En 1978, lorsque Jean-François Lyotard signe pour la revue américaine SubStance « One of the Things at Stake in Women’s Struggles », il choisit de désigner Luce Irigaray comme féministe en escortant le terme de guillemets1. L’usage d’une ponctuation d’escorte, loin d’être isolé2, signale que qualifier de féministe une écrivaine et/ou une théoricienne liée au Mouvement de libération des femmes en France ne va pas de soi. Décrivant son expérience du Mouvement des femmes aux États-Unis, l’écrivaine et philosophe Françoise Collin prévient ainsi dès 1972 : « on hésite parfois à utiliser le terme de “féministe” qui est attaché à une certaine tradition et à une certaine forme de lutte, le terme de mouvement des femmes, Women’s Movement, est plus juste.3 »
Pourtant, en France, c’est bien la lutte féministe de la première vague des suffragettes qui est revendiquée par certaines femmes du moins, dès l’origine du Mouvement. Christine Delphy et Monique Wittig se regroupent avec d’autres sous l’appellation des Féministes révolutionnaires, qui, plus qu’un groupe, devient rapidement une tendance du Mouvement des femmes. Leur féminisme est résolument matérialiste4. Un second groupe guidé par Antoinette Fouque, Psychanalyse et Politique, et les femmes qui en sont proches (Luce Irigaray ou Hélène Cixous notamment) se définissent alors, en réaction, résolument non féministes et antiféministes. De cette tendance que l’on dira par la suite différentialiste5 procèdent du point de vue éditorial, les Éditions Des femmes, et du point de vue littéraire, l’écriture féminine.
Le travail de Psychanalyse et Politique consiste, dans la lignée de la rupture inaugurée par mai 1968, et non dans la continuité des mouvements de femmes du siècle passé et de la pensée du Deuxième Sexe, à « déconstruire le féminisme comme idéologie et à faire émerger un sujet femme.6 » Or pour celles qui se revendiquent féministes le travail consiste, dans la lignée de la rupture consacrée par mai 1968, et dans la continuité des mouvements de femmes du siècle passé et de la pensée du Deuxième Sexe, à déconstruire la femme comme idéologie et à faire émerger un sujet dépris du féminin.
On trouvera donc ici l’histoire apparemment paradoxale des écrivaines de France luttant en tant que femmes pour la libération des femmes mais refusant pour la plupart, de façon motivée, de se désigner comme féministes. La littérature et les autrices qui sont ci-dessous mentionnées ont certes joué un rôle essentiel dans un mouvement des femmes que l’on sait social, politique et culturel7. Mais surtout, l’écriture — pour reprendre la terminologie de l’époque — et le travail sur le langage sont devenus, à partir d’un certain moment et d’autant plus vues de l’étranger, le lieu du Mouvement des femmes lui-même8. Retracer les prises de position des écrivaines « féministes », positions qui vont jusqu’à l’antiféminisme, en passant par le refus du féminisme et le post-féminisme, contribue donc à une histoire littéraire autant qu’à une histoire des idées : l’une des caractéristiques premières de la plupart des « féministes » de France serait ainsi de ne savoir se désigner comme telles, moins par méconnaissance de la longue histoire du féminisme et de ses complexités que par la conviction de l’inadéquation idéologique et pragmatique du féminisme aux nécessités de la libération des femmes. Ce refus témoigne du lien que le féminisme entretient à cette époque avec l’avant-garde littéraire, laquelle s’accommode mal de la domination du seul principe politique sur des textes littéraires qui entendent proposer une autre révolution.
Le féminisme : « une idéologie réactionnaire »
En 1978, Carolyn Greenstein Burke9, qui rend compte aux États-Unis et pour la revue Signs de la crise qui divise le Mouvement de libération des femmes en France, attribue cette tension au clivage entre celles qui se définissent comme féministes et celles qui, différentialistes, s’opposent à un féminisme jugé réformiste ou réactionnaire. Si la divergence entre féministes révolutionnaires et participantes au groupe Psychanalyse et Politique existe depuis les origines du Mouvement, c’est en effet depuis le début de l’année 1977 que la divergence s’est muée en véritable différend. Le numéro de la Revue des sciences humaines, « Écriture, féminité, féminisme », mis en œuvre par Françoise van Rossum-Guyon, entérine la condamnation sans appel du féminisme, par Hélène Cixous comme par Julia Kristeva qui y sont interrogées toutes deux.
C’est dans cet entretien entre « Hélène » et « Françoise », la mention des seuls prénoms reprenant les codes de présentation d’un mouvement où l’on refuse le patronyme patriarcal10, que, en négatif de l’affirmation beauvoirienne de 197211, Hélène Cixous refuse de se dire féministe pour se déclarer dans un même élan résolument antiféministe. « Pour moi, de façon extrêmement précise », explique Hélène Cixous, « le féminisme aujourd’hui est une idéologie, qui à la limite, est réactionnaire.12 » Si le procédé rhétorique de qualification révolutionnaire par la disqualification réactionnaire n’est pas neuf13 au sein du Mouvement, l’attaque du féminisme par une écrivaine qui, aux yeux du public, notamment de celui de la Revue des sciences humaines, représente le Mouvement des femmes, et donc le féminisme14 (en littérature), est bien plus significative. Faire du féminisme une idéologie revient également à occulter que le féminisme est depuis les débuts du MLF une idée revendiquée et défendue par un groupe (les Féministes révolutionnaires) dont les membres ont été parmi les pionnières de la lutte des femmes en France et les plus actives du point de vue des actions publiques entreprises.
