquelles se construit son texte théâtral (Fariña Busto 2005).
Dans « La encajera » (« La dentellière »), la mère se tait. On ne lui accorde pas de voix, le portrait de la dentellière occupe tout l’espace, tant dans le tableau que dans le poème. Dans celui-ci, l’étatisme de la peinture se rompt en donnant la parole au personnage, décision qui, comme je viens de le commenter, a des effets transcendants. La dentellière (« encajera ») ne veut pas de ce destin (d’asservissement, de soumission, de silence), ne veut pas s’adapter (« encajarse »). De cette manière, la sémantique hispanophone du mot « encaje » (« dentelle ») active des signifiés imprévus : nous ne pouvons plus le comprendre seulement comme le tissage élaboré patiemment à l’aide des fuseaux, nous lisons avant tout l’adaptation violente que la voix du poème rejette en bloc : « Je ne veux pas être femme »12.
Paradoxalement, cet attribut, être une femme, peut se transformer en son opposé. C’est ainsi que le juge le sujet poétique de Género femenino (Genre féminin), recueil de poèmes de la chilienne Teresa Calderón :
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Être et devenir : deux verbes importants au sein des théories féministes et de la sexualité. En effet, que signifie « être femme » ou « être homme » au-delà du mandat inscrit dans une culture construite sur un binarisme coercitif, frustrant et invivable ? Au-delà de cela, sûrement rien, puisque les sujets se revendiquent différents, traversés par de multiples variables impossibles à démonter, car elles s’additionnent, s’enchainent et se croisent. Il est évident qu’il existe une vie en dehors des logiques duales, qui sont des simplifications fallacieuses de l’existence. Cependant, les choses sont beaucoup plus compliquées, étant donné que notre vie se développe au sein d’une histoire sociale, culturelle et symbolique, qui a doté le sexe de transcendance et a fait du contrôle de la sexualité féminine l’un de ses principes. Je reprends les mots de Judith Butler : « Les femmes et les hommes existent, pourrait-on dire, en tant que normes sociales, et ils sont, selon la perspective de la différence sexuelle, le contenu de la différence sexuelle » (Butler 2006 : 239). Comme les normes sociales exercent une pression, elles sont obligeantes, mais pas compactes ; elles ont beau se montrer profondes dans l’espace et dans le temps, il n’y a pas de raison de penser qu’elles manquent de date d’expiration. Elles ne sont pas compactes parce que l’ajustement strict à l’idéal (femme/homme, féminité/masculinité) provoque une impossibilité. Par conséquent Judith Butler considère que les actes du genre se rapprochent de cet idéal. En prenant comme référence la performativité du drag queen, elle affirme : « certains de ces dits hommes pouvaient faire la féminité bien mieux que je ne le pourrais, le ferais ou le voudrais jamais » (Ibidem 243), et cet acte, qu’elle nomme « la cessibilité des attributs », met en évidence à la fois la complexité et la naturalité du genre.
Les normes génériques sont, en effet, des constructions qui obéissent à des valeurs et à des fins ; les effets de sa force, comme je l’ai déjà noté, sont visibles : frustration, inégalité, violence. Butler en arrive à parler de « violations » dès lors que les catégories sociales sont « imposées de l’extérieur » et « sont, tout d’abord et nécessairement, non choisies » (243). Et elle ajoute :
Mais cela ne signifie pas que nous ayons perdu la capacité de distinguer entre les violations qui nous habilitent et celles qui nous restreignent. Quand les normes de genre opèrent comme des violations, elles fonctionnent comme une interpellation qu’on ne refuse qu’en acceptant d’en payer les conséquences : perdre son emploi, sa maison, ses perspectives de désir ou de vie (Butler 2006 : 243).
L’apprentissage et l’exercice de la subversion constituent, de ce fait, un impératif pour la liberté, malgré et grâce aux conséquences qu’ils impliquent. Dévoiler les procédés que la culture utilise pour inclure et exclure fait partie de ce processus, de même que la désarticulation de tels procédés, ainsi que la conception de nouvelles formules et paris de vie.