La position d’Hélène Cixous à l’égard du féminisme se comprend dans le contexte de cette divergence devenue querelle entre deux tendances du Mouvement. Mais loin de rester dans un dialogue certes conflictuel avec une tendance politique et littéraire qui n’est pas la sienne, l’écrivaine déplace stratégiquement le débat, opposant le féminisme, comme idéologie, au Mouvement des femmes (défini comme un collectif), en précisant que le premier entrave littéralement le second :
Avant l’existence de ce qu’on appelle le « Mouvement des femmes », cela [le féminisme] renvoyait à quelque chose, dont l’histoire faisait d’ailleurs assez peu de cas, et qui était la tentative ponctuelle ou régionale de la part des femmes, à l’intérieur d’un certain système culturel et politique, d’appeler l’attention sur « la condition » des femmes. À notre époque, se dire féministe signifie quelque chose de tout à fait autre. C’est un certain comportement, encore une fois pris dans une certaine idéologie, dont les effets sont des effets d’arrêt du mouvement (je veux dire le « mouvement des femmes »).15
Du point de vue diachronique, en distinguant le premier féminisme du deuxième, Hélène Cixous refuse la filiation d’un mouvement politique (le Mouvement de libération des femmes) à un mouvement politique qui l’a précédé (le mouvement des suffragettes). Cette distinction est le préalable nécessaire à la réduction du féminisme à un ensemble d’idées par opposition à un ensemble d’actions pourtant déjà réalisées par certaines des femmes du MLF au nom du même féminisme. Du point de vue synchronique, son interprétation sort de la dispute, pourtant signifiante, entre deux options politiques et littéraires pour procéder à l’identification du Mouvement des femmes au seul courant différentialiste, au détriment de la tendance et du groupe des Féministes révolutionnaires, comme des idées qu’elles défendent. Rappelons qu’Hélène Cixous figure à l’époque dans la liste des six « ami-e-s politiques, précieux parce que sûrs16 » de Psychanalyse et Politique.
Ainsi lorsque Françoise van Rossum-Guyon propose de voir malgré tout dans la position d’Hélène Cixous « un certain type de “féminisme”17 », l’autrice répond sans ambiguïté par la négative. Face au « déferlement du mot de tous les côtés18 », c’est-à-dire à un usage démultiplié du terme, elle se dit contrainte de refuser le féminisme qui relève, de son point de vue, soit d’une phase pré-politique que le Mouvement des femmes a dépassée, soit d’un parti politique qui ne vise que l’acquisition d’un pouvoir social, soit encore de l’adéquation systématique et irréfléchie entre femme et féministe. Ces trois positions sont bien éloignées de l’objectif révolutionnaire qu’Hélène Cixous fixe au Mouvement, mûri au sein des « lieux où s’élaborent une réflexion politique sur la femme, l’histoire et l’idéologie » qu’elle mentionne explicitement : « je pense à l’avancée ouvrante, opérée par la pensée et la pratique radicalement transformatrices des femmes du groupe Politique et Psychanalyse19 ». Les féministes relèvent, quant à elles, des lieux qui se situent « dans l’en-deça » (sic).
C’est dans ce même numéro coordonné par Françoise van Rossum-Guyon que Julia Kristeva se livre également à une critique du féminisme, mais pour des motifs, nous semble-t-il, bien différents de ceux d’Hélène Cixous. Ce n’est en effet pas au nom du Mouvement des femmes, réduit au seul différentialisme, que Julia Kristeva nourrit ses observations contre le féminisme, mais bien contre le Mouvement des femmes, dans son ensemble, toutes tendances confondues. Elle dénonce ainsi la « bouderie esclavagiste20 » qui le caractérise au motif que la reconnaissance sociopolitique des femmes est sur le point de se réaliser en France, laissant de côté le fait que si réalisation il y a, c’est grâce à l’action des femmes, notamment des féministes, qui y est menée depuis presque dix ans à l’époque.
Dans cet entretien, la théoricienne critique aussi bien les féministes matérialistes que les différentialistes prônant la féminitude car elle reste « persuadée que celles qui vont à la problématique féminine non pas par recherche de leur singularité mais pour se retrouver en communauté avec “toutes les femmes”, le font d’abord pour éviter de se voir particulière et finissent en dernière instance par la déception ou l’adhésion dogmatique.21 » Opposant la réalisation de l’individu dans sa singularité à la logique du groupe qui anime le Mouvement des femmes, elle met en garde contre « le devenir-secte des groupes féminins22 », la même année où Nadja Ringart, nous y reviendrons, publie un témoignage accablant sur les pratiques sectaires du groupe d’Antoinette Fouque dans Libération23. Julia Kristeva assimile à cette occasion le discours de la féminitude à celui de l’antisémitisme des « penseurs de l’Allemagne nazie », concluant que « personne n’est à l’abri du totalitarisme, les femmes pas plus que les hommes24 ». L’attaque est sévère et clairement dirigée contre l’ensemble du Mouvement des femmes, dont la génération démocratique et spontanée est ici oubliée. Cette prise de position n’est certainement pas étrangère au conflit 25 — dont on peut lire le récit transposé dans son roman Les Samouraïs (1990)26 — qui l’a opposée au groupe Éditions des femmes et plus particulièrement à Antoinette Fouque lors de la remise du manuscrit des Chinoises en 1975. Cet épisode aurait ainsi signé « la fin de son militantisme féministe, chinois ou autre27 ».
Or la pensée de Julia Kristeva est, dans cet entretien, extrêmement proche de celle que donne à lire la poète et essayiste Annie Le Brun la même année dans son pamphlet, Lâchez tout. Ne distinguant pas le féminisme matérialiste du différentialisme, Annie Le Brun dénonce en effet ce qu’elle appelle le « néo-féminisme » comme un totalitarisme. Elle y pointe le fonctionnement et les effets de ce qu’elle considère comme une propagande idéologique fondée sur l’éloge de la différence sexuelle féminine et qu’elle appelle « le terrorisme idéologique de la femellitude28 », reprenant le néologisme forgé par Xavière Gauthier dans Surréalisme et Sexualité29. Le patriarcat, ou plus précisément l’homme, à l’origine des maux des femmes, devient, dans Lâchez tout, l’ennemi commun qui fonde et justifie le rassemblement des femmes, dans une logique « grégaire », logique de masse à laquelle on fournit un bouc émissaire, ce qui n’est pas sans rappeler, fait remarquer Annie Le Brun, les analyses d’Hannah Arendt dans Le Système totalitaire. La démonstration, quoique plus détaillée, est donc similaire à celle de Julia Kristeva, seul l’exemple donné à titre de comparaison varie : le nazisme pour Julia Kristeva, le communisme pour Annie Le Brun.
L’année 1977 voit ainsi le début d’une critique appuyée du féminisme, soit par les intellectuelles et écrivaines qui dénoncent le Mouvement des femmes comme un nouveau totalitarisme, soit par des écrivaines différentialistes, qui, défendant la différence, choisissent non seulement de prendre position contre le féminisme mais encore de superposer le Mouvement des femmes à leur seule position révolutionnaire, faisant du féminisme un réformisme passéiste.
La même année, les Éditions Des femmes publient Histoire du féminisme français du Moyen-âge à nos jours. Psychanalyse et Politique refuse — tout à fait logiquement — de figurer dans le chapitre consacré au Mouvement de libération des femmes. Une note éditoriale est placée à la fin de l’ouvrage en « hors-texte » par « celles des éditions des femmes / groupe psychanalyse et politique / mouvement de libération des femmes30 ». Les signataires revendiquent le choix de ne pas figurer dans cette Histoire du féminisme français comme « un geste politique délibéré », geste d’opposition au féminisme puisque, précisent-elles, « nos pratiques dans ce mouvement, sociales-politiques, théoriques ne reviendront jamais au même (quoique tant veuillent s’y méprendre et coûte que coûte ces malentendus)31 ». Ce refus permet aux femmes de Psychanalyse et Politique de s’inscrire dans le présent de la lutte et non dans le passé, certes proche, d’un combat qui a été, et qui est d’ailleurs présenté dans l’ambiguïté sémantique du terme comme un « passif ».
C’est également dans Libération, le 1er juin 1977, que Nadja Ringart, militante féministe du Mouvement, ayant participé au groupe Psychanalyse et Politique à ses débuts, raconte « La naissance d’une secte ». « L’anathème, à l’initiative d’une femme et d’une seule, Antoinette, est venu frapper… les féministes » explique-t-elle alors, « nous avons été nombreuses à trébucher dans le piège.32 » Car si l’expression d’une virulente critique du féminisme trouve à se formuler en fin de décennie, c’est bien dès 1970, qu’Antoinette Fouque refuse le terme de féminisme, après la lecture du manifeste de FMA33 par Anne Zelensky, au motif que « sous couvert de luttes des femmes, [celui-ci] ne fai[t] que reconduire l’ordre masculin et l’idéologie dominante34 ». Elle n’aura de cesse d’affirmer ce refus au sein du groupe Psychanalyse et Politique.
« Les voiles flasques du féminisme » : détour par le post-féminisme
En 1977 toujours, Annie Le Brun donne de façon tout à fait provocante un entretien à la presse sous l’égide d’un « Le féminisme, c’est fini35 » ; l’initiative reste cependant isolée, contribuant d’ailleurs à l’effet de provocation. Deux ans plus tard, le discours du « post-féminisme » prend en revanche son essor et s’appuie sur des plumes non seulement différentialistes mais encore de femmes politiques extérieures au Mouvement des femmes. Ce discours trouve sa voix pour la première fois au début de l’année 1979, lorsque Maria Antonietta Macciocchi préface Les Femmes et leurs Maîtres. Sous le titre « Le post-féminisme », l’universitaire, telquelienne et maoïste, y annonce la mort des « féministes historiques » : « Nous naviguons déjà dans l’estuaire du Post-Féminisme, les voiles flasques.36 » La métaphore de l’allure maritime signifie sans ambiguïté que l’heure n’est plus au mouvement (des femmes) mais à la transition vers un ailleurs : le post-féminisme augure l’après d’un engagement alors que l’estuaire matérialise tout à la fois, parce qu’il est entre fleuve et mer, l’entre-deux et la transition.
« À quoi une préface sert-elle ? Presque à rien, à condition qu’on prenne la peine de la lire » : ces premiers mots de Maria Antonietta Macciocchi ont été lus et entendus. Françoise Giroud, ancienne secrétaire d’État chargée de la Condition féminine, rend élogieusement compte de l’ouvrage dans Le Monde du 7 avril 1979, sous le titre « Les voiles flasques du féminisme », reprenant l’image liminaire convoquée par Maria Antonietta Macciocchi. Ce soutien offre une caisse de résonance aux propos de la sociologue. Plusieurs femmes du Mouvement de libération des femmes souhaitent également exercer collectivement leur droit de réponse ; le quotidien leur en promet la publication qui reste néanmoins lettre morte. « Des hystériques aux historiques, ou de la caricature à l’enterrement », est ainsi publié à l’automne 1979 dans Questions féministes et La Revue d’en face, par une douzaine de militantes qui dénoncent ces « quelques intellectuelles en mal de sujet » qui « viennent […] jouer les mères poignards, dans le dos, toujours dans le dos d’une cause où on ne les a jamais vues venir de face.37 » Le texte est signé par des féministes du « Collectif contre le viol », d’« Elles voient rouge », de la revue Histoires d’elles, du Planning Familial, de la Ligue du droit des femmes, du Centre Flora Tristan, de la revue Questions féministes, de La Revue d’en face, du MLAC, des Féministes révolutionnaires du groupe Amiens-Beauvais, de la revue Remue ménage, de SOS femmes alternatives, ainsi que par des féministes hors groupe. C’est presque tout le Mouvement des femmes qui se trouve réuni par ces signatures, à l’exception, cohérente, du groupe Psychanalyse et Politique et des Éditions Des femmes.
Car le discours du post-féminisme trouve à alimenter dans le même temps l’antiféminisme qu’Antoinette Fouque formule depuis les origines du Mouvement. Dans « La révolution est un travail » qui paraît dans Libération en juin 1974, les membres du groupe Politique et Psychanalyse affirment ainsi, annonçant les propos tenus par Hélène Cixous trois ans plus tard, que « [l]e féminisme n’est pas la lutte des femmes, la lutte des femmes passe par une lutte contre le féminisme. Le féminisme, comme idéologie (de l’avant-garde bourgeoise au réformisme), maintient le pouvoir en place dans un processus répétitif, oppositionnel, provocatoire.38 » Dans Le Quotidien des femmes, presse de Psychanalyse et Politique et de la maison d’édition Des femmes, en mars 1975, le féminisme devient « la dernière forme historique du patriarcat39 ». L’année suivante, en mars 1976, Le Quotidien des femmes publie « Féminismes ou lutte de femmes40 », intervention de Benoîte Groult le 6 décembre 1975 à la maison pour tous et retransmis par France culture au cours duquel « une femme », dont le discours l’apparente au groupe Psychanalyse et Politique, explique à l’autrice d’Ainsi soit elle que toutes les femmes du Mouvement ne sont pas féministes.