Subversion
La famille est l’une des institutions que le patriarcat a utilisée avec les meilleurs rendements pour la transmission de rôles et de stéréotypes de genre. De cette fonction dérive l’intérêt qu’il a à l’approfondir dans ses significations et ses dynamiques. Il semble évident qu’il le fasse avant tout envers les femmes et, effectivement, nombreuses ont été les écrivaines qui lui ont donné une place centrale. Je reviens à la figure de la mère qui, très bien instruite par les institutions éducatives et religieuses, a pris sur elle le travail d’assujettissement aux obligations féminines. Ce rôle a fait d’elles les cibles préférées des dissidences de leurs filles, qui finissent par leur exprimer leur non-respect. Dans « Poema por la falta de mi madre », (« poème par la faute de ma mère) Martha Kornblith écrit :
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Dans « la noche oscura » (« la nuit obscure »), Rossella di Paolo, péruvienne comme Kornblith, fait le récit du scandale produit par une jeune en abandonnant sa famille pour vivre avec son amant. À travers un intéressant exercice d’intertextualité avec la « Noche oscura del alma » de San Juan de la Cruz, poème qui s’infiltre à proprement parler dans le texte, l’action individuelle se confronte à la norme sociale. Elle y fait correspondre à l’âme protagoniste du texte mystique un sujet féminin parfaitement incarné, qui descend les escaliers de la maison familiale, pendant que les voix de la mère et des frères l’avertissent concernant le déshonneur : « Mi madre gritando en la escalera. Mis hermanos / los pelos arrancados / ¡que no lo sepa nadie! » (Luna 2004 : 325) (« Ma mère criant dans l’escalier. Mes frères / les cheveux arrachés / que personne ne le sache ! »). La scène se déroule à Lima, à l’époque actuelle ; la solitude silencieuse qui accompagne les mouvements de l’âme dans le poème de San Juan est substituée par le vacarme de la famille et par le monde de la ville :
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Le désir amoureux, mais surtout celui de liberté, guident la jeune, qui fuit en prenant avec elle quelques objets, dont la machine à écrire qui lui permettra d’immortaliser cette expérience15. Cette facette d’écrivaine, productrice d’expériences considérées comme dignes d’être racontées, fait partie de la rébellion et apparait de manière récurrente dans l’œuvre d’un bon nombre d’écrivaines. Non seulement l’expérience est vécue, mais elle est aussi transcrite, de telle manière qu’elle peut se présenter comme un modèle de conduites alternatives.
La manifestation de rupture entre le sujet poétique et ses parents est beaucoup plus osée, virulente et dramatique dans Cuatro esquinas del juego de una muñeca (Quatre angles du jeu d’une poupée, non daté16), de la poète guatémaltèque Ana María Rodas. Dans le texte qui ouvre le livre, de format épistolaire, ce sujet, la fille, se retourne contre ceux qui s’étaient montrés disposés à la sacrifier pour obéir fidèlement aux codes patriarcaux. Le geste est d’une subversion ouverte, avec un langage si dévastateur qu’il en arrive à être blessant, comme si c’était la seule manière d’illustrer le comportement également blessant des parents envers leur fille. Faute d’avoir acquis un autre regard, elle deviendrait victime d’un sacrifice, enterrée vivante dans un cimetière de vieux rites et de canons ankylosés.
En raison de l’aspect personnel du ton et la valeur de sa signification, je transcris plus d’un fragment de ce poème en prose :
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« Lo más atroz de la infancia es la sumisión. / Casi al filo de lo irreparable » (« L’expérience la plus atroce de l’enfance est la soumission. / Presque équivalente à l’irréparable »), affirme Luisa Futoransky (2000 : 8). Soumission par ignorance, par incapacité à répondre, par confiance en ceux qui se représentent comme des sources d’autorité. Rodas précise : « siendo mujer » (« en tant que femme »), la soumission dépasse le temps de l’ignorance, devient le destin culturellement fabriqué. Un joug. Du rose au blanc : de la couleur des habits du bébé à la couleur de la robe de mariée. Elle marque un rite de passage à une nouvelle forme de domestication. Nous pouvons relire la narratrice de Rosario Castellanos ou écouter l’énonciatrice d’un poème de Vidaluz Meneses (Nicaragua 1944). Dans celui-ci, l’usage de références bibliques parait adoucir le message, qui, malgré tout, exige du sujet féminin l’adéquation aux vertus que la pensée chrétienne a construit pour l’entraver. Les termes du texte (travailleuse, prudente et prolifère) ne signifient rien d’autre que le soin du foyer (extensible à tout le milieu aujourd’hui nommé éthique des soins cliniques), soumission et procréation ; bien qu’en ayant contracté d’autres, le sujet poétique reconnait qu’il a pu se détacher de ces obligations culturelles qui le suivent et avec lesquelles il maintient une tension permanente ; elles sont toujours ici, à lui rappeler qu’il n’arrive jamais à leur donner entière satisfaction :
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Pour le sujet d’Ana María, il n’y a pas de possible périphrase. Comme indiqué plus haut, ses mots sont directs, durs, sans concession d’aucun type ; ils tentent de se constituer en corrélation discursive de ce qui a déjà été décrit. Ce faisant, ils rendent compte de la façon dont la conscience de la soumission (à la domesticité, entre autres, comme levier pour d’autres soumissions) et son dévoilement dans le poème constituent une autre facette de la subversion18. Dans Poemas de la izquierda erótica (Poème de la gauche érotique), avec lequel s’est ouvert le chemin de l’histoire littéraire guatémaltèque, elle écrit :