La remarque alors formulée publiquement à Benoîte Groult, qui restait extérieure au MLF tout en lui apportant son soutien et en se disant féministe, va plus loin qu’une simple prise en compte de la diversité des positions au sein du Mouvement des femmes. L’intervenante explique en effet que, pour sa part, elle n’est jamais devenue féministe, percevant le féminisme comme une « idéologie41 », vectrice d’oppression pour les femmes. Elle se définit ainsi au cours du débat comme « une femme en lutte […] radicalement anti-féministe42 ». Le féminisme devient alors, par cette voix anonyme, écho d’Antoinette Fouque elle-même, le risque pris par le combat pour l’égalité entre hommes et femmes, celui d’une société où la distinction « sexuelle » serait à terme abolie. Cette femme dit au contraire œuvrer contre « l’effacement définitif des femmes, des femmes en tant que lieu d’une différence qui n’a jamais eu lieu, en tant que non lieu43 ». Cette dernière précision polarise le travail sur la différence du côté de la subversion d’une avant-garde auquel le féminisme, conservateur et réformisme, ne saurait donc prétendre.
S’il existe des signes d’une opposition constante d’Antoinette Fouque et du groupe Psychanalyse et Politique au féminisme, l’année 1979 voit les attaques redoubler et s’accentuer, toujours par voie de presse spécialisée. Des femmes en mouvement, journal de Psychanalyse et Politique et de la maison d’édition Des femmes qui a pris la succession du Quotidien des femmes, permet d’établir un florilège. Dès le premier numéro qui paraît en novembre 1979, un compte rendu du colloque « The Second Sex : Thirty Years later » qui a eu lieu en septembre aux États-Unis, et sur lequel nous reviendrons, interroge « la quasi nullité de la “pensée” dite “féministe” qui entraînait la forme creuse de cette Conférence de Sourdes44 » et critique tout autant le féminisme américain en général que Simone de Beauvoir ou Monique Wittig qui y donnait en manière de conférence « On ne naît pas femme ».
L’année suivante, lors d’une discussion avec le sociologue Alain Touraine, reproduite dans l’hebdomadaire du 29 février au 7 mars, Marie-Claude [Grumbach] rappelle la spécificité du Mouvement des femmes, qui est, de son point de vue, la qualité d’analyste et d’agente des militantes, pour expliquer que « c’est à partir de cette position qu’a pu être faite la critique du féminisme comme idéologie impérialisante des luttes des femmes45 ». L’année 1980 prolonge les critiques par deux entretiens, l’un avec l’écrivaine féministe américaine Kate Millett, à nouveau publié en mai dans Des femmes en mouvement hebdo et l’autre avec Catherine Clément en juillet dans Le Matin de Paris.
Dans cet entretien réalisé deux ans plus tôt et intitulé en référence aux propos d’Antoinette Fouque « Le féminisme de la non-différence — sexuelle, économique, politique — est l’atout maître du gynocide46 », les textes comme la personne de Kate Millett mettent en valeur une autre parole, celle de l’intervieweuse Antoinette Fouque. Le titre n’est pas le seul élément textuel qui est emprunté aux propos de la cheffe de file du groupe Psychanalyse et Politique et de la maison d’édition Des femmes, c’est la majorité des citations d’accroche qui le sont.
Antoinette Fouque formule, grâce à cet entretien, trois critiques majeures contre le féminisme. Comme le titre l’indique, le féminisme (matérialiste) est perçu comme un levier essentiel du gynocide qui caractériserait la « phallocratie ». Dans la mesure où le féminisme (matérialiste) espère l’abolition des classes de sexe, il procède donc, au même titre que le système qu’il entend combattre, au meurtre de la femme (ou du féminin). Le féminisme est en conséquence défini comme « l’adversaire du Mouvement de Libération des femmes », ainsi qu’Hélène Cixous l’avait déjà formulé en 1977. Enfin, en cette période d’élections législatives en France, Antoinette Fouque constate que le féminisme ne cherche qu’à prendre le pouvoir (masculin) ; il est donc réformiste et non révolutionnaire.
C’est à partir de cette triple critique du féminisme que, se solidarisant pour l’occasion avec celles qui sont toujours dans l’erreur (féministe), Antoinette Fouque conclut l’entretien sur un appel à la désertion de la phallocratie, et donc de son « atout maître », le féminisme. « Nous avons toutes été, nous sommes probablement encore toutes, au titre de mères — épouses – filles… féminines — féministes, des prostituées de l’Histoire. Notre honneur de femmes en luttes de libérations aujourd’hui, est de dire non aux Prostitutions47 » exhorte-t-elle. Les féministes se définissent donc, comme la mère, l’épouse et la fille, par rapport à l’homme ou plus exactement au père, selon Antoinette Fouque. On entrevoit ici l’influence de la psychanalyse, notamment lacanienne, sur sa conception du politique. Prétendre à l’égalité, notamment politique, avec les hommes, revient donc, de son point de vue, à se prostituer pour obtenir un pouvoir qui est par définition ici phallique.
À Catherine Clément, qui a publié avec Hélène Cixous La Jeune née en 1977 et qui dirige également avec elle la collection « Féminin futur », Antoinette Fouque précise, une fois encore dans la continuité de la déclaration d’Hélène Cixous en 1977, « nous tenions à affirmer que nous ne sommes pas féministes. Ce qui voulait dire, ce qui veut dire : le féminisme n’est pas le point d’arrivée de notre révolution. Nous ne sommes ni anté, ni anti, mais “post-féministes”48 ». Antoinette Fouque répond ici implicitement à « Proto-féminisme et anti-féminisme49 » de Christine Delphy, texte paru dans Les Temps modernes et également diffusé comme une brochure des Féministes révolutionnaires50. Christine Delphy était la première à s’inquiéter publiquement en 1975 de l’affirmation littéraire, à travers Parole de femme, d’un différentialisme51, alors politiquement discuté au sein du groupe Psychanalyse et Politique. Son texte cherchait à démontrer que l’ouvrage d’Annie Leclerc, comme le différentialisme lui-même, part du proto-féminisme, c’est-à-dire d’une phase pensée comme antérieure au féminisme, pour aboutir à l’antiféminisme. En fin de décennie, au moment où Psychanalyse et Politique se choisit pour nouveau slogan « nous nous sommes libérées de l’oppression », Antoinette Fouque appuie ainsi le discours général qui consacre l’après du féminisme pour transformer un antiféminisme assumé en post-féminisme.
« Nous en France » ou l’invention du « French Feminism »
Du 27 au 29 septembre 1979, devant presque un millier de femmes, un colloque est organisé par le New York Institute for the Humanities autour du Deuxième Sexe sous le titre « The Second Sex : Thirty Years later, a commemorative conference on feminist theory ». Loin d’être célébrée comme un monument vivant, l’œuvre de Beauvoir y est, au choix, renvoyée au passé ou jugée dépassée, ce dont témoigne d’ailleurs le peu de contributions de la rencontre centrées sur Beauvoir elle-même. Le geste de femmage que constitue le colloque est ainsi paradoxal, tout comme les articles signés dans la presse en cette année 1979. Ceux-ci disent aussi bien l’avancée que représentait l’essai de Simone de Beauvoir en 1949 que le dépassement dont il fait l’objet en 1979.
Deux phénomènes se révèlent alors au moment de ce colloque : l’affirmation du différentialisme, devenu sous l’appellation américaine le « French Feminism », comme la seule option littéraire et politique du mouvement français, et celle du lesbianisme politique, comme avenir du féminisme. Tous deux se définissent comme des post-féminismes et sont liés par le différend de la différence qui les oppose pourtant. Le premier est porté par Hélène Cixous, le second par Monique Wittig : leur altercation publique52 au cours du colloque consacré au Deuxième Sexe est en ce sens tout aussi signifiante que leurs communications qui pour l’occasion sont respectivement intitulées « Poésie e(s)t politique53 » et « On ne naît pas femme54 ».
Voici comment l’histoire nous est contée : le 27 septembre, à la suite de la session au cours de laquelle interviennent Christine Delphy, Monique Wittig et Michèle Le Dœuff, le premier jour du congrès, Hélène Cixous aurait souhaité discuter chacune des interventions précédentes lors de sa propre communication. C’est dans ce contexte qu’elle aurait affirmé « nous en France nous ne nous appelons plus féministes parce que nous avons abandonné ce point de vue négatif […] nous en France nous ne nous appelons plus lesbiennes, parce que c’est un mot négatif et péjoratif55 ». « [Q]ui ça, “nous en France”, qui ça ? » lui aurait rétorqué Monique Wittig, s’insurgeant de ce qu’elle estimait une contrefaçon de la position « française ». L’anecdote, attestée par plusieurs participantes56, intéresse en ce qu’elle incarne la lutte d’une histoire politique et littéraire en train de se faire, autour de l’objectif et de la définition d’un mouvement révolutionnaire.
S’il est vrai que Monique Wittig a quitté le sol français depuis 1976 pour vivre et enseigner aux États-Unis, Christine Delphy et Michèle Le Dœuff vivent bel et bien en France, y mènent leur recherche et y enseignent. Caïmane à l’ENS Fontenay-sous-Bois, Michèle Le Dœuff présente pour l’occasion une communication sur les relations entre féminisme et existentialisme dans l’œuvre de Simone de Beauvoir ; elle milite par ailleurs au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) depuis 1973. Christine Delphy comme Monique Wittig représentent de surcroît la tendance des Féministes révolutionnaires à laquelle s’oppose Psychanalyse et Politique, et le féminisme matérialiste dont on vient de voir qu’Hélène Cixous le considère comme une idéologie réactionnaire qui entrave le Mouvement des femmes.
Il n’est pas inutile d’anticiper ici la question des crises que traverse le Mouvement des femmes en cette fin de décennie pour préciser qu’Antoinette Fouque vient de créer quelques semaines plus tôt l’association loi 1901 « Mouvement de Libération des Femmes – Psychanalyse et Politique », et s’apprête à déposer la marque commerciale « Mouvement de Libération des Femmes – MLF » à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). L’affirmation du différentialisme de France comme seule option révolutionnaire portée par le Mouvement des femmes, en dépassement d’un féminisme passéiste, se produit donc dans le même temps que la tentative d’appropriation (revendiquée comme une sauvegarde) de tout le Mouvement de libération des femmes par un seul de ses groupes devenu tendance, Psychanalyse et Politique.
Faisant retour, de façon générale, sur les conflits qui ont marqué le Mouvement des femmes à la fin des années 1970, Françoise Collin a mis en avant l’usage comme la réalité problématiques du « nous » collectif : « Les dérives et règlements de compte entre femmes qu’a connus le premier féminisme », expliquait-elle à Nadine Plateau en 2011, « tenaient sans doute principalement à la projection d’un “nous” fusionnel que chacune pouvait annexer à son profit et qui ne prenait pas en considération la persistance légitime et indispensable des “je” dans tout “nous”57 ». En 1979, Hélène Cixous, et derrière elle le différentialisme du groupe Psychanalyse et Politique, « annexent » à proprement parler le « nous » de la lutte des femmes en France pour en exclure, d’une part, les féministes et, d’autre part, les lesbiennes, dont certaines, à l’instar de Monique Wittig, revendiquent à cette époque leur position politique comme seule issue porteuse d’avenir pour le féminisme en France.
« Nous en France » permet donc de subsumer Psychanalyse et Politique et le différentialisme sous le Mouvement des femmes en France. Mais si l’opération est à ce moment possible, c’est aussi parce que le principe a déjà en France et surtout aux États-Unis quelque fondement. La réduction du féminisme à une idéologie comme le passage d’une critique antiféministe à une critique post-féministe l’autorise certes. Mais à travers cette « annexion », on perçoit en amont le travail effectué et la surface de reconnaissance acquise par les périodiques spécialisés et la maison des Éditions Des femmes emmenés par Antoinette Fouque, par certaines membres du pôle universitaire de l’Université Paris 8, centre universitaire expérimental, qui s’est doté, grâce à Hélène Cixous, d’un centre d’études féminines depuis 1974. À Vincennes, par exemple, enseignent ou ont animé des séminaires Antoinette Fouque, Serge Leclerc, Michèle Montrelay et Luce Irigaray.