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Au moment de sa publication, le livre a été réceptionné avec animosité. La critique rejetait non seulement l’amertume du langage poétique, mais aussi les thèmes, la dureté et la forme directe des images et des représentations19. L’élément le plus dérangeant dérivait certainement du ton autobiographique des accusations, qui reflétaient le comportement domestique de celui qui, dans le domaine politique, présentait un discours révolutionnaire. Le jeu du titre reprend cette dénonciation : dans ce qu’il y a d’érotique et dans le privé, l’intime, les hommes de gauche ne s’éloignaient en rien des traditions ni des schémas patriarcaux ; les politiques proclamées restaient dehors une fois que le révolutionnaire rentrait à la maison :
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Dans un pays qui, à cette époque, était soumis à de fortes tensions politiques, la voix de Rodas a eu un grand impact. Mais l’intérêt du recueil de poème découle des mêmes raisons pour lesquelles il a été critiqué : son langage, sa thématique, le fait de ne pas détacher le personnel du politique, et, en conséquence, de lire dans le politique toutes ses contradictions, ses inerties et ses renoncements.
Un fil sentimental parcourt le livre, le regard d’un sujet qui ressent pertes, abandons et trahisons ; mais à aucun moment il ne le fait sous le signe de la soumission ou de l’acceptation. Ce sujet féminin réclame une relation égalitaire, revendique son droit au plaisir et à le dire, de vive voix et à travers l’écriture.
Transgression20
Le langage codifie la soumission. D’une part grammaticalement, le sujet féminin est considéré comme le sujet marqué ; d’autre part, dans ses significations, le féminin est subsidiaire, minorisé ; ce qui convoque, lorsqu’il y a des doublons, toutes les acceptations dénigrantes. Il n’y a rien d’innocent dans le langage. Il offre et construit une perception et une conception déterminée du monde : ce qui se voit et ce qui s’exclut, d’où on s’exprime, qui ou quel est l’axe de référence, comment se définissent les positions et les attitudes.
Le canon patriarcal offre ici la résistance la plus féroce. Il n’y a aucun doute à ce qu’en tant qu’instrument de communication et de connaissance, la langue ne peut pas être plus dynamique. En effet, si la réalité l’est, le langage doit également l’être pour permettre à la réalité d’être découverte. Néanmoins, cette considération s’annule lorsqu’elle se réfère au domaine de la réalité qui affecte les sujets et leur construction générique21. Ce n’est pas étrange, par conséquent, que les écrivaines thématisent cette résistance. Je ne parle pas de réfléchir en général au sujet de la langue ou de se servir de ses structures comme référence de situations de la vie22, mais de thématiser précisément la codification culturelle du genre.
Concrètement, c’est à cette codification que la poète guatémaltèque Ana María Ardón se réfère dans le texte suivant. Elle y dénonce avec un langage cru la responsabilité de ceux qui ont contribué à fixer et à perpétuer les stéréotypes féminins (dans l’arc limité qui va de vierge à pute, et vice-versa) à travers les traits définitoires des entrées des dictionnaires :
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Ana María Rodas met aussi l’accent sur ces valeurs associées au féminin. Cet horizon symbolique de déconstruction est nécessaire dans la perspective d’une société dans laquelle les différences ne sont pas synonymes d’inégalités, mais de potentialités et de richesse :
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Dans une vision plus positive, Cristina Peri Rossi examine la possibilité de transformer ce langage patriarcal hérité en provoquant23, avec une nouvelle utilisation, l’ouverture à des dimensions non contemplées, ainsi que le démantèlement de clichés et de servilités. Tout ceci dans plusieurs directions : d’un côté, en rendant visible la conventionalité de la (supposée) valeur générique des formes masculines et, de l’autre, en incorporant de manière normalisée différentes expressions de la sexualité et du désir. Au premier critère, répondent des textes comme ce poème de Inmovilidad de los barcos (« Immobilités des bateaux ») :
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Le deuxième constitue un des axes structurants de toute la production de l’autrice, autant poétique que narrative, se révélant particulièrement intéressants par rapport à certains récits des collections La rebelión de los niños (La rébellion des enfants) (1988) et Desastres íntimos (Désastres intimes) (1997). Dans ces pages apparaissent le complexe d’Œdipe, l’attirance d’un homme adulte pour les amies de sa fille, la violence sexuelle, le fétichisme, le masochisme, la féminité et la masculinité comme rôles non esentialistes, et le lesbianisme. Peri Rossi revient à plusieurs de ces sujets dans Habitaciones privadas (Habitations privées), sa dernière œuvre narrative (2012). Il s’agit d’une gamme importante de peurs et de tabous de la culture en lien avec la sexualité et le(s) désir(s), ainsi qu’en relation avec les dérèglements des rôles de genre.