Cette production tout comme l’aura intellectuelle qui l’accompagne s’inscrit dans le contexte d’un import de la pensée française aux États-Unis, désignée à l’époque sous le vocable de « French Theory58 ». Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit les États-Unis qui accueillent le colloque consacré au trentenaire du Deuxième Sexe, colloque où s’affirment deux discours post-féministes « français », et où s’affrontent deux écrivaines de France les plus représentatives de la décennie : Hélène Cixous et Monique Wittig. Cette importation de la pensée française se matérialise non par la reproduction mais bien dans la « translation » et l’« appropriation59 », comme l’ont montré Christine Planté et Eleni Varikas à propos du « French Feminism » dans leurs contributions respectives au collectif Féminismes au présent60. Tout comme la pensée française devient la « French Theory », l’une ne recoupant que partiellement l’autre, le féminisme français devient le « French Feminism », dont Hélène Cixous, Julia Kristeva et Luce Irigaray, toutes trois opposées au féminisme, sont les seules représentantes.
Ainsi, dans l’anthologie préparée par Elaine Marks61 et Isabelle de Courtivron qui devient rapidement une référence aux États-Unis, New French Feminisms : an Anthology, publié l’année suivante, il n’est pas encore question de « French Feminism » mais déjà de « French Feminisms » alors que les deux chevilles ouvrières du volume, spécialistes de littérature française, retranscrivent, dans leur introduction, l’attaque vigoureuse (« vigorous attack62 ») contre le féminisme menée par Psychanalyse et Politique et Hélène Cixous. Elles s’en justifient en ces termes : « Nous avons néanmoins décidé de mettre “Féminismes” dans notre titre parce qu’il n’y a pas encore de meilleur mot pour rendre compte du phénomène que nous présentons.63 » Pour diffuser aux États-Unis les textes produits dans le sillage du Mouvement des femmes, dans la complexité de l’opposition entre l’avant-garde féministe et l’avant-garde de la néo-féminité, les éditrices font donc le choix de voir dans leur dénominateur commun, « la conscience de l’oppression-répression des femmes64 », un équivalent du féminisme.
Or sous la plume d’Elaine Marks, on trouvait, deux ans plus tôt, une autre définition du féminisme. Celle-ci, quoique antérieure, semble tout aussi bien rendre compte des choix opérés pour la constitution de l’anthologie. À l’été 1978, Elaine Marks présentait en effet « Women and Literature in France » pour la revue Signs dans la section « Review : French Literary Criticism ». Se référant à l’article de Carolyn Greenstein Burke retraçant, dans le même numéro, les dernières avancées du Mouvement de libération des femmes en France, Elaine Marks écrivait en note de bas de page de son propre texte : « Les mots “féministe” et “féminisme” ont été attaqués par le groupe Psychanalyse et Politique et par Hélène Cixous […]. J’utiliserai le mot “féministe”, entre guillemets, pour désigner les femmes qui explorent les liens entre femmes et langage.65 » La précision a de quoi surprendre tant elle laisse de côté la question du politique, et notamment du rapport homme/femme, de l’aspiration à l’égalité ou à la libération, pour définir le féminisme comme le travail, linguistique ou littéraire, d’avant-garde ou expérimental (« explorent »), d’une femme sur la ou les femmes.
Les textes sélectionnés pour l’anthologie sont en ce sens révélateurs de la reconnaissance aux États-Unis du différentialisme, au détriment du matérialisme et de l’universalisme. Alors que le discours d’accompagnement de l’anthologie retrace le rôle fondateur de Monique Wittig au sein du Mouvement des femmes en France, on ne trouve d’elle qu’un seul de ses textes, Les Guérillères, fiction de 1969 sans difficulté interprétable dans la logique de la définition du féminisme donnée en introduction de l’anthologie ou de celle donnée par Elaine Marks en 1978. Par comparaison, Julia Kristeva est convoquée à quatre reprises, Luce Irigaray et Hélène Cixous chacune à deux reprises. Les écrivaines féministes représentées sont celles de la génération précédente – Simone de Beauvoir à six reprises, Françoise d’Eaubonne à deux reprises, et Christiane Rochefort pour une seule apparition. La section “Creations”, qui est la plus révélatrice de la réception américaine de ce qui s’apprête à devenir le “French Feminism”, comporte huit textes : sept relèvent de la tendance différentialiste (Xavière Gauthier, Julia Kristeva66, Claudine Hermann, Marguerite Duras, Chantal Chawaf, Madeleine Gagnon, Viviane Forrester) et un seul de la tendance matérialiste / universaliste (Christiane Rochefort).
En 1981, Signs, dont Elaine Marks est une collaboratrice régulière, consacre le passage des « French Feminisms » à la « French Feminist Theory67 », nom du dossier central qui constitue son septième volume. L’éditorial explique la nécessité d’un numéro spécial consacré à la « théorie féministe française » par la fortune que connaît la pensée française en général aux États-Unis : « L’influence de la pensée française sur la théorie féministe aux États-Unis, forte depuis la parution du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, semble maintenant devenir encore plus forte, et les opportunités d’apprendre des penseurs/euses français-es se multiplient68 » commente le collectif de Signs. C’est en fonction de cet intérêt grandissant du public américain qu’est donné à lire dans cette livraison « le travail de quatre écrivains [sic] français [Julia Kristeva, Hélène Cixous, Luce Irigaray, Christine Fauré] […] represent[ant] un échantillon des idées qui s’échangent actuellement en France69. » Parmi les quatre écrivaines censées représenter la théorie féministe française, trois refusent explicitement l’appellation féministe, alors que la quatrième (Christine Fauré), sociologue et historienne, vient de signer deux articles dans Les Temps modernes pour interroger la pratique, à l’époque naissante, de l’histoire des femmes.
En cette même année 1981, Diane Griffin Crowder, Professor of French and Women Studies à Cornell College, se souvient qu’« on parlait beaucoup de l’écriture féminine et, aux États Unis, dans les cercles féministes académiques, les noms de Cixous, Irigaray, et Kristeva faisaient fétiche. […] Cixous, Kristeva, et Irigaray à elles seules étaient vues comme LE féminisme français70 ». Excluant de l’échantillon de théorie « féministe » française celles qui, stricto sensu, l’ont véritablement écrites, le collectif éditorial de Signs précise ainsi qu’il prévoit dans l’avenir de porter son attention sur d’autres écrivain.es tel.les que Monique Wittig et Christine Delphy. L’intention reste globalement lettre morte, car le collectif ne traduira aucun texte71 par la suite de ces deux représentantes du féminisme matérialiste en France. Cette absence confirme l’exclusion des théoriciennes féministes françaises de la « French Feminist Theory ».
Si Christine Delphy a pu qualifier de « démarche essentielle72 » l’invention du « French Feminism », soutenant qu’il n’y a pas métonymie mais « invention pure et simple » de ce féminisme à la française, si dès 1980 lors de la contestation collective du dépôt du MLF comme marque par le groupe Psychanalyse et Politique, Simone de Beauvoir a pu dénoncer, dans le texte liminaire à Chroniques d’une imposture, le fait que « [d]epuis longtemps, cette petite secte [Psychanalyse et Politique] s’affirmait à l’étranger comme l’unique incarnation valable du MLF73 », des chercheuses américaines ont elles aussi analysé le phénomène de translation des courants français du MLF en un « French feminism » réduit aux seuls noms Julia Kristeva, Hélène Cixous, et Luce Irigaray. C’est notamment le cas de Claire Moses qui a interrogé à plusieurs reprises les raisons de cette appropriation déformante.
Claire Moses74 a ainsi imputé l’émergence du « French Feminism » aux priorités scientifiques des départements féministes américains qui privilégient à la fin des années 1970 « le discours purement théorique75 » : cette « course à la théorie76 » est également l’une des clés de compréhension données par Eleni Varikas dans « Féminisme, modernité, postmodernisme : pour un dialogue des deux côté de l’océan ». C’est en ce sens que Claire Moses voit dans le « French Feminism » une preuve de l’impérialisme du monde universitaire américain qui a « exproprié un aspect de la culture française, l’a appliqué [aux] objectifs américains, au mépris des Françaises et du contexte français.77 »
Or, expliquant l’invention du « French Feminism » par le privilège accordé à la littérature et aux écrivaines au détriment du social et des sociologues et historiennes, dans des revues américaines et des anthologies faites par des spécialistes de littérature, il nous semble que Claire Moses délaisse un phénomène d’histoire littéraire qui privilégie tout autant une littérature et certaines écrivaines par rapport à d’autres. En privilégiant, par leur sélection, l’avant-garde littéraire de la néo-féminité, les spécialistes de littérature française aux États-Unis ne donnent pas seulement une vision du féminisme, en particulier du féminisme de France, elles privilégient également une certaine définition de la littérature, en particulier de la littérature française qui s’irrigue à la source de la féminitude et non à ses tentatives de dépassement.
« Les Questions Féministes ne sont pas des Questions Lesbiennes »
Mais le refus, ou le dépassement, du féminisme ne concerne pas que les écrivaines différentialistes. À partir du Brouillon pour un dictionnaire des amantes, la catégorie utilisée par Monique Wittig pour désigner une position de résistance au système oppressif n’est plus féministe mais amante ou lesbienne. En 1979, dans le texte que Monique Wittig donne Homosexuality in French Literature78, une tension est très nettement perceptible entre les catégories et les objectifs du lesbianisme d’une part et du féminisme d’autre part, au point que Wittig consacre à ce rapport une section entière de l’article sous le titre « Lesbiennes », laissant ainsi présager que le lesbianisme est devenu sous sa plume le futur du féminisme.
Le lesbianisme y est en effet présenté comme une culture et une société antérieures au féminisme, et envisagé dans son intersection, et donc dans sa coïncidence comme dans sa non-coïncidence avec le féminisme : « Politiquement, le féminisme en tant que phénomène théorique et pratique inclut le lesbianisme tout en étant dépassé par lui79 », écrit-elle. Si le lesbianisme excède le féminisme, les deux phénomènes entretiennent cependant un rapport de complémentarité :
Sur le plan théorique, le lesbianisme et le féminisme articulent leur position de telle manière que l’un interroge toujours l’autre. Le féminisme rappelle au lesbianisme qu’il doit compter avec son inclusion dans la classe des femmes. Le lesbianisme alerte le féminisme sur sa tendance à traiter de simples catégories physiques comme des essences immuables et déterminantes.80
Le lesbianisme est donc l’équivalent d’une position de résistance au système oppressif. Plus encore, Monique Wittig fait du seul lesbianisme un équivalent du matérialisme. C’est enfin grâce au, ou à cause du, féminisme que le lesbianisme doit se souvenir que les lesbiennes sont considérées comme faisant partie de la classe des femmes, alors que « Paradigm » reprend l’affirmation formulée dès 1978 dans « La pensée straight », à savoir que les lesbiennes ne sont pas des femmes, parce qu’elles ne sont pas appropriées par quiconque.
C’est durant cette même année 1979 que Monique Wittig présente « On ne naît pas femme » lors du colloque de New York consacré au Deuxième Sexe. Le texte paraît en mai 1980 dans la revue Questions féministes, avec pour toile de fond le débat séparatiste qui agite le collectif de la revue depuis la parution dans le numéro de février de « La pensée straight ». La revue, comme le mouvement français, s’interroge avec plus ou moins de heurts sur la ligne à suivre désormais, alors que le partage est effectif entre celles qui voient dans le lesbianisme une position politique plus radicale que le féminisme, et celles pour qui le féminisme est le moyen d’une lutte des femmes qui ne se veut pas moins révolutionnaire.
« On ne naît pas femme », référence à la phrase célèbre, mais ici tronquée, du Deuxième Sexe, témoigne du dépassement qui vient de s’opérer. Si Beauvoir insistait sur la construction sociale du sujet femme, Wittig ouvre de façon neuve d’autres possibles : on ne naît ni on ne devient nécessairement femme. Comme le remarque Teresa de Lauretis81, Wittig déplace l’accent initial beauvoirien de naître femme à devenir femme. C’est à partir de cette réflexion que Wittig s’oppose à celles qui, même parmi les lesbiennes, revendiquent la féminitude. Or, alors que sous sa plume féminitude et féminisme avaient été présentés comme deux options opposées l’une à l’autre, Monique Wittig glisse de la féminitude au féminisme pour affirmer :
L’ambiguïté du terme « féministe » résume toute la situation. Que veut dire « féministe » ? Féministe est formé avec le mot « femme » et veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes ». Pour beaucoup d’entre nous, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe ». Pour de nombreuses autres, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour la femme et pour sa défense » - pour le mythe donc et son renforcement.82
Par là même, elle entérine l’existence du différentialisme non seulement comme option de la lutte des femmes (option qui lui est radicalement étrangère), mais encore comme un type de féminisme, ce qui témoigne de l’influence du contexte américain qui est alors le sien et qui la pousse également en ce sens au dépassement du féminisme lui-même. Elle rappelle d’ailleurs ensuite l’échec de la première vague féministe française, échec qu’elle impute à l’absence de dépassement des catégories de sexe et au principe d’un combat souhaitant l’égalité dans la différence.