L’autrice démontre une énorme habileté à l’heure de formaliser toutes ces questions, (Fariña Busto 2001), qui sont fondamentales autant dans la vie des personnes et des sociétés, qu’afin que la culture se soit chargée de vigilarlas y castigarlas (les surveiller et les punir). En parler est le premier pas pour les exorciser ; le suivant est celui de la normalisation, ce que Peri Rossi réussit, en faisant du cas non légitime du lesbianisme24 une possibilité de plus. Et je comprends cette normalisation comme un signal évident de transgression, puisque, strictement, il suppose la violation d’une loi25, celle de l’hétérosexualité normative du patriarcat.
La clé de la narration est réaliste ; pour inscrire les personnages et le conflit auquel ils devront se confronter, des contextes quotidiens reconnaissables ont été choisis. Ce qui est intéressant, c’est le trajet que réalisent ces personnages et les personnes qui se trouvent dans leur entourage. D’un côté, ils ont besoin de trouver une issue à cette nouvelle circonstance qui, de par sa nature, produit avant tout une perturbation. D’un autre côté, ils doivent adopter une attitude face à celle-ci, et de cette manière, autant la personne qui vit directement le problème que celles avec lesquelles elle est liée affectivement, par le travail ou d’une autre manière, se verront impliquées. Les récits ont une incidence sur le parcours réflexif qui se met en mouvement pour la compréhension du conflit, au-delà de la question de son éventuelle résolution ; bien que le fait de le comprendre suppose bel et bien une première phase de résolution, qui est généralement accompagnée par un affaiblissement des troubles initiaux et par un type de transformation, quel que soit son degré. Dans « Una consulta delicada » (« Une consultation délicate »), par exemple, le dialogue entre un patient qui se sent femme et son psychologue débouche sur toute une série de considérations sur l’identité sexuelle, le désir, le plaisir et les rôles. Cette conversation est tournée sur l’idée du déguisement, très pertinente, autant pour explorer les plis de l’identité que pour disséquer les masques de la culture. Les sentiments du patient et ses questions amènent le docteur à diriger son regard vers sa propre vie, et à finir par appliquer à lui-même le conseil qu’il avait donné à son patient, se déguiser, ce qui témoigne de son changement d’attitude.
Deux phrases de cette nouvelle me sont utiles pour conclure cette partie : « le docteur Minnovis était un homme normal, c’est-à-dire qu’il avait peu d’imagination » et « On souffre plus pour des raisons imaginaires que pour des réelles » (1997 : 106 et 108). Si les normes de la culture, dont la force réside dans leur valeur symbolique, sont intériorisées sans la moindre discussion, elles produisent l’immobilisme (la normalité) ; s’il y a des fissures dans cette intériorisation, ce qui est le plus fréquent, il en résulte de la souffrance. Si elles peuvent être examinées et comprises comme les constructions qu’elles sont, et si on accepte le défi en connaissant ses conséquences, il sera possible de les dénaturaliser et de les transgresser.
Au banquet de la liberté et des droits, les femmes n’ont pas été invitées ; elles ont dû faire irruption, voler, démanteler et construire. Déconstruire l’héritage avec et contre le langage reçu est un exercice plein d’obstacles et de défis. Même maintenant, alors que le voyage de la conscience et de la rébellion a permis de penser et de vivre d’autres manières, les femmes continuent de se demander (nous continuons de nous demander) pourquoi la culture les a punies d’une charge si lourde. Cependant, la question n’obéit pas à la méconnaissance, mais à l’incompréhension, ce qui est beaucoup plus profond. Dans un dialogue provocateur avec la mythologie chrétienne, Regina José Galindo26 s’exclame :
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De la désobéissance à la transgression, sous différents formats, intonations et degrés, ni Alfonsa Storni, ni Delmira Agustini, ni Julia de Burgos, ni Juana de Ibarbourou, ni Victora Ocampo n’ont été obéissantes ; l’autre Juana, Juana de Asbaje, n’a pas obéi non plus. Ses héritières persistent dans cette habitude : le destin des frontières est d’être franchies, celui des injonctions, d’être démantelées.