Ainsi, « ne jamais oublier à quel point être “femme” était […] “contre nature”, contraignant, totalement opprimant et destructeur dans le bon vieux temps d’avant le mouvement de libération des femmes83 », c’est « avoir une conscience lesbienne », et non plus une conscience féministe. Elle poursuit alors en faisant de son programme théorique et politique, le projet même du Mouvement de libération des femmes en France depuis son apparition en 1970 : « il y a trente ans Simone de Beauvoir détruisait le mythe de la femme. Il y a dix ans, nous nous mettions debout pour nous battre pour une société sans sexe.84 » Selon Namascar Shaktini, c’est à partir de cette période que Wittig ne se désigne plus ni comme femme, ni comme féministe85. C’est aussi à cette période que le débat au sein de Questions féministes, comme parmi les féministes radicales françaises, se mue en violente querelle.
Au début de l’année 1981, La Revue d’en face consacre un dossier à la polémique sous le titre « Hétérosexualité et lesbianisme86 ». Plusieurs contributions significatives trouvent place dans cette livraison qui prolonge le numéro à l’origine87 de la polémique de Questions féministes répondent au texte initialement reproduit. C’est surtout la contribution de Catherine Deudon, figurant en deuxième place dans le dossier sous le titre de « Radicale-ment, Nature-elle-ment88 », qui retiendra ici notre intérêt tant elle nous semble diachroniquement et synchroniquement révélatrice.
Reprenant le titre du troisième numéro de Questions féministes publié en 1978 sous le titre « Natur-elle-ment », qui se donnait pour tâche de démontrer que la nature et le naturel ne sont que des constructions idéologiques, le texte de Catherine Deudon constitue en effet la première réfutation de « La pensée straight » et de ses implications séparatistes par une lesbienne radicale. Avant tout féministe, Catherine Deudon défend ainsi le potentiel subversif des pratiques sexuelles mais sans les résumer à une identité. Ce refus de la catégorie ou de l’étiquette la mène notamment à infirmer l’opposition entre hétérosexuelle et homosexuelle et à défendre la cohérence du groupe des femmes réunies par l’action féministe : « N’en perdons pas notre latin féministe et restons (sans honte) homosexuelle féministe (et non pas lesbianiste) c’est-à-dire située dans la classe des femmes et luttant avec elles contre leur oppression à laquelle s’ajoute (et non retranche) mon oppression spécifique d’homosexuelle.89 » Cette position unitaire était d’ailleurs celle de Monique Wittig cinq ans plus tôt lorsqu’elle affirmait que les catégories hétérosexuelle et homosexuelle appartenaient à une stratégie de division de la classe des femmes.
Et avec Éliane V. [Viennot] dans le même numéro, Catherine Deudon est l’une des premières à voir dans cette évolution de la pensée wittigienne un rapprochement inattendu mais manifeste avec les positions de Psychanalyse et Politique : « Je n’ai nulle envie de voir cette Nation lesbienne chauvine, sexiste et avatar de cet ailleurs de secte sectaire (déjà vue à Psyképol [Psychanalyse et Politique]) faisant dans la “révolution symbolique” et “l’indépendance érotique” sur le dos… des femmes90 ». Le risque bien mesuré ici est de vider le féminisme de ces actrices, si d’un côté les hétérosexuelles ne sauraient être féministes sans collaborer à l’oppression, et que de l’autre « les lesbiennes ne sont pas des femmes », alors que Psychanalyse et Politique, sous la conduite d’Antoinette Fouque, se dit ouvertement et depuis ses débuts antiféministe, et tout récemment post-féministe. Le parallèle témoigne aussi de visées différentes et concurrentes pour le Mouvement de libération des femmes que les lesbiennes radicales souhaitent voir évoluer en Front lesbien international dans le même temps où Psychanalyse et Politique tente d’en obtenir la propriété symbolique et concrète par le dépôt du sigle MLF.
C’est dans cette trajectoire de pensée politique qui la mène du féminisme au lesbianisme radical que, faisant référence à la polémique et à la scission du collectif de Questions féministes, Monique Wittig en viendra à déclarer en 1983 que « [l]es questions féministes ne sont pas des questions lesbiennes91 ». Dans ce texte, elle affirme sans ambiguïté la séparation politique entre lesbiennes et féministes — « le lesbianisme n’a rien à voir avec le féminisme92 », écrit-elle — et redit sa gêne face au terme comme au concept de féminisme, « non pas à cause des suffragettes (non) mais à cause de “la femme” autour duquel il est bâti93 ». Sa démonstration est d’ailleurs identique sur ce point à celle de « On ne naît pas femme » : la lutte des femmes n’est pas la défense de la femme mais bien le combat pour la suppression des catégories de sexes.
Conclusion
Au début des années 1980, l’heure n’est donc plus au féminisme. Les points communs entre le différentialisme, littérairement incarné par Hélène Cixous et Antoinette Fouque, et le lesbianisme comme choix politique, emmené par Monique Wittig, attirent l’attention. Au-delà d’Hélène Cixous et de Monique Wittig, deux écrivaines dont les positions traduisent à cette période une opposition catégorique au féminisme, pour des motifs pourtant bien différents, le différentialisme et le lesbianisme politique, se retrouvent sur le constat commun d’une sortie affirmée de l’oppression qui rend le féminisme dépassé et obsolète : là où Psychanalyse et Politique scande « nous avons vaincu l’oppression94 », Wittig conclut que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », leur conférant un statut de marronnes, c’est-à-dire d’esclaves en fuite. Dans cette convergence entre deux tendances pourtant distinctes du Mouvement des femmes au tournant des années 1980, dans ce point de rencontre entre des intellectuelles — écrivaines et éditrices — que tout oppose (et opposera d’ailleurs jusqu’à la fin de leur vie pour Fouque et Wittig) se trouve, nous en faisons la proposition exploratoire, l’un des principes définitoires et régulateurs du féminisme radical de France, voire de l’Europe francophone, depuis le XIXe siècle, un féminisme qui s’affirme dans et par sa négation même.